Rencontre au milieu des nuages

La journée avait été des plus agréables, à arpenter les passerelles de la cité avec Lilian et Ambrose. Ils en avaient bien profité pour se retrouver tous les trois et découvrir un peu davantage leur cité – et les petits trésors qu’elle renferment pour bien leur remplir les yeux, la tête et, avouons-le, l’estomac! C’est vers la fin de la journée que Bertin a ramené Lilian à l’Académie. Elle est grande à présent, Lilian, mais il sait très bien qu’un trajet dans l’Ancrage peut aisément se transformer en cauchemar pour sa filleule, aussi préfère-t-il profiter d’encore un peu de temps en sa présence et lui permettre de garder de cette journée le meilleur des souvenirs!

Ils viennent de se quitter. Il a observé la jolie jeune fille disparaître comme il l’avait fait maintes fois lui aussi, à une époque. Il ne peut s’empêcher de sourire en se disant qu’elle grandit bien, sa Lilian. Il fixe la porte par laquelle Lilian a finit par s’éclipser après de longs aurevoirs, puis inspire lentement avant de soupirer avant de se retourner. Il est temps, sans doute, de rentrer à la maison.

Mais du coup de l’œil, il aperçoit un visage familier. Un visage qu’il n’a pas revu depuis plus d’un mois, mais qu’il n’oubliera sans doute jamais… « Monsieur Belorme », dit-il en guide de salut alors qu’il s’approche de l’homme qu’il a côtoyé une poignée de semaines plus tôt au cœur de la jungle démériane. « Comment allez-vous ? » La question pourrait aisément être interprétée comme une formalité par les passants. Bertin, pourtant, s’enquiert avec sincérité de l’état de santé du professeur. La dernière fois qu’ils se sont vus, ils se tiraient tout juste d’affaire après une expérience pour le moins difficile. L’eau a coulé et les vents ont soufflé depuis. Les choses ont repris un cours normal… Tout autant que possible, du moins, car pour Bertin il est impossible d’oublier ces événements.

Encore une journée qui se termine. Debout devant la fenêtre de mon bureau, je regarde les élèves regagner l'académie et saluer leur famille. Les cours reprendront demain, et j'espère sincèrement ne pas avoir à jouer aux policiers pour imposer le silence dans la classe. J'estime que mes élèves sont suffisamment grands pour s'autodiscipliner tout seul, mais, parfois, il y a des limites. Surtout quand on fait face à des adolescents en pleine croissance qui viennent de passer une merveilleuse journée avec leurs amis ou leur famille. Je réfléchis rapidement à la méthode que je vais utiliser pour attirer leur attention dés le début du cours... De la pratique ? Pourquoi pas. Si je vois que les devoirs ont été faits, je peux bien leur accorder cela. J'avoue que trop de théorie peut être exténuant.  Je lâche un soupir et me tourne vers Fengo qui, la bouche pleine de feuilles, dresse les oreilles tout en me regardant. Je lui propose de venir faire quelques pas avec moi dans les jardins de l'académie. A ces mots, il se lève immédiatement. Fengo apprécie tout particulièrement nos balades du soir, dans le jardin. Il s'est lié d'amitié, à ma plus grande surprise, avec un dauphin qui vit dans le bassin d'eau salée. C'est le familier d'un des élèves, qui ne suit pourtant pas le cursus que j'enseigne, mais cela n'a pas empêché Fengo de s'en approcher. Il trouve le dauphin particulièrement intéressant.

"- Il raconte des histoires fabuleuses sur l'océan.

- Tiens donc ? Je croyais que tu n'aimais pas ça. Tu te plaignais beaucoup quand nous voguions sur ce bateau il y a quelques temps.

