Un même regard sur le passé

Depuis le petit matin flotte dans la zone réservée aux zeppelins de fret l'ombre rassurante, remplie de trésors, du Passe-Nuages. Zeppelin aux allures innocentes dans ses teintes de mauve et de bleu savamment décorées de longues traines éclaircies. Un ciel d'aurore qui tient, semble-t-il, depuis des années.
De fait, le Passe-Nuages existe depuis des années, vogue entre les nuées ici et là depuis bien longtemps. Personne ne s'étonne plus de le voir emprunter son circuit habituel entre Euphoria et l'Ancrage, avec un détour obligatoire au-dessus des domaines aptes à susciter son intérêt bien plus au nord.
Le Passe-Nuages. Un nom parmi d'autres. Une peinture, des papiers habilement édités et le voilà qui vient à la vie ! Équipage de fiers Cielsombrois aux bras plus aptes que leur carrure ne saurait le laisser penser de prime abord.

Depuis l'aube, le Passe-Nuages inlassablement distribue ses richesses avec largesse aux commerçants ayant requis ses services de transport. Quatre membres de son équipage ont été dépêchés auprès de l'affaire d'un Cielsombrois spécialisé dans les antiquités, trois caisses dans les bras aussi lourdes qu'eux. Le marchand les a accueilli avec habitude, le sourire aux lèvres et une certaine impatience dans le regard.
Peut-être avait-il peur que ne s'ouvrent les caisses si compromettantes ! Il devrait savoir pourtant que tout ce que le Chapardeur vend est entièrement légal...
Tant que c'est en leur possession.

Petit à petit, les caisses remplies se vident. L'argent change de main. Et alors, le vieil antiquaire pose la question qui n'étonne personne - un membre de l'équipée a disparu entre temps.

« Et Sachiel ?
- Sachiel ? Il traîne dans la boutique. Comme d’habitude... »

Il a l’air d’un client comme les autres. Des vêtements un peu plus usés, peut-être. Une carrure, une prestance un peu moins noble, sans doute. Encore que la raideur de son maintien et la délicatesse de chacun de ses mouvements porterait presque à confusion. Sa moustache détonne, clairement, au vu de la non-pilosité cielsombroise. Et pourtant… La peau claire, le cheveu bien sombre, aux reflets parfois mordorés comme si le sable d’Arhab s’y était glissé. Il n’est pas si  étranger, le prince des Nuées, au royaume de l’Esprit. Il y a grandi après tout – l’île des Comètes n’est-elle pas une possession cielsombroise, au milieu de cette mer tumultueuse et mortelle ? N’est-il pas un enfant récupéré au gré des vents lors de la guerre ? Et là est l’une des seules informations qu’il a su arracher à sa mère adoptive, et à son équipage.

« Tu trouves quelque chose ? » l’interroge un de ses comparses en passant la tête par l'entrebaillement de la porte. Meldred secoue la tête. Il se balade entre les rayonnages qui le happent, se perd dans ce qu'il voit, imagine ce qu'ils ont apporté. Des bibelots secrets et oubliés, enfouis dans le sable d'Arhab et récupérés auprès de quelques Kamar; un lot de timbales cérémoniales récupérées dans des temples à l'abandon - prétendûment maudites, mais c'est là tout l'intérêt ; des bijoux de la guerre, arrachés à l'ennemi, et marqués d'armoiries illisibles ; mais le plus important, ce qui fascine Meldred, ce sont les livres.
Éditions originales, limitées, souvent interdites. "L'échec du royaume du sexe faible", traité incendiaire qui propose un point de vue inédit - et grotesque - de la guerre de succession démériane par leurs voisins ansemariens, rédigé dans une langue presque incompréhensible tant elle date. Trois exemplaires patientent sagement sous le comptoir de l’antiquaire, rescapés d'un raid fructueux et d'un coup de chance incroyable.
« Prenez votre temps, si quelque chose, vous intéresse... » La voix de leur collaborateur est douce, il aime à voir Sachiel s'intéresser de trop près aux livres avec une curiosité toute religieuse. Il n'a pas fermé sa boutique le temps de la livraison, et un ou deux curieux entrent sporadiquement dans l'échoppe, somme toute réputée. Il leur a confié, plus tôt, que déjà quelques-uns de ses livres seraient sur le départ peu après leur sortie des caisses.
(Meldred espère juste que personne ne compte lui voler l'un de ceux qui viennent d'attirer son regard, là, juste sur l'étagère derrière le comptoir. )

