Un présent pour Agathe

C’était vraisemblablement Léonie qui avait posé la couverture sur mes épaules en arrivant de bonne heure à l’atelier pour y travailler avec moi.  Encore une fois, j’avais passé à la nuit penché sur mes engrenages, simplement éclairé par la lumière des bougies.  Tant de cire gaspillée.  Peut-être aurait-il fallu que je commence à envisager m’éclairer au suif, une alternative tout de même moins dispendieuse.  Je m’étirai en baillant et fis craquer mon cou en roulant ma tête de gauche à droite.  Il faudrait sincèrement que je cesse de passer mes nuits le front appuyé sur mes avant-bras pour dormir, je vais finir par me causer de graves problèmes de dos et de santé à la longue et ça pourrait raccourcir ma carrière…. Et pourtant, c’était chose que je me disais et me reprochais régulièrement sans jamais réellement apporter le moindre changement à mes habitudes.  Un regard à travers la petite fenêtre me laissa voir que l’aube venait à peine de laisser place au jour.  Une autre courte nuit pour s’additionner à toutes les autres.  Je repliai la couette et la rangeai à sa place : je n’avais jamais pu supporter le désordre dans mon atelier.

Encore moitié endormi, je marchai par inadvertance sur la queue de Marine qui laissa échapper un couinement : « Fais attention! »  Mon visage se teinta de rouge alors que je m’excusai, tout honteux.  « Pardon Marine… »  Quelle maladresse de ma part, vraiment.  La femelle castor s’écarta du chemin tandis que je me frayais un passage, entre les diverses carcasses de ce qui deviendrait de futurs automates, jusqu’à une petite armoire où je gars un peu de pain et de beurre pour les matins où je ne rentrais pas chez moi.  En voyant une miche fraîche, je devinai encore une fois l’oeuvre de Léonie, elle avait dû l’acheter sur la route.  D’ailleurs, cette dernière en m’entendant m’activer traversa le rideau de velours qui séparait le côté destiné à la vente du côté de fabrication.  Je lui offris de déjeuner avec moi, mais elle n’avait pas faim et nous commençâmes donc à prévoir notre journée et sur quels projets nous travaillerions d’abord.

En début d’après-midi, Léonie prit son congé de moi, comme sa tâche était terminée et je restai seul à l’atelier, parfois dérangé dans mes activités par quelques clients venus se procurer un automate mis dans la vitrine ou pour passer une commande.  Mes services étant plutôt onéreux, ce n’était pas qui voulait qui pouvait s’offrir une création signée de la main de Lancelot l’Adroit.  En dehors de la noblesse, mes créations servent surtout aux Compagnes grâce aux ensorcellements de Léonie.

J’étais penché sur de minuscules rouages pour des personnages animés d’une boite à musique, d’énormes loupes posées sur mon oeil droit pour mieux voir ce que je faisais en assemblant les petites pièces à l’aide d’une pince délicate quand la clochette de la porte tinta.  Je posai mon ouvrage et traversai le rideau pour voir de qui il s’agissait.

Une lumière aveuglante s’attaqua à mes prunelles quand celles-ci se posèrent sur le joli visage de ma visiteuse, nulle autre que la charmante Agathe de Sombrétoile.  C’est alors que je remarquai que j’avais ma grosse loupe encore devant l’oeil, ce qui devait me donner un air ridicule.  Je me pressai de la décrocher de mon oreille et la glissai dans la poche de mon tablier de travail.  J’essuyai l’huile noire qui tachait mes mains sur le même tablier et m’approchai de la jolie blonde.  Quand elle s’était réfugiée dans ma boutique lors de notre première rencontre, j’ignorais que je la retrouverais ici en Sombreciel et c’était bien le cas.  Elle n’était plus la même enfant chétive.  Sa visite était une surprise, des plus bienvenues, comme chaque fois où le destin menait ses pas jusque dans mon humble demeure.

« Mademoiselle de Sombrétoile, quel plaisir de vous voir aujourd’hui.  N’êtes-vous point accompagnée? » déclarai-je en cherchant derrière elle mon ami Melbren tout en étant soulagé de ne pas le voir.  Je m’étais fait la promesse qu’à sa prochaine visite, je remettrais à Agathe… un présent bien spécial qui lui était destiné.