- J'ai dis que j'aimais entendre les histoires, mais pas les vivre. Par mes bois, je suis bien heureux de ne pas avoir à faire comme ce dauphin : remonter à la surface simplement pour respirer... "

Nous voilà à présent dans les jardins. Les lieux sont toujours aussi magnifiques, et mon cœur bat toujours autant la chamade, comme le jour où j'y suis entré pour la première fois, à l'âge de quinze ans. L'homme a vieilli, mais ses émotions demeurent toujours aussi vives. Fengo a de nouveau la bouche pleine, et mâche les feuilles qu'il vient d'attraper avec grand plaisir. L'air parait si pur ici, la vie parait si simple... On se croirait loin de toute l'agitation de l'Ancrage, alors qu'elle n'est qu'à peu de temps de vol de l'académie. C'est un univers si différent, si particulier... Et si agréable. Je suis bien heureux d'avoir pu non seulement étudier, mais aussi enseigner en ces lieux magiques. Je croise un groupe d'élèves qui regagnent leur dortoir d'un pas actif. Lorsqu'elles croisent mon regard, l'une d'elle rougit et le groupe s'enfuit en gloussant. Je les regarde s'éloigner avant de rejoindre Fengo qui, installé près du bassin d'eau salée, mâche ses feuilles tout en écoutant les jérémiades du dauphin.  Fengo dit vrai, cet animal sait rendre ses histoires passionnantes. Après un moment passé à converser, nous regagnons le bâtiment menant à mes quartiers, quand une voix m'interpelle. Je me tourne vers son origine et reconnait Bertin de Bellancre. Cet homme avait su gagner mon admiration lorsque nous étions perdus dans la jungle. Il avait mené notre petit groupe en endossant le rôle de chef et avait réussi à nous ramener en vie jusqu'au lieu où les secours nous ont retrouvés... Enfin... presque. Nous avions quand même perdu quelques personnes, dont Azalée, l'une de mes élèves.

Je le regarde approcher et parviens à esquisser un sourire poli. Je suis heureux de le revoir, mais cela fait également ressurgir ces souvenirs douloureux. Fengo dresse les oreilles à l'approche de l'homme et, étrangement, ne parait pas du tout méfiant. Il a compris que cet homme avait contribué à me sauver, et, à défaut de pouvoir le remercier d'une quelconque manière, il se montre presque amical avec lui. Le voilà qui s'approche et qui, sans aucune crainte, hume son odeur pour l'imprimer définitivement  dans sa mémoire. Je salue alors l'homme d'une franche poignée de main. Cet homme a beau avoir le sang noble, je l'admire pour tout une autre raison. Il a choisi d'aider son prochain, sans avoir à utiliser ses pouvoirs du à son rang. Il est policier, comme je l'étais il y a quelques années.  Bertin de Bellancre mérite d'être reconnu de tous, je le pense sincèrement. Il me demande alors comment je vais. Cette question pourrait paraitre anodine, mais je comprends qu'il souhaite évoquer de ce qu'il s'est passé. Il a du entendre parler de mes dernières péripéties avec les parents des élèves disparus. L'un d'eux a manqué de me casser le nez, tandis que tous les autres me reprochaient de ne pas avoir su sauver leurs enfants. Est-ce que Bertin de Bellancre aurait pu le faire, lui ? Il a du s'attirer beaucoup d'honneurs, après notre retour à la civilisation. Des acclamations pour certains, la honte pour d'autres. C'est ainsi.
Je lui réponds alors :

"- Messire de Bellancre, je suis heureux de vous savoir en bonne santé. Je vais... Bien. Les dernières semaines n'ont pas été facile. J'ai heureusement pu continuer à enseigner, même si cela s'est joué à pas grand chose. Et vous, Messire, comment allez vous ? "

En d’autres temps et contrées, peut-être se serait-il offusqué du manque de formalité de l’accueil de Rodrigue. Bartholomé, peut-il imaginer, n’aurait sans doute pas laissé passer cette incartade. Aux yeux de Bertin, cependant, Rodrigue mérite amplement cette salutation toute simple, cette poignée de main qui rappelle et accepte leur aventure dans la jungle. Au milieu des feuillages exotiques, les rangs sociaux n’avaient guère eu leur place. S’il avait pris les devants pour aider à diriger le groupe des survivants, ça n’avait pas été à cause de son statut de prince, mais bien par expérience et en tant que policier. Entre eux, jamais peut-être les grandes formalités ne s’imposeraient. Sauf pendant une soirée officielle, s’il devait s’y croiser. Mais tel n’est pas le cas aujourd’hui.

