Comme un poisson dans l'eau

Les danseurs virevoltent, les musiciens s’épuisent, le ballet s’éternise. Tous sont concentrés, dans leur élément au milieu de cette foule cielsombroise regroupée pour les applaudir. Lui aussi est subjugué par cette grâce, cette énergie qui se dégage de chacun d’eux. Ils donnent tous ce qu’ils ont de meilleur au fond d’eux, se donnent à fond pour leur art et cela se ressent. Lui rêvasse alors que les artistes se démènent devant le public enthousiaste. Les tours de la ville s’élancent si loin au dessus des nuages qu’il se demande ce que peuvent bien voir les habitants tout là-haut. Qu’elle idée de vouloir monter aussi loin alors que toute l’activité se déroule en bas. Sur les nombreux balcons des habitations on voit du monde profitant de cette belle journée et pour certains du spectacle se déroulant en contrebas. La seule qualité qu’il parvient à trouver aux maisons locales est l’abondance d’ouverture et la décoration des façades. Mais ça, croyez bien qu’il ne le dira à personne. Dans le ciel se découpe les formes d’un zeppelin qu’il suit du regard. Non vraiment, il ne comprendra jamais les Cielsombrois.

Alors que résonnent les dernières notes des musiciens, les applaudissement retentissent de concert. Lui aussi acclame ses compagnons de voyage, toujours aussi épatée de leurs prouesses. Les siennes c’est avec des armes qui les effectuent. Il n’a absolument pas l’oreille musicale et danse aussi bien qu’un ours sous opium. Oui, ce n’est pas glorieux. Pour l’occasion Ewen arbore l’un de ses plus beaux kilts. Il se sent bien dans cette tenue typique de chez lui. Il est observé c’est vrai, il voit les regards qui se tournent vers lui, balayant mentalement les sourires moqueurs. Il s’en fiche, il est beau comme ça. Et tant pis s’il détonne dans le paysage, au moins il montre bien qu’il n’est pas comme eux, qu’il n’est pas comme ces dépravés de cielsombrois. Son monologue mental se déroule en même temps que son regard parcourt les environs. Il n’est pas à l’aise parmi tous ces gens. Il se sent comme… comme une chèvre au milieu des écrevisses. Et croyez-le ou non, mais cette sensation est des plus désagréables. Ah qu’il serait mieux loin de la polyarchie, loin de tous ces gens dont il désapprouve tout, de l’architecture aux coutumes.

Les vivats s’épuisent alors que la foule commence à se dissiper et que les artistes se regroupent petit à petit, se félicitant les uns les autres. Ces mouvements de foule sont les moments que le guerrier redoute le plus. Qui sait ce qui peut se passer alors que tout se met en branle. C’est un tapotement sur son épaule qui le fait sursauter et se retourner, poing serré sur la dague à sa ceinture. La femme qui le regarde avec un immense sourire, il la reconnaît sans peine. Elle a bien grandi la jeune blonde depuis la dernière fois où ils se sont vus. Ses formes d’enfants ont laissé place à des courbes de femme. Les souvenirs qu’il a d’elle sont quelques peu biaisés par le fait qu’elle ne s’habillait qu’avec les vêtement du guerrier il y a quelques années. C’est devenu une belle femme. Mais le sourire espiègle amusé qu’elle lui lance le fait rouler des yeux. « Mais tu es complètement folle ma parole ! Tu sais que j’aurai pu te planter par mégarde ? » Il râle, comme à chaque fois qu’ils se croisent. Il secoue la tête, retenant le sourire qui vient à ses lèvres. « Et dire que cette journée s’annonçait calme, tu viens de faire tomber à l’eau tous mes plans. »

Des plans il n’en avait absolument aucun, mais il sait déjà qu’Agathe risque d’être aussi exaspérante qu’à l’accoutumée. Il n’est pas très à l’aise avec elle, tout comme il n’est pas à l’aise avec les Cielsombrois, ni avec les femmes d’ailleurs. C’est à se demander si le Destin en avait après lui pour lui imposer toutes les choses qu’il redoute en la personne d’Agathe.

