Un coup pour rien

Plus que quelques jours ; et ce sera le grand départ. Le début d’une nouvelle aventure, et le cœur t’en bat si fort, Hiéranie ! Tout cela a pris forme d’une manière que tu n’attendais pas, et tu restes encore toute impressionnée de ton audience avec la toute-puissante matriarche Gaïane. Oh, bien sûr, tu as déjà côtoyé la noblesse, par le passé – la roublarde Ermengarde, par exemple ; femme consul pleine de ruse et d’ambition, qui soutient ta carrière depuis que tu as décroché ton diplôme. Et pourtant, sont-elles différentes, ces deux souveraines ! Celle de Déméria n’a jamais eu à souffrir de co-dirigeants aux idées trop étriquées, et la splendeur régalienne de son maintien t’a considérablement intimidée ; là où la vénérable Ansemarienne était toute aussi affable à ton égard qu’acerbe envers ses homologues masculins. Tu as été plutôt estomaquée de savoir que Sa Grâce Ermengarde t’avait chaudement recommandée à sa voisine des jardins ; et que la reine en personne souhaite te rencontrer pour te confier la responsabilité de la partie archéologique des études, c’était… Oui, impressionnant. C’est le mot. Sans le soutien un peu inquiet de Cordéliane dans ton esprit, tu te serais sûrement évanouie.

Tu as accepté, bien sûr ! Sans l’ombre d’un doute, sans aucune hésitation. C’est un privilège incroyable pour une fille d’Ansemer – pour une lettrée, vieille fille, jamais bonne à marier. Pour une gratte-papier sûrement rendue stérile par toute cette lecture intensive – comme si ton utérus se préoccupait des idées qui pourraient bien courir dans ta tête. Ridicule conte de grand-mère, bien digne des pensées arriérées de Hacheclair. Ils en ont ri, les amours de ta vie, quand tu leur as raconté ces croyances poussiéreuses de ton royaume : Mélisende a souri, de ce sourire qui n’est qu’à elle, tout aussi piquant qu’amusé, l’impertinence au fond des yeux, et tu as deviné les réparties malicieuses mais terriblement bien senties qui lui chatouillaient les lèvres. Ardashir s’est passé la main sur le visage – consterné de l’ignorance de ses voisins des océans, ou bien gêné d’entendre ses deux compagnes disserter des humeurs de leur appareil reproducteur, tu ne saurais le dire. Sûrement un peu des deux – ses épaules ont tressauté, et tu ne penses pas qu’il en aurait pleuré, c’est donc qu’il en riait.

C’est pour eux, que les angoisses te sont venues, après coup. Il a fallu du temps pour que tu arrives à accepter d’avoir tout autant ta Cielsombroise que ton Arhabéen rivés à égalité au creux de ton cœur, en toute légitimité – et voilà que tu leur tournes le dos pour t’en aller courir l’aventure dans la jungle ! Ne vont-ils pas t’oublier ? Ils t’ont assurée que non, qu’ils viendraient te voir parfois, que tu auras des congés pour venir les visiter ; qu’ils penseraient à toi souvent, et que leur tendresse t’accompagnerait. Fort bien, mais ce sont des mots, tout ça ! Tu as bien hâte d’avoir Nour à tes côtés pour t’épancher de tes craintes sur son épaule attentive. Elle ne devrait pas tarder, d’ailleurs. Tu as portaillé ce soir, au crépuscule, pour avoir le temps nécessaire aux derniers préparatifs à Edenia, avant le départ. Nour devrait te suivre dans quelques jours, Saga est également censée vous rejoindre – quelle joie d’avoir comme escorte une autre de tes amies, bien qu’elle soit nettement moins commère que ta sauvageonne de mécanicienne du désert !

Et bien sûr, il y a la criminelle. Hortense, t’a-t-on dit qu’elle s’appelle. La pirate de l’air qui a bien failli causer la mort de ta Mélisende et de tout un tas d’autres personnes visiblement très importantes. Hortense, une savante – une fille d’historiens. De gens un peu comme toi, qui a sombré au fond du désespoir et n’a pas trouvé d’autre moyen que le crime pour arriver à ses fins. Soit. Pourquoi pas. Tu présumes que c’est pour ce genre de collaborateurs que Saga et sa ribambelle d’épées ont été conviées à se joindre à vous. C’est aussi pour ça que tu es rentrée un peu plus tôt, abrégeant les adieux avec tes amants. (Tu te sens toujours tellement décadente à cette simple mention de tes amours duelles). Tu veux la rencontrer, l’Hortense : on t’a informée qu’elle resterait en résidence surveillée au palais, sous la vigilance attentive des soldats de la matriarche, et ce jusqu’au départ. Tu veux la rencontrer, et te faire une idée de sa personnalité. Voir si elle est fiable, ou si tu devrais t’en méfier.