Bertin, donc, serre calmement la main de Rodrigue. Il a un regard discret vers Fengo à qui il sourit légèrement avant de porter toute son attention sur le professeur pour écouter ses réponses. Sa question, Rodrigue l’a devinée, portait sur bien plus que l’état immédiat, même s’il n’aurait jamais insisté pour en connaître les réponses si elles n’avaient pas été données aussi librement.

« Vous me voyez heureux de voir que, malgré tout, vous vous portez aussi bien que possible. » Il hoche la tête lentement en parlant, comme pour insister sur ses bons sentiments pour Rodrigue. « Je serais intervenu auprès de Pénélope s’il avait été question de vous suspendre à long terme. Vous avez fait tout ce que vous pouviez et vous ne pouvez être jugé seul responsable de cette mésaventure, quoi qu’en pensent les autres. » Il sourit légèrement pour rassurer son interlocuteur. Seul contre une horde de parents colériques, il n’aurait sans doute eu que très peu d’influence sur Pénélope qui doit penser au bon fonctionnement de son école. Et pourtant, il n’aurait pas hésité à tenter s’il l’avait fallu. Parce qu’il avait été là, qu’il avait tout vu. Il en a sans doute discuté, avec sa sœur, des détails des événements de juin, mais il n’a pas eu à intervenir pour soutenir Rodrigue.

« Quant à moi, ma foi, la vie continue, n’est-ce pas ? Je dirais me porter aussi bien que possible et avoir repris mes marques dans mon existence rangée. » Il a un petit rire à cette idée. « Cette aventure m’a décidemment rappelé à quel point ma famille est important pour moi. C’est pour cela que je suis ici aujourd’hui. Ma filleule étudie présentement à l’Académie. Nous avons passé la journée ensemble. »

Il soupire légèrement, mais un sourire étire ses lèvres. Il a d’abord retrouvé Bartholomé à son retour en Ansemer, et les deux hommes ont eu des conversations qu’ils n’avaient pas eu le courage ou peut-être tout simplement la force de partager aussi simplement avant le crash de zeppelin. Il avait pris le temps également de reconnecter avec son oncle, Bacchus, qui avait été là à son retour à la civilisation. Puis il avait quitté Ansemer pour rejoindre l’Ancrage et s’était assuré de pouvoir voir Ambrose et sa mère, Lilian et Pénélope peu après son retour. Sa famille. Une des choses les plus importantes pour lui, quoi qu’en pensent les autres.

« Avez-vous eu la chance de prendre quelques jours de congé pour vous ressourcer depuis votre retour ? Je puis imaginer que ça n’ait pas été possible initialement, mais les jours passant cela vous as peut-être été permis ? »

Ai-je été un peu trop "familier" avec cet homme ? En cet instant, j'en ai strictement rien à faire. Nous avons quasiment tout partagé, l'espace de quelques semaines, dans cette jungle. Nous nous sommes vu en train d'affronter nos pires peurs et angoisses. J'estime que, désormais, Bertin de Bellancre est mon égal, et qu'il doit surement penser de la même façon. De ce que j'ai pu voir dans la jungle, c'est un homme humble, bon, qui pense d'abord aux autres avant sa propre personne. Il n'aurait pas hésité à sacrifier sa propre vie pour sauver celle des autres. Cet un homme tel que je l'ai été il y a quelques années, et tel que je le suis encore aujourd'hui pour mes élèves et ma famille. En parlant d'élèves... J'ai eu du mal, au début, à soutenir leurs regards, après ce qu'il s'est passé. Je savais qu'ils avaient du en parler entre eux. Les circonstances de la disparition de Clarence et d'Azalée ne sont un secret pour personne. J'ai eu droit aux regards compatissants, à ceux chargés de colère et, bien évidemment, aux incertains. J'ai eu quelques élèves qui ne savaient pas quoi penser, donc qui se contentaient de baisser les yeux à mon approche ou à se tourner vers leurs camarades. Je préfère de loin les regards chargés de sous entendus des demoiselles qui me trouvent à leur gout.