La journée était d’une douceur agréable, maintenant que le printemps s’était installé à Euphoria. Après s’être assurée pour la huitième fois au moins que ses bagages étaient fin prêts pour son départ à venir, Agathe avait pris soin de s’emmitoufler dans un manteau léger harmonisé à son voile - une petite merveille étoilée - puis avait rejoint les avenues marchandes de la capitale. Quelques zeppelins ombrageaient parfois les rues, depuis cieux, à lui rappeler que prochainement elle prendrait part au voyage, elle aussi. L’Ancrage l’attendait. L’Ancrage et ses merveilles. L’Ancrage et ses tours incroyables. L’Ancrage et la Cour des Miracles. L’Ancrage et Aubrée, surtout, qui lui avait donné rendez-vous. C’était pour elle, précisément, qu’Agathe se laissait bercer par le rythme de la ville en ce début d’après-midi. Dans un petit mois à peine, son aînée gagnerait une année. Elle se revoyait parfois à Brumecor, plusieurs années plus tôt, et se retrouvait toujours aussi confuse et ravie de leur cheminement respectif. Elles avaient réussi ce pari risqué ; celui d’être nées femmes, d’être parvenues à fuir Ansemer et d’être seules maîtresses de leur avenir.

Elle était fière de son aînée, de la savoir skjaldmö, l’arme au poing à défendre ce qu’elle aimait, et petite ombre toute prête à exécuter le châtiment divin de Lida. Oh, Agathe avait peur pour elle, bien sûr, et s’inquiétait qu’un malheur ne survienne - elle priait régulièrement afin que les dieux veillent sur elle -, mais cela ne l’empêchait aucunement d’être ravie de la femme qu’elle était devenue. C’était précisément pour cette raison, pour lui témoigner tous ces sentiments, qu’elle avait traversé les allées depuis un moment déjà. Aucun foulard ne semblait convenir à son teint, aucun bijou ne s’accordait à sa vie mouvementée, et Agathe savait pertinemment que sa recherche finirait dans l’atelier de l’adroit artisan. Peut-être n’était-ce qu’une mise en scène, après tout, de retourner Euphoria à la recherche d’une merveille tout en sachant qu’elle se trouverait dans cette boutique trop souvent visitée.

Lancelot l’Adroit la faisait rêver, par ses créations faites de rouages et d’engrenages. Des automates, des mécanismes à remonter, de toutes petites horloges qui tenaient dans le creux de la main, toutes ces merveilles surprenantes et ingénieuses l’avaient convaincue, des années plus tôt, de rejoindre Sombreciel plutôt qu’ailleurs. Agathe n’avait jamais regretté. La boutique de l’Adroit lui rappelait précisément pourquoi elle affectionnait tant cette patrie d’adoption.

Le carillon chanta quelques notes pour souligner son entrée, et déjà son regard partait à la recherche des petites créatures articulées. Il était rare que les oeuvres en présentoir soient renouvelées, à son grand bonheur! Elle venait de temps à autre contempler les mêmes oeuvres, une pointe d’envie au fond des yeux, sans jamais se lasser. Le chat est-il toujours présent? Il pourrait ensauvager son quotidien! Les yeux brillants, Agathe se hissa sur le bout des pieds pour mieux voir la tablette la plus haute. Le petit félin patientait toujours aussi sagement, exempt de la moindre poussière. Crois-tu qu’elle penserait à sa Cielsombroise de soeur en le voyant? Hallebarde eut tout juste le temps de lui signifier son accord qu'un bruit de pas attira son attention.

- Mademoiselle de Sombrétoile, quel plaisir de vous voir aujourd’hui.  N’êtes-vous point accompagnée?

Sous un sourire pleinement croqué, perceptible sous le voile léger, Agathe pivota en entendant la voix du commerçant. Il s’approchait déjà, cherchant sans doute leur ami commun par-delà la façade vitrée.