Il aime à y passer, de temps en temps, dans ces boutiques poussiéreuses et un peu à l’écart malgré leur réputation, preuve s’il en est de leur légalité parfois limite. Mais où trouverait-on, sinon, ces trésors longtemps cachés aux yeux des hommes, ces livres écrits dans des temps immémoriaux à la grammaire parfois fantaisiste mais souvent désuète ? Il aime à y flâner Maximilien, à chercher la perle rare, le livre ancien, la breloque rare et précieuse, suivant ses envies et les arrivages du moment. Presque incognito - on ne le dérange pas, en général, dans ces moments - tel un fortuné badaud qui ne cherche qu’à se faire plaisir. Souvent, il en profite pour gâter les siens mais parfois, il se laisser tenter le comte, par un ouvrage qui attire particulièrement son oeil. Il faut dire que les arrivages sont aléatoires et s’il lui arrive de passer commande, Maximilien préfère, et de loin, se laisser guider par le hasard.

Elle n’est pas très remplie la boutique, tandis que le gérant réceptionne ses commandes, et Maximilien flâne tranquillement dans les rayonnages. Ses responsabilités ne l'appelleront pas avant plusieurs heures, lui laissant le loisir de se laisser happer par le plaisir de découvrir de nouveaux ouvrages. Sa bibliothèque est déjà bien fournie pourtant, que ce soit celle de ses appartements à Euphoria ou celle, bien plus grande, qui l’attend à Séverac. Mais il trouve toujours de nouveaux ouvrages, arrachés pour la plupart à l’oubli, si l’on en croit leur état quelque peu déplorable. Il ne cherche rien en particulier aujourd’hui, sinon de quoi agrandir une collection déjà conséquente. Il partage avec Mélusine sa passion pour les Empereurs-Mages et aime la surprendre parfois avec de nouveaux écrits, ou de nouvelles théories.

Mais c’est la couverture d’un livre qui attire soudain l’oeil du conseiller. Disposé sur une étagère un peu à l’écart, derrière le comptoir, Maximilien ignore s’il fait partie des derniers arrivages ou s’il n’a pas encore eu la chance de tomber dessus. Qu’importe, maintenant qu’il est là, il compte bien ne pas repartir sans ! Il n’est visiblement pas le seul à s’y intéresser : l’homme à la moustache bien trop présente semble aussi leur montrer de l’intérêt. L’homme lui semble vaguement familier mais à priori, il est l’un de ceux qui ont livré les derniers arrivages, aussi n’est-ce pas étonnant de l’avoir déjà croisé. La main du comte se tend, attrapant l’un des livres, celui avec une couverture rouge reliée. La finesse des arabesques du titre est tout un poème, une promesse de trouver encore bien plus intéressant à l’intérieur de l’ouvrage.

L’homme s’y intéressait-il aussi ? Qu’importe, Maximilien n’a pas pour habitude de s’effacer et de ne pas réclamer ce qu’il considère comme lui étant dû. Il est un bon client après tout, un notable de cette ville, quelqu’un qui compte. Sans doute plus qu’un livreur endimanché, qu’importe sa moustache un peu décalée ici.

Le livre n’a, en soi, rien de bien spécial : sa couverture en excellent état, compte tenu de l’air ancien qu’il arbore, ne trahit aucune indication sur sa provenance… Illégale, par sa présence même ici, après tout. Tous les ouvrages trouvables au coeur de cette boutique ont cette particularité un peu étincelante, peu reluisante, de ne pas avoir leur place dans les bibliothèques officielles. Versions qui dérangent d’un évènement maintes fois modifié ; souvenirs réels que l’on a voulu réduire au silence ; ouvrages polémiques, trop violents, trop indécents, trop frivoles pour d’autres. Dans les rayonnages et les recoins de cet antiquaire, somme toute anodin, c’est bel et bien tout le passé censuré d’Arven que l’on peut y retrouver. Le passé oublié, décalé de l’histoire originelle, celui sur lequel les gens sont repassés sans problème pour avoir des versions qui les arrangent.