Je serre donc la main de Bertin, qui adresse un sourire à Fengo. Le cerf le remarque, et lui réponds en agitant les oreilles, c'est sa façon à lui d'être aimable. Le tabou fait que personne ne l'a jamais touché, sauf de manière non intentionnelle. Si ce tabou n'existait pas, je pense que le cerf n'aurait pas aimé qu'on le touche pour autant. Il reste un animal sauvage, malgré ses manières se rapprochant des miennes. Pour lui, les seules êtres vivants dont il peut tolérer le contact sont : moi (bien entendu), les oiseaux qui se posent sur lui pour le débarrasser de sa vermine, et, bien sur, les membres de son espèce. Si autre chose vient se frotter à lui, c'est forcément quelque chose qui lui veut du mal, un prédateur par exemple. Enfin, je m'éloigne du sujet. Bertin vient à me parler de ma rencontre avec les parents des élèves disparus, ce qui a failli me couter mon travail. Il me dit qu'il aurait pu interférer en cas de problème. Je lui souris et, après m'être incliné, je lui dis :

"- Je vous remercie pour votre bienveillance, Messire. Je peux avouer que, bien que le temps ait passé, il ne se passe pas un jour sans que je pense à ces jeunes gens. J'au beau me dire que j'ai fais tout ce que j'ai pu... Je continue à penser que j'aurais pu les sauver... Non, j'aurais du les sauver. J'étais un policier, protéger était mon devoir. Et j'ai failli Messire. "

Fengo sent mon embarras et me souffle de ne plus y penser, que nous ne pouvons plus revenir en arrière. C'est bien Fengo ça, et grâce à lui, j'ai appris à penser de la même façon. Ne pas se raccrocher au passé, avancer et ne penser qu'au présent, car demain arrivera bien assez tôt. Mais... Quand tout ici rappelle la présence de ces enfants... Je ne peux m'empêcher de cogiter. Mes nuits sont bien courtes depuis mon retour de la jungle, et cela doit se voir. Nombreux sont mes collègues qui m'ont conseillés d'aller m'allonger un peu, ce que j'ai toujours refuser. Je préfère travailler, m'occuper l'esprit, pour ne pas penser. Bertin me ramène au présent et me parle de ses conditions de vie après notre aventure. Je souris quand il me dit qu'il se porte bien et qu'il a pris conscience de l'importance de la famille. Il me parle ensuite de sa filleule, que je connais bien. Je garde mon sourire et lui dis, sur un ton qui se veut le plus sincère possible :

"- Je suis heureux de vous savoir en aussi bonne forme, Messire. Quant à votre filleule, j'ai le plaisir de l'avoir dans une de mes classes. C'est une élève que j'estime beaucoup. J'espère que votre journée passée ensemble lui aura fait du bien."

Car demain ils ont contrôle sur les règles d'un combat à la loyale, mais, ça, je me garde bien de lui dire, surtout que les élèves ne sont pas au courant. Une évaluation surprise, de temps en temps, ne fait jamais de mal... Sauf à ceux qui oublient d'ouvrir leurs parchemins avant d'aller se coucher, bien entendu. Mais je sais que Lilian saura être à la hauteur. Pour ce qui est de la théorie, elle n'a jamais failli. Et j'espère bientôt parvenir à la faire évoluer en pratique. Bertin me demande maintenant si j'ai pu prendre un peu de congés depuis mon retour de la jungle. A cette question, plusieurs pensées se bousculent dans ma tête. Je pense à mes parents, morts d'inquiétudes, qui étaient plus qu'heureux de me retrouver presque sain et sauf. Je pense à Hortense, et de notre dispute dans les jardins du palais. Je pense à ma propre existence, qui m'a fait réaliser qu'elle ne vaut pas la peine d'être vécue si elle n'est pas partagée avec quelqu'un... Je me rends compte que je dois avoir l'air morose et je cache cela avec un petit sourire. Je réponds donc à Bertin :

"- J'ai pu rentrer voir mes parents, le temps de quelques jours, afin de les rassurer sur mon état de santé. Je suis également allé voir mon amie, Hortense. Elle... N'a pas changé de point de vue après ce qu'il s'est passé. Elle n'en est que plus déterminé. Notre discussion assez houleuse m'a appris qu'elle allait repartir dans la jungle pour une expédition. "

Je détourne le regard, soudain empreint de colère. Je n'arrive toujours pas à comprendre. J'ai certes défendu mon amie, pour lui éviter la prison voire la mort, mais je ne comprends pas qu'elle ait pu obtenir ce qu'elle voulait, après tout ce qu'elle et ses amis ont fait. Ces pauvres gens, ces pauvres gamins.... Je secoue la tête pour chasser cette pensée de ma tête et reviens vers Bertin. Je lui demande alors :

"- Vous devez être bien occupé depuis votre retour de la jungle, Messire. Comment se porte la police de l'Ancrage ?"