- Je suis venue seule, aujourd’hui, Monsieur l’Adroit. J’ai toutefois bon espoir de quitter votre boutique accompagnée.

Elle revint un bref instant à la contemplation des vitrines et tablettes, cherchant de son mieux une création qui aurait jusqu’alors échappé à son regard. Un artisan aussi réputé créait principalement sur commande, ce qui devait sans doute expliquer la collection sagement exposée.

- Elles sont magnifiques… Tellement que j’en oublie mes manières. Monsieur l’Adroit, comment allez-vous? Et les affaires? D’un coup d’oeil discret, comme pour ne pas l’embarrasser, elle désigna son tablier souillé. Seriez-vous au milieu d’une commande d’un particulier..?

L’envie d’étirer le cou vers l’atelier était bien présente, pour fouiner un peu sur cette commande qu’elle imaginait sublime. Peut-être même pour le polyarche en personne - le charmant Castiel de Sombreflamme - ou encore pour l’un ou l’autre des enfants de la noblesse cielsombroise.

Un sourire étira mes lèvres à entendre la réponse de la jeune femme.  Quelle jolie tournure de phrase, de quoi rendre un artisan très heureux.  Je n’avais pas la prétention de croire qu’elle avait la moindre envie de quitter l’atelier à mon bras, l’idée ne me traversa même pas l’esprit.  Comme elle avait changé la jolie Agathe depuis notre première rencontre.  Je pouvais distinguer sous le mystère de son voile la délicatesse de ses traits, sans toutefois les voir parfaitement.  Son sourire me transperçait le coeur et l’âme à lui seul, simple esquisse auréolée de mystère.  Combien elle était plus affirmée que la jeune fille qui s’était réfugiée chez ,po par la porte arrière!  Plus le temps passait, plus Sombreciel et ses coutumes s’imprégnaient elle, plus elle devenait magnifique.

Magnifiques…  Mon attention se reporta sur ma visiteuse, délaissant mes douces rêveries, plutôt soulagé que mes créations avaient eu l’heureux rôle de détourner son attention un moment, qu’elle ne se soit pas rendue compte de l’admiration qu’elle animait en moi.  Elle n’était pas la seule en oublier ses manières.

« Je me porte très bien, les affaires encore mieux s’il m’est permis de le dire, je vous remercie de vous en enquérir.  J’ose espérer qu’il en va de même pour vous mademoiselle de Sombrétoile. »

J’avais oublié ma piteuse tenue, que ce n’était pas digne de recevoir une dame aussi charmante et je regrettai vivement de ne pas avoir pensé à le retirer avant de l’interpeller.  Elle devait me trouver bien peu avenant sous mes taches d’huiles…. Je me sentis légèrement rougir devant mon inconvenance.  Et pourtant, ce n’était bien pas la première fois qu’elle me voyait dans de pareils atours, mais aujourd’hui… Aujourd’hui c’était différent.

« Pardonnez-moi, je suis bien peu présentable en effet.  Je suis en train de fabriquer une minuscule boîte à musique portative, on croirait que ce serait moins salissant en raison de la taille, mais c’est bien le contraire. »

Je passai une main dans mes cheveux, quelque peu mal à l’aise et gêné.  Puis je songeai qu’il y avait peut-être bien le moyen de détourner son attention de mon pitoyable accoutrement.  Je m’empressai donc de retirer le tablier et de le déposer à l’écart.  Nous avions déjà passé trop de temps à se préoccuper de moi, il fallait maintenant cesser.  Comment pouvait-on s’attarder sur mon humble personne quand elle était là?  Je faisais traîner ses affaires et elle n’avait certainement pas beaucoup de temps à perdre avec un simple artisan comme moi.  Si ce n’était de mes créations, elle n’entrerait certainement jamais dans ma boutique.  Il était heureux que mon talent me permettait de la contempler à travers ses voiles à chacune de ses visites.  Notre amitié commune avec Melbren n’aurait certainement pas suffit à ce que nos rencontres soient plus nombreuse.