On t’a logée au palais également, par commodité ; tu n’as donc pas loin à aller pour toquer à la porte de la vandale des airs. Non sans avoir été fouillée – fouillée ! – par l’une des soldats qui gardent l’accès aux quartiers de Hortense. C’est visiblement poussé, comme surveillance, et une inquiétude diffuse naît en toi. La jeune femme est-elle réellement si inoffensive que l’on voudrait te le faire croire ? Méfiante, tu toques au battant. « Mademoiselle Hortense… ? Hiéranie Coursevent. Archéologue. Puis-je entrer… ? »

Elle a vu la lame passer à quelques centimètres de sa peau, le regard vif de celui qui a une vengeance à accomplir, mais aussi la détermination dans le geste - cette même détermination qui avait animé Hortense quelques semaines plus tôt. Elle avait vu l’homme quelques fois dans le palais, au détour d’un couloir. Elle avait perçu ses yeux furtifs, cette crainte mêlée à une haine viscérale. Elle n’avait pas fait attention, après tout, elle sait que certains n’ont pas supporté que la démériane ne soit pas condamnée, qu’elle soit libre. Pour la plupart, ils la respectaient tout de même, parce qu’on respecte la décision de la matriarche avant tout. Si Gaïane en a décidé ainsi alors nul ne peut la contredire. Mais il semblerait que certains aient fini par s’affranchir de cette règle hiérarchique pour mener vengeance par eux-mêmes. Hortense ne peut les blâmer, n’avait-elle pas fait de même ? N’avait-elle pas pris la situation à bras le corps et ne s’était-elle pas venger quoi qu’il en coûte, quelles que soient les conséquences ? Le coeur soulagé que les gardes aient attrapé l’homme à temps, Hortense n’a pourtant rien oublié des épisodes de ce début d’après-midi, et elle continue à dresser l’oreille au moindre bruit suspect. Prévenue désormais que certains cherchent à la voir morte, elle ne peut plus se déplacer sans deux gardes qui lui collent à la peau. L’impression d’avoir elle-même commis un crime en se voyant privée ainsi de libertés et d’intimité. On lui a conseillé de se déplacer le moins possible dans le château, de rester au maximum dans sa chambre. Soit. Elle s’exécute. Elle tient quand même à sa vie.

Elle a passé plusieurs jours à apprendre ce qu’il y a à savoir pour cette expédition : se servir d’une machette, savoir allumer un feu, appliquer les premiers secours, savoir reconnaitre les plantes comestibles de celles qui ne le sont pas - des connaissances qu’elle devra ensuite approfondir lorsqu’elle sera confrontée à des plantes d’un genre tout à fait inconnu. Hortense a passé la majorité de son temps dans les bibliothèques du palais, cherchant les détails qui feront d’elle une véritable aventurière, ceux qui prouveront à ses compagnons de voyage qu’elle a sa place parmi eux. Après tout, elle est un peu elle l’intrus de la troupe. Il y a d’abord Hiéranie, l’archéologue. Celle dont Hortense a d’abord été jalouse - elle espérait être l’archéologue du groupe, un simple mirage quand on sait qu’elle n’a aucune connaissance en la matière. Hortense garde seulement en mémoire ces jeux d’enfant auxquels elle jouait avec Côme, où elle devenait sa mère, où elle menait des fouilles et trouvait un nombre incalculable de trésor. Et puis il y a Nour, une mécanicienne lui a-t-on dit. Hortense se doute qu’elle leur sera d’une grande aide s’ils tombent sur des mécanismes fort complexes lors de leur périple, voire des pièges. La présence d’une telle personne au sein du groupe renforce l’impression de partir pour une mission périlleuse et des plus dangereuses, digne des plus grands contes autrefois racontés pour effrayer - et faire frémir de plaisir - les plus jeunes. Hortense faisait partie de ces enfants. On lui a aussi parlé de Saga, une guerrière. Nul ne doute qu’elle aura sa place parmi eux pour les défendre face aux bêtes les plus féroces de la jungle hostile. Et puis il y a ceux dont elle n’a pas encore le nom, probablement des herboristes, des guérisseurs, des zoologues. Toutes ces personnes aux talents et aux connaissances incommensurables. Et au milieu de tout ça, il y a Hortense. Hortense la criminelle, Hortense qui a passé sa vie dans les champs, Hortense qui a bien vite quitté les bancs de l’école et oublié tout ce qui ne lui était pas directement utile au quotidien. Hortense qui possède de nombreuses compétences, mais dans son imagination, n’ayant en réalité rien à apporter à tout ce groupe, si ce n’est son enthousiasme à l’idée de partir.