« J'ai beau me dire que j'ai fait tout ce que j'ai pu... Je continue à penser que j'aurais pu les sauver... Non, j'aurais dû les sauver. J'étais un policier, protéger était mon devoir. Et j'ai failli Messire. » Le prince pousse un long soupire en entendant ces paroles. « Si vous avez échoué, alors que dire de moi… » Il esquisse un sourire, mais c’est de la tristesse qu’il a au regard, pas de la joie. D’un geste de la main, il invite Rodrigue à se mettre en marche. Bertin a remarqué les regards plus ou moins discrets que l’on coule dans leur direction et songe qu’une balade dans les jardins pourrait au moins leur offrir un peu plus d’intimité que les abords d’une des voix les plus passantes menant vers l’Académie. « Je n’étais pas à bord pour prendre des vacances… Ma mission était d’enquêter et de prévenir un quelconque désastre s’il devait apparaître imminent. Vous avez perdu deux élèves. J’ai perdu tous les passagers et membres de l’équipage qui n’ont su partager notre chance de s’en sortir vivant. » Un nouveau soupir tandis que, d’une main, Bertin vient serrer l’épaule de Rodrigue dans un geste de franc support, de franche camaraderie, peut-être. « Les autres ne peuvent pas comprendre, n’est-ce pas ? Ils ne connaissent pas le poids du devoir sur nos épaules, ni la douleur de l’échec. Celle de voir le sang couler là où l’on devait protéger. Vous n’êtes pas seul, sachez-le. »

Maigre consolation, sans doute, que cet aveu énoncé à mi-voix dans la cour de l’Académie. Il fait bonne figure, le prince. Il marche la tête droite, le sourire aux lèvres, le regard brillant même, presque. Et pourtant, lui aussi est hanté des fantômes de l’échec. De sa culpabilité lancinante. Oh, certes, Bertin aura lutté pour défendre son honneur à son retour. Il aura insisté qu’il a tout fait pour sauver ceux qu’il a pu. Et c’est le cas. Il a fait tout ce qu’il a cru pouvoir faire dans le moment, alors qu’en pleine nuit le zeppelin était pris en otage avant de dégringoler dans une chute vertigineuse jusque dans les zones les plus sauvages qu’il lui ait été donné de visiter. Une part de lui sait qu’il a fait de son mieux. Mais était-ce suffisant ? Ça ne l’avait pas tout à fait été aux yeux de ses supérieurs. Ni aux siens, quoi que dise l’image qu’il projette depuis ce jour. Mais ça, jamais il ne l’avouerait trop haut à ses collègues, ou à ses proches. S’il s’en est ouvert à Rodrigue, c’est pour montrer à l’homme qu’il n’est pas seul. Et une part de lui espère qu’il ne regrettera pas cette confidence.

« Oh, j’ignorais que vous enseigniez à Lilian. » Il sourit légèrement, comme à demi pensif. Il n’a jamais questionné Lilian sur l’identité de ses professeurs. À quoi bon, vraiment ? Il sait qu’elle n’étudie pas dans un cursus qui lui est familier, alors il estime que la plupart des professeurs lui seront inconnus. Puis, cela doit bien faire 15 ans qu’il n’a pas mis les pieds à l’Académie. Non, il laisse à Pénélope le soin de gérer ses professeurs et de veiller sur leur nièce à l’intérieur de l’enceinte de l’Académie. Bertin, lui, la gâte lorsqu’il peut la voir. « Elle était heureuse lorsque nous nous sommes séparés. C’est presque toujours le cas lorsque nous passons la journée ensemble dans la cité. Elle aime les plaisirs simples, comme moi. »