« Mais vous dites donc que vous désirez repartir accompagnée.  Permettez-moi de vous interroger sur quel genre de compagnon souhaitez-vous jeter votre dévolu cette fois?  Nous avons ajouté quelques nouveaux automates dans la vitrine, comme vous avez peut-être pu le constater, » déclarai-je m’approchant de la vitrine.  Comme la plupart de mes oeuvres étaient destinées aux compagnes et à certains particuliers, on ne trouvait pas une multitude d’objet à être exhiber sur place, c’est pourquoi la partie réservée à la boutique était si réduite dans ton atelier ici, comparativement à celui de l’Ancrage.  Comme tu étais moins souvent là-bas, tu envoyais tes créations et avaient moins besoin d’espace pour travailler.  Peut-être serait-il bientôt temps pour toi d’envisager prendre un apprenti… Peut-être.

Par de légers mouvements de tête, Agathe ponctuait les paroles de Lancelot et l’incitait à poursuivre. Elle s’y intéressait vraiment, à ses petites affaires et à la prospérité de sa boutique. Ç’aurait été effroyable de l’entendre dire qu’il devait fermer ce coffre aux trésors, ou qu’il se portait mal et qu’un retrait était envisagé. Pour les automates, évidemment, mais également pour lui. Il avait été si gentil avec elle, lorsqu’elle s’était sentie suivi - à raison, l’histoire le lui avait confirmé - à l’Ancrage. La première porte qu’elle avait réussi à ouvrir, au détour d’une passerelle, était celle de l’atelier de Lancelot. Sa frayeur s’était alors muée en curiosité puis en ravissement. Les créations de Lancelot l’Adroit. Il avait tendu l’oreille avec elle, quelques instants, pour s’assurer que personne ne s’approche de cette porte désormais verrouillée. Les rencontres s’étaient multipliées à l’Ancrage, puis à Euphoria lorsqu’elle eut la surprise de croiser la devanture si captivante, au détour d’une promenade.

- Ma famille se porte bien, et moi également. Je quitte Sombreciel dès demain pour retrouver l’Ancrage et ses jolies tours!

L’envie de lui parler de cette pièce de théâtre qu’elle allait voir la tenaillait, jusqu’à ce qu’elle le voit si inconfortable, soudainement, de porter son tablier taché. Il s’excusa, justement, et Agathe eut un doute quant à son indélicatesse supposée. Elle allait protester alors qu’il se disait bien peu présentable, mais resta plutôt hébétée par lorsqu’il présenta sa fabrication du moment en guise d’excuse. Une boîte à musique portative. Nathanaël lui en avait parlé à quelques reprises, lorsqu’elle s’enthousiasmait devant les orgue de barbarie dans les rues d’Euphoria, mais Agathe n’en avait jamais vu encore. Elle le suivit du bout des yeux lorsqu’il se délesta de son tablier, l’air encore mal à l’aise, et accueillit sa question d’un nouveau sourire.

- Nous parlerons de mon prochain compagnon dans un moment, il le faudra bien. Mais… Une boîte à musique, me disiez-vous? Comme il doit être difficile de choisir la mélodie la meilleure, puisqu’elle est vouée à être éternelle… Un grand talent implique de grande responsabilité.

Amusée mais aucunement moqueuse, Agathe se détourna enfin vers la vitrine, là où Lancelot se tenait, afin de contempler les nouveaux automates sagement exposés. Un oiseau coloré à roulettes attira son attention. La complexité des rouages à elle seule était surprenante, et la jeune femme ne doutait pas un instant qu’un mécanisme quelconque lui permette de rouler en battant des ailes. Il fallait simplement trouver comment. Peut-être était-ce une clé qu’il fallait tourner?

- Je cherche un présent pour ma soeur, Monsieur l’Adroit. Je crois qu’elle apprécie les oiseaux alors qu’elle craint les hauteurs… Une belle complexité, n’est-ce pas?

