Histoire
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20 mars 972C’est dans une petite maison d’Edenia, en Déméria, qu’on entend ce matin là les pleurs d’une petite fille. Première fille de Violette et Eustache La Crételle. La troisième d’une fratrie qui ne se composait pour le moment que de garçons. Sur le sourire de Violette, on peut lire le bonheur, la joie, l’amour bien sûr, mais aussi de la fierté : celle d’avoir l’assurance de pouvoir transmettre son nom à l’un de ses enfants. Ce joli nom que sa mère lui avait elle-même transmis. Nom qui orne tous ses carnets de recherche. La Crételle. Joli fleur ou sommet, nul ne peut vraiment en déterminer l’origine. Cela n’a que peu d’importance : elle porte ce nom comme un bijou précieux autour du cou.
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975-979Papa et maman partent souvent. Ils partent mais reviennent toujours. Au fond, ces voyages réguliers ne déplaisent pas à Hortense. Quand elle les entend enfin rentrer, ça ne peut signifier qu’une chose : qu’elle aura une belle histoire au coucher. Pas une histoire inventée. L’Histoire avec un grand H. Racontée avec une voix douce, ses parents assis sur le bord de son lit, ses frères allongés à ses côtés. L'histoire d'objets retrouvés dans la jungle après des heures de fouille. Et parfois, parfois quand ils reviennent bredouille, ils leur racontent l’histoire d’Arven, celle des origines. Alors quand les trois enfants attendent, durant les quelques jours ou quelques mois qu’ils passent chez leur tante et leur oncle à Haut-Orge - petite ville dans l'Ouest de Déméria, proche de la jungle, dans leur petite maison qu'ils aiment appeler « Epi-d’Or » (un nom qui porte-bonheur pour les moissons répète sa tante) - pendant que leurs parents voyagent, tous trois se mettent à rêver et à imaginer. Ils jouent aux aventuriers, aux archéologues, creusent dans le jardin, parfois accompagnés de leur cousin Côme, jusqu’au retour de Violette et Eustache.
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15 septembre 979 et 17 mars 980Ils sont partis, l’un après l’autre, comme ils étaient arrivés. Ses deux frères, emportés par l’épidémie. Violente épidémie. Elle lui a pris ses frères, l'aîné d'abord, le plus petit ensuite, ne lui a laissé que des parents inconsolables et un trou dans son coeur.
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981-987Rien n’est plus comme avant. Hortense continue à entendre les histoires de ses parents. Seule, elles n’ont plus la même saveur. Lorsqu’ils partent, lorsqu’elle est chez sa tante, Côme tente de lui redonner le sourire, de jouer comme avant. D’un mois son aîné, il regrette lui aussi le temps où tous les quatre se retrouvaient. Il ne pourra jamais remplacer ses deux cousins dans le coeur d’Hortense, mais sa présence lui procure une certaine stabilité, l’assurance que certaines choses n’ont pas changé. Alors Hortense garde ses bonnes habitudes. Elle continue à courir, à grimper aux arbres, à se cacher, à creuser. Parmi les enfants de Bérénice, sa tante, il n’y a presque que Côme qui compte. Même si Hortense apprécie ses deux cousines, elle n’est jamais parvenue à créer un lien de complicité avec elles. Côme, quant à lui, représente à la fois son frère et son meilleur ami. Ils grandissent et évoluent ensemble. Leurs jeux deviennent plus matures. Bientôt, c’est un bâton à la main qu’ils s’imaginent tous deux en train de combattre pumas et léopards dans la jungle, qu’ils se croient en train de vaincre de méchants bandits dans le désert d’Arhab. Parfois, ils sont accompagnés d'autres garçons du village et de quelques filles téméraires, prenant part à leurs jeux d'enfant. Et par ces derniers, Hortense apprend. Elle apprend à se défendre - loin d’elle l’envie de devenir un jour une véritable guerrière, mais elle connaît désormais les quelques gestes nécessaires pour tenir un animal à distance, ou pour éviter qu’un enfant ne vienne lui chercher des noises. Elle apprend à chercher de bons appuis lorsqu’elle escalade des arbres. Elle apprend à gérer sa peur, à avoir le courage de relever les défis de son cousin. Elle apprend à dormir à la belle étoile, à reconnaître les bruits des oiseaux. Elle apprend aussi à travers les travaux dans les champs, à travers les leçons d'écriture données par sa tante, qui s'efforce de remplacer du mieux qu'elle peut les parents d'Hortense. Chaque fois qu'ils partent, c’est une nouvelle aventure qui commence, plus développée et plus complète encore que tout ce qu’elle avait pu inventer avec ses frères.