Et Meldred sait quel bouquin présentement attire toute son attention. Un de ceux qu’on lui a toujours refusé d’emporter, au vu de sa rareté et de sa valeur – tu liras les versions rapportées, celles qu’on fera faire si on a besoin, qu’on lui a soufflé. Ces dix livres ont été une plaie à récupérer et à disséminer aux quatre coins des royaumes touchés par le Chapardeur, ce n’est pas pour priver les revendeurs des airs et maîtres des bonnes affaires ensanglantées d’un contrat juteux.
Aussi ont-ils toujours échappé au contrebandier. Il n’était même pas au courant qu’une de leurs livraisons avait été à destination de cet antiquaire.

Ses yeux dérivent doucement sur l’homme non-loin de lui. Quelque chose au fin fond de son esprit s’agite, tintinabule, sautille. Cette foutue impression de déjà-vu, ce on s’est déjà croisés. Il peut sentir Cassandre essayer de farfouiller de son côté en même temps que lui – étrange impression. Le raton-laveur est resté à bord du Chapardeur, ne venant  que rarement lorsqu’ils se déplacent sur ce genre de missions.

Il ne sait pas vraiment ce qu’il le pousse à parler, pas plus que ce qui l’intrigue chez ce monsieur. Appuyé contre le comptoir, essayant de ne pas lui chaparder le livre par pure convoitise, le contrebandier les mains dans les poches ressemble à un simple homme un peu trop bavard.

« Vous savez que c’est un faux, que vous tenez ? »
Le calme de Meldred, où danse l’accent presqu’indiscernable qui toujours l’accompagne – mélange raté d’une éducation du peuple avec, il en est sûr, une ascendance noble qui a formé bien tôt les mots au fond de sa bouche – teinte sa révélation d’une forme d’effronterie qu’il ne saurait gommer. Il ne cherche pas à le gommer, par ailleurs. « Onze exemplaires ont été reliés à l’unique édition de celui-ci. »
Dans un mouvement leste qui n’est pas sans rappeler les gestes de ceux qui virevoltent parmi les nuées, les véritables aéronautes, ceux reconnus dans le monde entier autant que les Chapardeurs sont craints, Meldred s’appuie sur le comptoir pour attraper un autre livre, quasiment semblable.
Il continue son histoire, à peu près certain que la chose n’est pas connue. « Toutes les éditions originales sont des faux, concernant ce livre. Les onze exemplaires ont été traqués et détruits, et normalement… Suivant l’édition que vous tenez, l’histoire varie. On dit que ceux édités en Sombreciel sont vaguement plus fidèles au matériau originel... »
Mais pourquoi parles-tu, Meldred ?
Pour qui parles-tu ?

Il n'a pas encore ouvert le livre Maximilien, se contentant pour le moment de passer sa main sur la couverture, relativement préservée malgré l'ancienneté du livre. peut-être l'a-t-on fait refaire, afin qu'elle est meilleure allure ? Il sait que ce livre, comme nombre de ses petits copains, n'est pas de ceux que l'on vend de façon officielle. Après tout, sa bibliothèque à Séverac contient assez d'ouvrages qui ne sont pas officiellement présents pour qu'il ne reconnaisse pas la valeur de celui-ci. L'homme qui lui est vaguement familier - sauf la moustache. Il se rappellerait d'une moustache pareille ! - prend soudain la parole et Maximilien le dévisage quelques secondes. L'impression étrange de le connaître, alors qu'il est bien sûr que ce n'est pas le cas, ne s'atténue pas avec la voix de l'homme. C'est bien assez dérangeant pour le comte de Séverac mais cela n'arrête pas le sourire qui se forme sur ses lèvres, devant les propos et le ton de l'homme.

"Qui vous dit que je ne recherche pas une histoire qui me convienne, plutôt qu'une vérité que je n'ai guère envie de lire ?"Demande Maximilien, caressant l'ouvrage du bout des doigts. "Peut-être que j'aime dépenser mon argent sans même m'inquiéter du contenu." L'allusion à l'argent est quelque peu prétentieuse et le comte de Séverac ne cherche pas à le cacher. S'il peut débourser sans trop tressaillir la somme demandée par le propriétaire de la boutique, il doute que cela soit le cas pour le jeune homme. Trop décalé, trop peu à sa place ici, dans des vêtements endimanchées où il ne semble pas à l'aise. Ses quelques pas, pourtant, trahissent sa souplesse et sa grâce. Un artiste peut-être ? Un danseur, comme l'Ancrage en compte beaucoup. Il est loin de se douter, Maximilien, que l'homme qui lui parle est l'un de ceux dont le chapardage a permis à de nombreux ouvrages illégaux de rejoindre sa bibliothèque personnelle.