Elle avait ri. Un peu. Avec beaucoup d’affection. Pauvre Aubrée… Depuis Brumecor, l’aînée de la fratrie craignait le vide, et voilà qu’elle partait sur un zeppelin, selon le peu d’informations qu’elle détenait. Elle savait qu’il s’agissait d’une mission pour le Pas de l’Ombre - comme elle enviait son indépendance! Assurément, choisir un oiseau pour souligner l’anniversaire de sa soeur serait sans doute de mauvais goût. Le chat, Agathe, est bien plus joli avec ses moustaches. Mais il n’a pas de roulettes… Elle continua de contempler les nouvelles créations de l’Adroit un moment avant de tourner son attention sur lui. Il allait certainement avoir maintes recommandations pour elle, maintenant qu’il en savait un peu plus sur le compagnon articulé qu’elle cherchait, pour sa soeur.

Une ombre légère passa sur mon visage quand j’entendis son intention de partir pour l’Ancrage dès le lendemain.  Combien de mois s’écouleraient-ils avant que son joli minois n’apparaisse de l’autre côté de la vitrine de la boutique, avant que ses pas ne la mènent à l’intérieur une autre fois?  Il lui faudrait peut-être bien longtemps avant de ne pouvoir s’arracher à la vie trépidante de la ville aux mille tours et de ne revenir en Sombreciel.  Heureusement, rien de ma déception ne pouvait lui apparaître clairement, caché comme je l’étais en mettant mon tablier de côté.  J’eus tout le loisir de me composer un sourire avant de me tourner vers elle et la contemplation de son joli minois contribua à le rendre plus naturel encore qu’il ne l’était déjà.  Qui pouvait résister aux charmes d’un visage aussi délicat et agréable?  Certainement pas moi, comme je l’avais et maintes et maintes fois prouvé.

« Heureusement, il s’agit d’une commande et la pièce avait été déjà choisie au préalable ce qui m’enlève en effet une bien grande responsabilité.  Bien que j’apprécie la musique, je ne suis point fin connaisseur en la matière et j’aurais un doute sur mon bon goût s’il me revenait le devoir de faire un choix.  Mais peut-être pourrais solliciter votre avis pour une prochaine oeuvre?  Il me semble qu’une jeune femme telle que vous ne peux manquer de discernement à ce sujet, » répondis-je avec modestie.  Ah!  Musique, quelle oeuvre transcendante qui pouvait illuminer les jours de tout un chacun et pourtant, pourtant!  Bien qu’elle m’enchantasse, je ne pouvais me targuer d’être assez fin mélomane pour reconnaître une mélodie savamment exécutée au clavecin d’une simple exécution médiocre. Mais Agathe, pris sous la tutelle du seigneur de Sombrétoile avait certainement plus de goût que moi, c’était une jeune femme si raffinée et élégante!

Mais peut-être valait-il mieux se concentrer sur l’objectif de sa venue, soit l’obtention d’un présent pour sa soeur.  Une oiseau.  Il semblait bien qu’elle avait trouvé parmi mes créations un petit coup de coeur pour l’une de ces merveilles.  J’avais bien remarqué son regard posée sur les plumes chatoyantes du volatile.  Une création dont j’étais tout de même assez fier.  Je tendis la main pour m’en emparer et l’approcher d’elle pour qu’elle puisse l’observer d’un peu plus près.

« Celui-ci est bien l’un de mes préférés.  C’était un essai de quelque chose de nouveau. »

Je m’inclinai et posai la délicate figurine sur le sol. Délicatement, je soufflai sur les ailes de la créature, ce qui sembla l’animer.  Les roues s’activèrent, dévalant le plancher de bois poli de l’atelier, les ailes se mirent à battre suivant la vitesse croissante des roues jusqu’à ce que la délicate figurine prenne son envol avant d’aller se poser quelques mètres plus loin, une fois que l’enchantement des rouages ne fit plus effet.  Je franchis rapidement la distance qui me séparait de l’objet en question et le pris entre mes mains pour le remettre entre celles d’Agathe, que j’espérais avoir impressionnée au moins quelque peu avec ce petit tour.