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mars 987Sac sur l’épaule, outils dans la ceinture, l’air déterminé, le joli sourire avant de partir. Ils partent dans la jungle, encore, mais plus loin cette fois. Ils vont se plonger plus profondément dans cette jungle obscure, à la recherche de nouvelles pistes. Sur le pas de la porte, Hortense les regarde s’éloigner. Bérénice, derrière elle, pose ses mains sur ses épaules. Elle sert fort, un peu trop fort. Comme si elle savait que quelque chose allait mal tourner. Comme si elle avait peur. Hortense est grande à présent. Elle aura bientôt quinze ans. Elle comprend tout : que ce n’est pas une mission banale, qu’ils s’attaquent à quelque chose de plus grand et plus dangereux que tout ce qu’ils ont affronté jusqu’à présent. Il ne s’agit plus simplement de déterrer des trésors enfouis. Dans cette jungle, c’est toute une faune et une flore presque inconnues auxquelles ils vont devoir faire face, c’est un voyage plus long et éreintant qui les attend. Ils partent parce que c’est là que leurs recherches les ont menés. Ils partent alors que certaines personnes n’en sont jamais revenues, de cette jungle : elle n’en avait pas tellement conscience, avant. Ils partent parce qu’ils pensent qu’eux, ils ont une chance : plus expérimentés, plus malins, plus érudits. Ils sont diplômés de l’académie, après tout. Deux archéologues de renom. Deux archéologues qui ont toujours refusé d’enseigner pour garder le plaisir - et le privilège - d’exercer sur le terrain. A leurs risques et périls.
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988Un an. Un an sans nouvelles. Mais la jungle est grande, elle est vaste. L’exploration n’est sans doute pas terminée. Encore tant de choses à découvrir, c’est pour ça qu’ils ne peuvent pas encore revenir. Hortense y croit, elle en est persuadé. Elle apporte son aide sur le domaine de sa tante en attendant, véritable main d’oeuvre pour les champs d’Epi-d’Or, presque membre désormais de cette seconde famille. De son côté, Bérénice sait que c’est fini, qu’il n’y a plus rien à espérer. Pour elle, Hortense a intégré la famille, définitivement. Violette et Eustache ne reviendront pas. La relation entre la jeune fille et sa tante finit par devenir conflictuelle, l’une ne pouvant plus supporter le pessimisme de l’autre, l’autre fatiguée de cette lueur d’espoir qui arpente sans cesse sa maison, l’empêchant de faire réellement son deuil. Une tension certes, mais jamais de disputes. A dire vrai, Hortense ne se rappelle plus vraiment la dernière fois qu’elle a adressé la parole à sa tante, les deux menant des vies presque parallèles, se croisant parfois, évitant le regard de l’une et de l’autre, sans jamais qu’aucune d’entre elles n’expose clairement sa pensée sur la situation. Mais Hortense sait. Elle sait que Bérénice n’y croit pas, elle le voit à sa manière d’agir, à sa manière d’être. Pas besoin de mots pour comprendre que sa tante n’imagine pas sa soeur revenir de si tôt. Alors quand ce jour là, Bérénice prend enfin la parole. Lorsque, lasse de se cacher, lasse de la naïveté - naïveté ou déni ? - de sa nièce, elle décide enfin de la confronter à la réalité ; lorsque le ton et les larmes montent, « Ils sont morts » crié entre deux sanglots, dans la cuisine, trois mots qui résonnent, qui arrêtent le temps, font vaciller le monde ; alors Hortense s’enfuit, elle court à travers champ, elle court sans s’arrêter, jusqu’à ce que ce soit la rivière qui l’empêche d’aller plus loin, la rivière mais aussi la vision d’un animal, là, au bord de l’eau, en train de s’abreuver, tandis que le jour commence à tomber. Un mouton sauvage, mouton marron. Il semble la comprendre. Il s’avance vers elle, et d’une simple pensée lui murmure son nom.
Syrah.
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990Trois ans maintenant. Hortense est majeure désormais. Elle croit, à tort, que cela pourra la libérer, lui donner accès à tous les interdits. Alors elle prépare son sac, elle aussi. Elle se croit prête parce qu’elle sait taper avec un bâton et qu’elle a déjà réussi à grimper sur un arbre sans tomber à de multiples reprises. Elle pense avoir assez d’expérience, mais c’est surtout son audace qui la pousse à mettre ce sac sur son dos, à enfiler ses chaussures, à nouer ses cheveux en une queue-de-cheval bien serrée. Dans le miroir, elle ne peut observer que son air déterminé. S’ils ne parviennent pas à revenir seuls, elle va aller les chercher. C’est sans compter sur Bérénice qui l’a bien vue commencer à mijoter quelque chose. Elle se tient devant la porte d’entrée, l’air grave. Elle lui demande de vider le sac. Il n’y aura pas d’exploration. Hortense ne se rendra pas dans la jungle. Son avenir est ici, à Haut-Orge, à travailler dans les champs. Hors de question qu’elle ne finisse comme sa soeur et son beau-frère. Hors de question qu’elle ne disparaisse elle aussi. Violette lui a confié sa fille : il est de son devoir de la protéger. Qu’elle ait dix-huit ans n’y change rien.