Assise par terre au beau milieu de sa chambre, des livres éparpillés et ouverts aux quatre coins du modeste appartement, Hortense entend qu’on frappe à la porte. Elle est saisie d’un sursaut. La dernière fois que quelqu’un a frappé, c’était Rodrigue, et leur discussion avait été plus que mouvementée. Et la dernière fois qu’elle a véritablement parlé à quelqu’un, ce dernier a tenté de la tuer. Alors Hortense, après s’être relevée et époussetée, se relaxe un peu lorsqu’elle entend la voix féminine de de Hiéranie, l’une de ses futures coéquipières, s’annoncer. La jeune fille ouvre elle-même la porte, laisse entrer l’archéologue, non sans avoir au préalable dégagé un chemin à travers ce capharnaüm. « Mademoiselle Hiéranie, c’est un honneur d’enfin pouvoir vous rencontrer. Je vous en prie asseyez-vous. » lui propose-t-elle après avoir pris dans ses bras la pile de livres qui empêchait l’accès à la chaise de son bureau. « Navrée pour tout ce bazar, j’essaye de me préparer au mieux avant notre départ. Et la journée a été plus que chaotique, j’avoue ne pas avoir eu le temps de faire un brin de ménage… » Elle a surtout voulu penser à autre chose pour oublier l’attaque, avec l’envie de se sentir utile, de se rappeler qu’elle est en vie pour une bonne raison. « J’espérais justement avoir le temps de vous rencontrer avant de partir, vous et le reste de l’équipe. Avez-vous eu l’occasion de les voir eux aussi ? »

La porte s’ouvre, et une frêle silhouette apparaît dans l’embrasure. D’un coup d’œil rapide, tu enveloppes toute sa silhouette, la jaugeant déjà rien qu’à sa carrure toute fine. Ça, une aventurière ? Pire, une pirate des airs ? Cela te tirerait presque un ricanement incrédule, mais heureusement pour toi (et sûrement pour ton hôtesse), c’est Cordéliane qui prend les devants, s’invitant gracieusement dans le capharnaüm que sont les quartiers privés où la jeune Hortense est gardée à résidence. C’est clairement une savante – cela, tu le crois bien plus aisément, à en juger par la quantité de livres de tous âges et tailles – et dans différents états d’usure – éparpillés çà et là sans ordre apparent. « Un plaisir de faire votre connaissance, mademoiselle Hortense. Voici mon familier, Cordéliane ; elle se tiendra tranquille et ne dérangera pas votre… hm… organisation. » L’amusement de l’autruche envahit votre lien mental, mais elle reste silencieuse pour ne pas accentuer la gêne de la Démériane, inclinant simplement son long cou avec grande dignité pour la saluer. Posément, tu t’assieds sur le siège qu’elle te désigne, la remerciant d’un sourire. Clairement, les talents domestiques ne sont pas le point fort de la jeune délinquante qui te fait face ; mais ce n’est pas grave, ton éducation ansemarienne a été très complète sur ce point, et tu sauras t’assurer que votre petite troupe hétéroclite vive dans un confort relatif. Tu as déjà vu le mage des portails qui vous enverra sur place, à ce sujet – l’homme a grimacé devant la liste fort conséquente de bagages que tu souhaites ajouter à votre équipement, mais il t’a autorisée à remplir 4 caisses de matériel ménager. Tu te fais fort d’arriver à y faire entrer tout ce dont vous pourriez avoir besoin !

Tu souris à nouveau en réponse à sa question – sûrement ne sait-elle pas que tu as personnellement recommandé plusieurs membres de l’équipe à la matriarche Gaïane. « J’en connais déjà quelques-uns ; quelques-unes, en fait, car nous serons principalement des femmes. La reine Gaïane nous adjoint une escorte de mages et de guerriers, mais la plupart des savants seront des personnes que je connais. La guerrière en charge de notre défense, Saga Soldottir, est une skjaldmö d’Abyme. Elle m’a protégée pendant mes recherches là-bas, c’est une excellente combattante ! Et nous serons accompagnées de Nour Kamar, ma meilleure amie, mécanicienne réputée et d’une ingéniosité incomparable. Notre experte en botaniste et notre médecin de terrain sont également des connaissances croisées lors de mes expéditions précédentes, je me sens confiante. La seule que je n’ai jamais rencontrée, c’est vous, mademoiselle Hortense ; et la réputation que l’on vous fait ces jours-ci est quelque peu… déconcertante. » Tu interromps ton petit laïus un instant, pour l’observer à nouveau, très attentivement. Tu vois la fatigue au coin de ses yeux, et elle te semble tendue. Est-ce le stress du départ ? Le sentiment oppressant d’être surveillée en permanence ? Le poids du trépas de ses compagnons de piraterie amateur ? Tu t’adosses à ton siège, les mains jointes dans ton giron, l’œil inquisiteur et l’esprit prenant mentalement une myriade de notes sur la jeune femme quoi reste encore globalement une inconnue. « Rien que cette surveillance, à votre porte... Cela ne met pas vraiment en confiance, voyez-vous. Que pouvez-vous me dire sur vous ? Racontez-moi votre histoire, que je comprenne quelle sera votre place dans la mission qui nous a été confiée. » Tu ne la jugeras pas sans savoir ; mais tu as besoin de l’évaluer, pour déterminer si elle sera un atout ou un poids mort au sein du groupe.