« Qu’en dites-vous? » demandai-je avec appréhension.  Si cela ne lui avait pas plu, il y avait toujours ce que j’appelais la boule de neige.  J’en avais une particulièrement jolie, sertie de pierres taillées et polies par l’apprentie d’Astarté — la petite avait un excellent professeur en la matière et si la finesse de ses gemmes n’atteignait pas encore celle d’Astarté, elles étaient néanmoins parfaites pour de petits travaux pour des objets de valeur modérée.  En tournant la clef de celle-ci, une envolée d’oiseaux se mettait à planer dans la petite boule de cristal et des flocons de la même blancheur que la neige tourbillonnaient autour d’eux.  C’était très joli et très élégant aussi.

Lancelot avait visiblement parfaitement compris le tragique de sélectionner une mélodie unique pour une oeuvre toute aussi unique, et Agathe acquiesçait avec grand sérieux ses explications. Le client - qu’elle imaginait très certainement très riche et très cultivé - avait choisi lui-même la musique de cette boîte miniature. Elle dût se faire violence pour ne pas se montrer trop insistante sur l’identité du client et le choix de la mélodie, ni même sur l’apparence de cette jolie boîte à musique qu’elle imaginait somptueuse et travaillée. Plutôt, elle croqua un sourire volontaire en entendant l’artisan lui faire une fleur alors qu’il l’invitait à choisir elle-même un air pour un éventuel projet. Si l’art musical cielsombrois l’avait charmée depuis son arrivée à Euphoria, par son aspect spectaculaire et ses harmonies multiples, c’était les hymnes guerriers d’Ansemer qui avaient néanmoins bercé son enfance. Le son des tambours. Le rythme effréné. Les lamentations des trompettes. Les choeurs solennels des chanteurs ansemariens. Elle doutait sincèrement être de bon conseil pour une oeuvre aussi délicate, mais accepta le compliment avec enthousiasme.

- Je crois que mes goûts en la matière pourraient vous surprendre…

Ses yeux plissés d’amusement avaient quelque chose d’énigmatique, mais déjà Agathe portait son attention sur le petit oiseau mécanique aux rouages si complexes. Elle écouta ses commentaires sur la créature délicate et la suivit des yeux, alors que l’artisan la soulevait pour mieux la lui faire voir. Les couleurs étaient plus chatoyantes qu’elle ne l’avait cru, maintenant qu’elle les voyait de près. Le lustre léger de toutes ces nuances lui rappelait Saturnin, le compagnon ailé de son aînée. Il était parfait. Et qui plus est, il était le préféré de son créateur. Agathe résista à l’envie de le toucher, et cette résistance fut largement récompensée. Lancelot s’inclina à ses pieds, humblement, et laissa le petit oiseau s’animer sous son simple souffle. Bientôt, les roulettes transportèrent la création à bonne allure jusqu’à ce qu’elle déploie ses ailes multicolores et s’envole sur quelques mètres, par pur enchantement. Et purement enchantée elle était, Agathe, les lèvres encore ouvertes de son étonnement.

- Ce que j’en dis, Monsieur l’Androit? J’en dis que vous êtes le fabricant d’automate le plus talentueux que je connaisse. Vous créez du rêve, rien de moins.

Elle réceptionna avec précaution le petit oiseau mécanique, lorsque Lancelot le déposa entre ses mains jointes, puis le leva à hauteur de museau pour admirer ses moindres rouages. Même son bec semblait pouvoir se mouvoir, en raison de boulons minuscules. ...Le chat ne peut pas voler, mais il est très élégant également. Avec cette même délicatesse, Agathe replaça la création sur sa tablette, loin d’une manipulation maladroite, et revint à Lancelot.

- Est-ce grâce à la magie ou aux rouages que l’oiseau parvient à voler? Il semblait savoir précisément où se poser, en toute sécurité. C’était très agréable de le voir s’envoler ainsi, plus encore si je peux m’assurer qu’il saura éviter un désastre et préférer se poser délicatement.

Il était vrai que la vie d’Aubrée n’était pas des plus reposantes, entre ses patrouilles dans les tréfonds et ses contrats tissés d’ombres. Si sa grande soeur aurait la délicatesse de ne pas transporter un objet aussi précieux avec elle, sur les routes, Agathe savait tout de même très bien qu’un accident était vite arrivé. Surtout pour Aubrée, dont la maladresse était incroyable. Autant Agathe pouvait être gracieuse et avoir les mains lestes, autant sa soeur semblait manquer d’adresse, lorsqu’il n’était pas question de manier une lame.