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991 - début 992Ses cousines ont désormais une douzaine d’année. Toute la famille grandit. Ils sont à l’étroit dans cette petite maison. Quelques pièces seulement, qu’ils se partagent à six. C’est tous les deux qu’ils en ont l’idée, avec Côme : déménager. Pas partir loin, pas quitter Epi-d’Or. Simplement construire autre chose, à côté, une petite annexe. Pour leur donner plus d’espace. Pour qu’ils puissent respirer, tous. Hortense insiste : ce serait le projet parfait pour se divertir, penser à autre chose, pour occuper ses mains et son esprit. Les travaux sont lancés. Construire une cabane tout en bois, à quelques mètres de la maison. Juste assez de place pour mettre deux lits : le sien et celui de son cousin. Histoire de donner un peu d’intimité aux deux aînés. Histoire surtout de pouvoir gagner encore un peu plus en indépendance et en liberté. Officieusement pourtant, Côme n’a fait qu’approuver une idée qu’Hortense avait en tête depuis longtemps. Une idée qui lui permettrait de commencer à élaborer de sérieux plans, sans pour autant avoir Bérénice sur le dos en permanence, sans qu’elle se sente épiée à la moindre seconde. Un regard protecteur, certes, mais un regard qui l’emprisonne, et qui l’éloigne jour après jour d’une vérité qu’elle a besoin de découvrir, qui résonne désormais en elle comme une nécessité.
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fin août 992Faux à la main, Hortense a passé son été à moissonner, le soleil tapant sur sa peau. Elle se rend jusqu’à la grange, récupère le cheval familial avant de l’atteler à la charrette, déjà remplie par une partie des récoltes. D’ordinaire, Hortense ne fait pas des voyages si longs, mais elle a réussi à convaincre sa tante et son oncle qu’une vente à Edenia leur permettrait d’accroître leurs bénéfices en vendant leur récolte un tout petit peu plus cher, l’avantage de la capitale et de sa demande un peu plus élevée. Elle part avec sa besace, remplie de vivres pour le voyage mais aussi de fleurons : ceux qui proviennent de la vente de l’ancienne maison de ses parents, à Edenia. Cet argent, elle le gardait précieusement depuis deux ans, en cas de nécessité. Ce jour est arrivé. Partir à Edenia est aussi un moyen pour elle de commencer à mener à bien son projet. Une chose dont elle est déjà certaine, c’est qu’elle ne parviendra pas à retrouver ses parents seule, elle a besoin d’aide. Et qui serait plutôt motivé à l’aider sinon des personnes dans la même situation qu’elle, ayant perdu un parent, un enfant, un mari ou une femme dans cette jungle ? Tous ceux détruits par un mystère qui hante leurs pensées. Elle sait que ses parents ne sont pas les seules victimes de cette forêt vierge, il ne peut en être autrement. Première étape de son plan : constituer un groupe, réunir tous ces gens, et cela ne peut pas se faire sans l’aide d’experts en termes d’informations : c'est à Edenia qu'elle doit retrouver un espion. Une personne avec qui elle a été mise en contact à la suite d'une lettre, envoyée il y a plus d'un mois. Un service pour lequel elle est prête à payer le prix fort.
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12 janvier 994Plus d’un an et demi après, un petit groupe est constitué. A peine dix personnes, mais déjà les idées fusent. Le groupe des violettes, ainsi l’a-t-elle appelé, en guise d’hommage à sa mère, et de ce fait, à ses deux parents. Un nom qui se veut discret, pour qu’on ne leur pose pas trop de questions. Il se réunit une fois tous les deux ou trois mois, dans une ville au sud de Haut-Orge, chez l’un des membres. Leur premier plan d’action : une pétition, adressée à Gaïane, pour que la couronne s’en mêle. Pour que la couronne prête plus d’attention aux dangers qui rôdent près de Déméria, pour qu’elle protège ses citoyens, tous ses citoyens, et qu’elle envoie des personnes expérimentées dans cette jungle, en quête de réponse. C’est l’un des membres qui se charge de la déposer. Aucune réponse ne sera jamais donnée.
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13 février 995Une seconde pétition, une deuxième tentative, un énième échec pour Hortense.
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25 mai 996Devant l’impasse des pétitions, les violettes partent pour Edenia, Hortense reprenant la même excuse que quatre ans auparavant auprès de sa tante. Ils s’assoient devant le palais et attendent. Ils attendent qu’on leur donne une entrevue avec la matriarche Gaïane. Ils attendent qu’on les prenne au sérieux. On finit par les déloger sans plus de considération.
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998Année de fête, année des espoirs, Côme se marie. Son départ d’Epi-d’Or laisse un vide pour Hortense, qui se retrouve désormais seule dans la cabane. Elle continue à imaginer des plans, mais des plans de plus en plus fous. Côme n’est plus là pour la raisonner, il n’est plus là pour l’arrêter. Hortense en est certaine : si elle veut qu’une action soit menée dans la jungle, de simples demandes pacifiques auprès de la couronne ne suffiront pas.
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13 mars 1000La soeur de son oncle est sur le point d’accoucher. Se sachant seule pour s’occuper de l’enfant suite à la mort de son mari quelques mois plus tôt, elle demande à son frère s’il peut venir lui prêter main forte pour l’accouchement et les quelques mois qui suivront. Hortense se porte volontaire à sa place, l’occasion rêvée de pouvoir rester plusieurs mois à Edenia et de trouver un moyen de faire enfin entendre ses revendications. Le 13 mars 1000, elle foule de nouveau les rues de la capitale.