Un bruit dans la nuit [Ewen]

Les derniers mois au sein de la caravane ont pu connaître et essuyer la tempête dévastatrice et complètement inarrêtable qu’est le tempérament naturellement changeant d’un Arhabéen aussi solaire et colérique qu’Ardashir. Depuis six ans maintenant que ses pas l’ont mené jusqu’à eux, suite à une rumeur d’annonce à l’antenne de la guilde de Vivedune – il ne savait pas lire à l’époque, le sait vaguement maintenant, mais de toute manière ça sert pas à grand-chose – jamais encore les joyeux lurons – trop – énergiques de la caravane n’avaient connus la peur de devoir cheminer avec une montagne mal tournée, au regard sombre empli d’orage et à la bouche plus souvent tournée en un rictus inquiétant qu’en un sourire.
Il faut dire qu’il fait peur, le Sinhaj,  quand il ne sourit pas. Du haut de son imposante carrure, son ombre jetée sur les hommes et les voyageurs s’avère bien vite angoissante – et quand ils lèvent les yeux vers lui, les pauvres innocents ne sont confrontés qu’à un homme du désert qui tire la gueule.
C’est pas de leur faute, pourtant.
C’est à cause de la vie.

Il a survécu à bien pire, pourtant. Pire qu’une séparation, ou deux. Il est de ceux qui ont bataillé dans le palais des Soupirs, qui ont parcouru et défendu d’autres ruines abandonnées et entravées par le désert ; il est -était, sera, qui sait de quoi demain sera fait – une des sentinelles du Gouffre de Roc-Epine, dernier rempart arhabéen contre les horreurs surgies des profondeurs ; il est, pour toujours, un soldat à la solde de son sultanat – qu’on l’appelle, et Ardashir malgré son affligeante infirmité rejoindra aussitôt les rangs des guerriers prêts à défendre Arhab. (La blessure qui barre son torse, descend sur son flanc et décore sa peau encore aujourd’hui d’une boursoufflure inégale et glaçante lui rappelle qu’il est faillible – Dieux, qu’il hait ça. )

Avoir vaincu des horreurs et vécu des merveilles ne permet cependant pas de se prévaloir contre la séparation brutale et temporaire qu’il a vécu quelques semaines plus tôt. Bien entendu, il ne prévoit pas de tirer la gueule jusqu’à ce que Hiéranie revienne – on le virerait bien avant de la caravane, soyons-en sûrs – mais il ne prévoit pas non plus que son humeur s’améliore assez vite.
Depuis qu’ils ont fait un crochet pour dire au revoir à la jeune aventurière, aux portes d’Edenia, Ardashir s’inquiète mortellement pour l’une des femmes qui partagent sa vie. Elle se jette délibérément au coeur du cauchemar dont leur aimée a failli ne pas revenir ! Elle a beau le faire pour sa science et pour le passé de leur continent qu’elle cherche tant bien que mal à exhiber, c’est tout de même… Elle est si… frêle, par moments.

Ainsi vont donc les jours : Ardashir, ombre solitaire et menaçante, encadre de son imposante présence la joyeuse et délurée caravane. Ombre protectrice, figure qui toujours se met en avant à l’arrière, au cas-où. Un grand gaillard qui tire une mine de six pieds de long, ça décourage plus d’un de venir causer des problèmes.
Ainsi donc vont les nuits. Il vient de profiter de quelques heures de sommeil juste après son repas, une ou trois. L’avantage de sa roulotte est que lorsqu’il est seul, il a de la place à n’en plus savoir quoi faire, un matelas où se vautrer avec aise.
Quelques heures lourdes mais suffisantes. L’Arhabéen est reposé lorsqu’il sort en silence, arme à la ceinture, sous la lueur voilée des lunes jumelles. Ses pas résonnent sur l’herbe et les graviers terreux de la route longée.
« C’est mon tour, j’crois. » résonne avant même qu’il ne soit visible – sa voix fait vibrer l’air, annonce sa présence alors qu’il est prêt à aller assurer la relève.

Les trajets de la caravane vers Sombreciel laisse toujours le guerrier perplexe. Il sait que passer par la polyarchie apporte en général du bon à la caravane, comme tout passage dans les grandes villes. Arven est si beau, si grand, si… Il n’a pas vraiment de mots pour exprimer à quel point il aime ce continent. Déméria et ses vastes étendues de champs et de forêts, Arhab et ses dunes éclatantes, Ansemer et ses côtes battues par le vent. Il parvient tout de même à trouver quelques qualités à l’Ancrage - dont le trajet pour y accéder le laisse toujours malade pour quelques jours – grâce à ces hautes et belles tours et à Abyme avec ses tapisseries chatoyantes et ses mousses intrigantes. Et puis il y a Sombreciel. Sombreciel et ses zeppelins. Sombreciel et ses trains. Sombreciel et sa dépravation. Sombreciel et ses assassins.

Il a conscience que sa rancune envers les Cielsombrois est stupide, qu’en vouloir au peuple entier ne sert à rien. Ils n’ont rien fait d’autre que de se défendre. Mais ils n’ont rien fait d’autre que de tuer son frère, son héros. C’était il y a vingt ans maintenant, mais c’est toujours aussi frais dans son esprit. Il a fait quelques belles rencontres là-bas, a passé de bons moments comme un peu partout sur les terres de ce monde. Mais à chaque fois il a fallu quelques jours avant que sa moue bougonne ne s’efface progressivement et qu’il cesse d’en vouloir à toute personne qui le croise d’un peu trop près.