- L’oiseau me fait très envie, je vous l’avoue. J’aimerais toutefois que la création lui fasse penser à moi... Croyez-vous que cet oiseau convienne?

Elle ne le regardait plus, tout en patientant son jugement. Plutôt, Agathe contemplait les autres jolies automates élégamment disposées sur les présentoirs. Il lui faudrait demander à Nathanaël de lui offrir quelques petites merveilles, pour satisfaire cette pointe d’envie qui la travaillait, depuis son entrée dans la boutique.

L’air enchanté d’Agathe ne pouvait que me combler d’un bonheur certain.  Ses yeux brillaient avec un éclat magnifique qui rehaussait son teint de pêche et je l’aurais contemplée avec béatitude si j’en avais eu le loisir.  Le dilemme entre celui d’être auprès d’elle pour lui parler et celui d’être à l’écart pour l’admirer était bien difficile.  Il fallait me contrôler pour ne pas fixer mes yeux sur elle avec insistance.  Cela l’aurait rendu mal à l’aise et aurait trahi la passion de l’admiration que je portais sur elle.  Et cet oiseau, tenu avec tant de délicatesse entre ses mains, comme s’il s’agissait de la prunelle de ses yeux.  Nul autre éloge que le sien n’aurait su provoquer chez moi plus de bonheur que celui-ci.  Rien ne pouvait atténuer mon sourire satisfait devant ce visage enchanteur, rehaussé par l’admiration.  Agathe admirait mon travail.  Pouvais-je espérer de plus grand honneur venant d’une femme aussi élégante, aussi charmante, aussi agréable?  Mon bonheur était total.

« Ce sont les rouages qui lui permettent voler oui.  Cependant Atal veille sur lui en lui donnant la légèreté et lui permettant de toujours retrouver son chemin jusqu’à son propriétaire, » répondis-je à sa question avec beaucoup de fierté.  Ce n’était pas tous mes automates qui étaient enchantés par Léonie.  Nous avions longtemps discuter d’ailleurs pour décider de quel enchantement conviendrait mieux à cet ouvrage.  Nous hésitions entre Atal et Valda, puis notre choix s’était porté sur le premier en espérant que cela suffirait.  Et visiblement nous avions bien deviné. « Normalement, vous pouvez avoir l’esprit tranquille à ce sujet.  Soyez assurée que chacun de mes automates sont créés avec l’idée qu’ils doivent être robustes malgré leur apparence toute délicate. Si un achat fait à ma boutique venait échouer à satisfaire vos attentions, vous avez mon assurance toute personnelle que vous serez entièrement compensée. »

Mon assurance aurait probablement été moins affirmée devant quelqu’un d’autre, mais pour les doux yeux de la tendre Agathe, il était hors de question de permettre le moindre doute.  J’étais suffisamment confiant en mon talent pour ne pas craindre le moindre accident pour ce petit automate, mais nous n’étions jamais tout à fait à l’abri de l’erreur, malgré les nombreuses heures passées sur chacun des rouages pour s’assurer qu’ils sont tous effectifs tels qu’ils doivent l’être.

Je pouvais toutefois encore sentir l’hésitation de la demoiselle devant son choix.  Déjà, je songeais aux autres petites figures animées que je pourrais lui montrer, cherchant celle qui conviendrait mieux à son élégance et à son charme, tout en me rappelant qu’il s’agissait d’un présent.

« Je crois que les couleurs flamboyantes de cet oiseau lui rappelleront Sombreciel où vivez désormais.  L’oiseau a la même légèreté de mouvement que vous et je crois qu’il représente la liberté également.  Il me semble tout indiqué, mais si vous hésitez, aimeriez-vous voir les autres automates?  Si vous avez le temps bien entendu. »

J’espérais vaguement pouvoir la garder un peu plus longtemps à la boutique, que sa visite ne soit pas si courte.  Je redoutais encore le moment où je lui remettrais la lettre et bien que je fondais plusieurs espoirs sur elle, l’idée qu’elle lirait ces mots couchés sur le papier me terrifiait.