"Vous semblez particulièrement bien renseigné." Avance Maximilien, sans cesser de détailler le jeune homme en face de lui. La boutique est silencieuse à cette heure-ci, le libraire range ses livres un peu plus loin, les collègues du jeune homme ne sont nul part en vue. "Amateur de lectures et d'Histoire ?" S'intéresse Maximilien. Après tout, qui sait, même si l'homme lui tient probablement ce discours dans l'espoir qu'il lâche l'ouvrage, peut-être connaît-il des histoires intéressantes. Un il ne sait quoi de désuet, de décalé, l'intrigue plus qu'il n'ose se l'avouer. Couplé à la familiarité de l'homme, qu'il est pourtant presque sûr de ne jamais avoir rencontré, le conseiller du polyarche est prêt à discuter quelques instants. L'homme, il en est  persuadé, n'est pas originaire d'ici. Son accent ne colle pas vraiment et si le côté un peu pédant de l'homme pourrait trouver un écho dans l'attitude d'une majorité de cielsombrois, le reste de sa personne le dément.

Meldred sourit, pas peu fier, derrière sa moustache foisonnante… A contrario de ses cheveux qui sont bien stables, autant dans leur pousse que dans leur chute ces dernières années. Il ne s’en fait guère à ce niveau-là. Il a quelque chose d’impertinent qui brille au fond de son regard éclaté de malice et d’innocence. Une forme de « je sais des choses, seront-elles vraies ? » qui transparaît bien peu dans ses paroles mais explose dans le bleu vif, clair, doux, pastel presque, de ses yeux. Il a le regard d’un gamin, encore. Les yeux d’un innocent. (Il le serait, sûrement, si ses mains depuis des années s’étaient consacrées à un honnête métier.)
Le contrebandier hausse les épaules. Une fois. Deux. « Qui recherche une histoire simple et conforme ne vient pas en ce genre de boutique…. Sans offense. » ajoute-t-il en direction du gérant au sourire pénible qui les dévisage.
Il serait presque surpris. Pourquoi ?

Toujours les hommes qui ont de quoi cracher à la figure des pauvres le rappellent-ils, d’autant plus en Sombreciel. Si Meldred ne tressaille pas car sa propre fortune de bric et de broc au fond de sa cache des Comètes vaut bien, à elle seule, au moins une petite maison, il ressent en son coeur la pointe de fureur qui l’attaque à chaque fois. Ce besoin de justice inhérent à son être, son habitude à vouloir voler les demeures les plus décadentes qui vomissent leurs dorures et leurs invités aux parures trop chargées dans une nuit sombre, à la recherche d’un hypothétique dirigeable près à les ramener chez eux à n’importe quel prix. Son coeur hurle, tambourine, gueule pour ses valeurs. Calme-toi. Tu n’auras rien pour l’heure.
Pour l’heure.

« J’ai mes passions comme tout un chacun. » L’identité de Sachiel est tout ce qu’il est pour l’heure : gamin de libraires qui grandit avec la bougeotte et finit par un revers de fortune à aider le Passe-Nuages et ses petits cadeaux. Sa culture littéraire, à bord, lui permet aisément d’aider les moins instruits des manutentionnaires à ne pas abîmer les livres rares et précieux et son honnêteté à toute épreuve le place en bonne posture pour surveiller d’autres moins scrupuleux.
« Amateur de livres et d’histoire. Ce que je peux trouver. » Ce que je peux récupérer. Son sourire presque penaud et gamin ne cache pas la vérité de ses sentiments. « Vivre dans les airs une bonne partie de l’année finit par me tirer hors du temps… Et rien n’est plus intéressant que de m’instruire de ce qui a été quand ce qui est reste hors de ma portée. »

Car, suspendus dans les airs, les pillards des nuages et amis des pirates sont ainsi intemporels. La réalité n’a guère d’emprise sur les nouveaux mercenaires, nés avec le progrès. Meldred prie qu’il en soit toujours ainsi. « Et puis exister dans l’ignorance, dans un monde entouré de mystères quant à notre passé alors que les réponses… Quoi que partiales… Sont juste sous notre nez… Une pointe d’énergie, de regret ? Semble percer. Ce n’est pas juste. Ce n’est pas possible, quand on peut y échapper, de vouloir y échapper. »
Il est si désespéré de se créer un passé.