Le voyage vers les plages cielsombroises ne fait que débuter mais le simple fait d’avoir vu les hautes montagnes se dessiner à l’horizon l’a renfrogné aussi sûrement qu’une remontrance ou une défaite cinglante. L’humeur de son camarade guerrier n’a pas l’air beaucoup mieux non plus. Il n’a jamais été très proche de lui, leur relation se tenant à un respect professionnel et à quelques échanges l’étant tout autant. Mais Ewen n’est pas aveugle, il voit bien que quelque chose ne tourne pas rond chez l’ex-sentinelle. Bien que les rires soient rares entre eux, l’Ansemarien est assez observateur pour noter les changements d’humeur significatifs des membres quotidiens de la caravane. Et à moins d’être aussi aveugle qu’un poisson abyssal, la tête de dix pieds de long de l’Arhabéen est assez parlante.

Ewen s’est changé les idées en donnant un coup de main pour nettoyer et remballer les restes de leur repas commun et a profité du calme retrouvé pour prendre le premier tour de garde. Il ne sait combien de temps il a passé là à simplement laisser vagabonder son regard sur les crêtes. Il n’a pas été très attentif jusqu’ici, le silence étant simplement entrecoupé de sa respiration et du son délicat du vent. Ce sont les crissements du gravier sous les pas du géant qui font tourner à la tête au guerrier dans la direction du bruit. Le manque de mouvement a engourdi légèrement ses jambes mais il n’a aucune envie de bouger. Il devrait aller dormir, le pourrait maintenant qu’Ardashir est prêt à prendre la relève.
C’est un simple « Hm » qu’il prononce avant de soupirer et de faire tourner sa tête pour détendre les muscles de son cou. « Ça t’dérange qu’on soit deux pour quelques temps ? J’ai tout sauf la motivation d’aller dormir. » Il en est là l’Ansemarien, à être suffisamment blasé pour ne pas avoir le courage de se lever pour aller dormir. Il n’a pas vraiment sommeil non plus à vrai dire. Il se lève simplement pour étirer le reste de ses muscles endoloris avant de soupirer à nouveau.

Chez Ardashir, une humeur massacrante signifie bel et bien que l’imposant individu risque, à un moment ou à un autre, de réduire son interlocuteur à l’état, fort peu enviable au demeurant, de personne dont les fonctions vitales ont été sérieusement atteintes. Il a la colère qui passe mal, l’Arhabéen, la rage qui arrache sa patience et tâche ses mains. Cette violence est au combat un atout, dans la vie de tous les jours un fardeau. Le mot rude, cru, rauque – sable qui râpe les oreilles habituées aux tournures plus répandues de l’Arvennois – comme une réminiscence qu’il est une bataille éternelle, qu’il est le fils de Kern, de la guerre, de l’impulsion violente et brûlante qui vous saisit aux tripes et fait fi des barrières élevées par la peur. (Car il n’y a qu’au combat que l’énergie qui le consume continuellement sait s’harmoniser avec le monde, et qu’enfin alors retombe sa colère. )

Avec un haussement d’épaules lent, lourd, qui roule sous sa tunique dans l’air relativement frais – ils sont en Sombreciel, après tout – Ardashir tente de calmer son envie de le renvoyer au lit. Ce n’est pas un gamin, et pourtant. Certains plus âgés que lui au sein même de la caravane donnent envie à l’ancienne sentinelle de s’en occuper comme de sa sœur cadette. Même son partenaire qui, pour l’heure, tient plus du protégé à ses yeux que du véritable collègue. Après presque six ans ! Il le connaît !
Mais rien à y faire.
C’est Ardashir, après tout.

« C’est pas moi qui serait fatigué demain. C’est perdu, par ici, jusqu’au prochain village… On a de la route. » Comme toujours. Il y a un peu de compassion pour l’homme qui se retient de dormir au fond de la voix grave du guerrier aux yeux alertes fixés sur les ténèbres. Une chose qu’Ardashir ne sait pas être, en tout cas, c’est froid. Sec, cassant, ironique lorsqu’il maîtrise sa langue maternelle, mais jamais froid. Il ne sait pas mettre de la distance avec les autres, même ses rapports avec la hiérarchie sont teintés d’une forme toute à lui de chaleur humaine. Juste ce qu’il faut. Son respect est à son image : une flamme, offerte à qui n’aura pas peur de se brûler (un incendie au service de ceux en qui il croit et a foi.)

« Enfin, pour ce qu’on va croiser, si tu as pas les yeux bien ouverts, on devrait être tranquilles, ajoute le guerrier en se posant. La route est calme. » La route est calme, et en Sombreciel. Le pire qu’il puisse arriver serait de tomber face à des bandits cielsombrois. Du genre qui sont capables de marcher droit. Ardashir n’a que peu de considération pour tout ce qui n’est pas Arhab. Il respecte leurs guerriers quand ils en ont. Sombreciel tend à faire disparaître l’homme au profit de la machine, de l’arme de guerre
Comment respecter leurs combattants, après ça ?
Heureusement, ils n’ont pas eu à s’encombrer d’un guerrier de l’esprit. Pas sûr que l’un d’entre eux l’ait bien vécu.