Les explications de l’Adroit avaient su attirer l’entière attention de la toute blonde, qui en venait alors à observer l’oiseau articulé sous un nouvel angle. C’était donc un enchantement qui lui permettait de rejoindre une surface sécuritaire! L’alliance de savoir et de magie était ingénieuse et Agathe ne pouvait qu’être impressionnée de l’artisan qui n’était pas seulement talentueux, mais également futé. Lorsqu’il aborda la robustesse de ses créations, la jeune femme croqua un sourire satisfait, museau levé. C’était précisément ce qu’il fallait à Aubrée! Une création jolie et colorée qui résisterait à ses maladresses légendaires ainsi qu’à la vie dangereuse qu’elle menait, depuis les profondeurs. Peut-être même pourrait-elle l’emporter avec elle, lors de ses patrouilles périlleuses, sans craindre de le voir se briser.

Puis le commentaire de Lancelot sur l’oiseau au flamboiement cielsombrois et à la légèreté qui faisait écho à la sienne la fit glousser. Et rosir un peu, aussi, à peine, sous son voile. Il y avait quelque chose de charmant à vouloir l’attendrir de jolies paroles afin de mieux lui vendre la figurine, si bien qu’Agathe, loin de s’en offusquer, s’en amusait sincèrement. Une légèreté de mouvement… Il ne croyait pas si bien dire, ce Lancelot, alors qu’elle voletait sur les pavés, toute discrète, à l'affût des bourses à détrousser. Quant à la liberté… Elle posa son regard brillant et rieur sur lui, un tantinet espiègle dans sa répartie.

- Je vous soupçonne d’enjoliver quelque peu la réalité afin de me voir acquérir cette pièce, monsieur l’Adroit. Je vais vous avouer que votre stratégie de fin commerçant fonctionne à ravir, car vous avez raison. Elle me semble toute indiquée pour Aubrée. Je vais la prendre avec moi.

Elle abandonna le petit oiseau sur son étagère, après un bref moment d’hésitation. Il était sans doute plus prudent de laisser Lancelot recueillir l’animal à rouages et l’emballer soigneusement, plutôt que de l’emporter elle-même jusqu’au comptoir, au fond de la boutique. Plutôt, elle contourna le fabricant d’automates pour lorgner du côté du second présentoir. Était-ce ici qu’il disait avoir quelques nouveautés?

- Je suis bien jeune, vous savez… J’ai énormément de temps.

Du haut de sa jeunesse arrogante, un sourire adorable, et ce même petit air joueur - que certains qualifieraient probablement de crasse. Agathe doit vouloir dire Impertinence, en langue des dunes. Le commentaire de Hallebarde, au creux de son esprit, raviva son amusement. Elle revint plutôt aux automates exposées, se détournant de Lancelot en une cascade de boucles blondes, pour lui dissimuler ses yeux en croissant de lune, plein d’enthousiasme et d’espièglerie. Une souris mignonne, parfaitement immobile, semblait la regarder de ses yeux d’onyx ou d’obsidienne. Jamais elle n’avait réussit à différencier les deux pierres. Mais son regard brillant et fixe la rendait presque vivante, si l’on faisait fi de la multitude de rouages minuscules qui parsemaient son corps.

- Il me ferait plaisir de voir vos autres créations, sincèrement. Je suis presque aussi heureuse que lorsque je visite la boutique de beignet voisine à la vôtre, à l’Ancrage. Elle patienta d’entendre ses pas se rapprocher pour relever son minois vers lui, désormais bien plus haut, et le gratifiant d’un sourire plus posé et serein. Non… Je le suis plus encore. Et venant de moi, il s’agit là d’un grand compliment, monsieur l’Adroit. D’un bien grand compliment.

Toutes les pâtisseries au parfum incroyable, tous les petits gâteaux à la noisette, toutes les pyramides de biscuits, de crème à la framboise et de dragées, elle se passerait de tout, Agathe, en échange de l’une de ces créations. Du moins, pour un moment, car une vie entière sans sucrerie lui semblait aussi impossible qu’une licorne.