La foule dense était un charme, pour la petite voleuse. Elle s'y promenait à son aise, laissant ses mains agiles détrousser une bourse rebondie sur son passage. Lorsqu'elle avait souhaité rejoindre le Pas de l'ombre, quelques années plus tôt, Agathe y avait vu là son seul avenir : une famille tissée dans le crime, une profession qui lui assurerait la survie, un pied-de-nez aux plus fortunés et bien nés de ce monde. Agathe ne possédait rien, si ce n’était l’espoir d’un avenir lumineux. En la prenant sous son aile, Nathanaël lui avait montré que même les plus riches pouvaient être attirés par un avenir semblable, et que la liberté du Pas de l'Ombre était une qualité rare et séduisante pour plusieurs. Qu'une particule ne changeait rien à la volonté des enfants de l'ombre à oeuvrer pour l'organisation. Pour Agathe, il n'était pas forcément question de liberté politique mais plutôt de loyauté. Elle était loyale au Pas de l'Ombre qui lui avait ouvert les bras, alors que la toute jeune fille esseulée qu'elle était portait encore les marques d'une errance effroyable. Et puis… Elle savait très bien d’où elle venait ; la misère ne lui était pas inconnue. Voler aux plus riches - dont elle faisait pourtant partie désormais - ne l’embarrassait pas particulièrement.

C’était une musique joyeuse qui l’accompagnait alors qu’elle dissimulait la bourse fraîchement volée à l’un des replis de sa jupe. Agathe s’arrêta seulement une fois la foule traversée, et, ainsi posée à l’autre bout de la place, elle se permit d’admirer les musiciens à l’oeuvre et les danseurs si gracieux. Il ne fallut pas long pour que les dernières notes se fassent entendre et que les applaudissements chaleureux prennent la relève. Elle applaudissait, elle aussi, tout en observant la foule commenter déjà le spectacle qui se terminait à peine puis se disperser peu à peu. C’est environ à ce moment que son regard se posa sur une haute silhouette immobile, un peu en retrait. Des bouclettes sombres. Un Ansemarien en kilt dont l’inconfort semblait évident, même à distance. Ewen Venfrais.

La jeune femme quitta son observatoire pour l’approcher et fut surprise qu’il ne la voit pas arriver. Elle le contourna un peu jusqu’à venir tapoter son épaule et souriait déjà de le voir sursauter. Elle ne fut pas déçue de le voir réagir et se crisper, puis maugréer entre ses lèvres. Comme il lui avait fait peur, alors qu’elle venait tout juste de se cacher au sein de la caravane! Le grand guerrier l’avait impressionnée par son caractère qu’elle croyait alors ombrageux. Les semaines avaient filé, et Agathe avait compris qu’il était plus boudeur que réellement dangereux, et qu’au-delà de ses râleries de vieux garçon conservateur, Ewen possédait un coeur grand comme le vent.

- Tu n’es pas un guerrier très vigilant si tu souhaites planter “par mégarde” une pauvre Euphoroise.

Elle leva le nez, badine, tout en lui laissant un moment pour se reprendre et desserrer sa prise de sur la garde de sa lame. Son regard glissa naturellement sur le kilt qui l’avait interpellée même de si loin. Une pensée pour la nation guerrière marqua son esprit. Parfois, le vent fou qui balayait les plaines d’herbes lui manquait. Parfois, le brouillard de l’aube qui recouvrait les landes la faisait encore rêver. En était-il de même pour tous les Ansemariens ayant abandonné ou fui leur terre? Elle l’ignorait, bien sûr, mais le tissu typique des kilts des gens de sa patrie était magnifique et éveillait en elle quelque chose de tendre, de nostalgique, pour cet Ansemer qui l’avait tant meurtrie.

- Le kilt te va bien, Ewen. C’est étrange de retrouver un peu de notre nation d’adoption jusqu’ici, jusqu’en Sombreciel. Et c’est très brave, également… Tu ne savais pas que certaines Cielsombroises collectionnent les broches de kilt comme d’autres le font avec les cartes d’Omen?

La jeunette glissa un oeil espiègle vers la broche retenant le kilt traditionnel du guerrier. Elle était jolie, bien sûr, comme toutes les broches que les hommes affichaient en apparat sur cette jupe particulière. Comme il était plaisant de rendre mal à l’aise un Ansemarien plus ansemarien qu’elle! Pour ces rares fois où elle croisait Ewen, Agathe se sentait pleinement Cielsombroise.