Ils s’arrêtent bientôt sous les branches d’un arbre arborant fièrement de grandes feuilles d’un vert sombre, et Bertin ne peut que sourire légèrement en les frôlant du bout des doigts. Fanahy, il le sait, apprécierait de pouvoir venir gambader ici parmi les feuillages. La prochaine fois, c’est promis. Il songe, en écoutant Rodrigue, à cette jeune femme rescapée avec eux. Hortense. « Leurs actions auraient aisément pu coûter la paix sur tout le continent… Mais à vous entendre, elle n’en a cure. C’est bien dommage. » Mais cela ne le surprend pas. Hortense est une femme. Rares sont les femmes suffisamment versées dans les affaires du monde pour comprendre la complexité des événements du mois dernier et les répercussions à long terme que cela aura sans doute sur les relations entre les différents royaumes. Clairement, être démériane ne fait pas d’une femme un être plus intelligent qu’ailleurs.

« En effet. Je suis rentré pendant plusieurs jours à Ansemer pour rassurer à la fois mon frère et la noblesse ansemarienne et ainsi aider à apaiser les tensions qui auraient pu jaillir de ma mésaventure… » Il s’est surtout reposé et a cherché à éviter le monde, mais il s’est bien plié à quelques soirées publiques pour prouver au monde qu’il allait bien. « … puis je suis rentré faire mon rapport. Les sermons passés, j’ai été assigné à une nouvelle enquête que je mène depuis. Les choses sont toujours en mouvement à la police, comme vous le savez sans doute. Nous n’arrêtons jamais réellement, même lorsque les affaires sont calmes. »

"- Tu vois mon frère, il y a pire que toi."

Les paroles de Fengo  ne me consolent guère, mais j'acquiesce néanmoins en pensée. Le cerf a raison. Au vu de ce que vient de me raconter Bertin, je ne suis pas le plus à plaindre. Son sourire sans joie, sa main sur mon épaule, et ses mots sont tels des coups de fouet. Bouge toi Rodrigue, cesse de t'apitoyer sur ton sort, il faut avancer. Bertin l'a bien fait, lui. Il a perdu tous les membres de l'équipage qui étaient apparemment sous sa protection. Mais l'étaient-ils vraiment ? Ne me dit-il pas tout ça uniquement pour me rassurer ? Je ne saurais le dire.  Je décide de ne pas mettre ses paroles en doute. Il est un policier, après tout. Nous sommes taillés tous les deux dans le même bois. Un bois solide, certes, mais pas inébranlable. Ma cuisse me rappelle chaque jour mon échec, et il ne se passe pas un jour sans que j'ai une pensée pour le guerrier qui m'accompagnait pendant les missions. Je l'adorais comme un frère et je pense que, malgré nos différences, lui aussi m'appréciait. Enfin, là n'est pas le sujet. Je regarde Bertin droit dans les yeux et, avec un petit sourire, je lui réponds juste :

"- Merci Messire. Cela me va droit au cœur. "

Qu'il me fasse cette confidence me touche beaucoup, en effet. De la part d'un prince qui plus est. Je me sens alors non plus comme un simple gueux, mais comme l'égal de cet homme incroyable. J'ai en cet instant beaucoup de considérations pour le prince. J'ignore s'il s'en est rendu compte, mais il vient de se faire un allié. Un allié fidèle qui n'hésitera pas à accourir au moindre problème. Un mage de combat, cela peut toujours servir, après tout. Nous venons alors à parler de Lilian, sa filleule. Elle a bien de la chance d'avoir un homme tel que lui comme parrain. Il me dit alors qu'il ignorait que j'enseigne actuellement à la jeune fille, et il sourit. Je pense qu'il imagine Lilian en train d'exécuter une formidable boule de feu. Nous arrivons bientôt sous un arbre immense. Fengo, comme à son habitude, lève la tête pour attraper les feuilles les plus basses. Sa formidable ramure fait un beau grabuge parmi les branchages, mais il n'en a cure. Je passe une main sur son encolure, dégageant les feuilles et les insectes et me tourne vers Bertin, je lui dis, avec un grand sourire :

"- A son niveau, je ne me contente que de lui enseigner les bases de la défense et du combat. Mais c'est une élève qui a beaucoup de volonté Messire. Elle n'a peut être pas encore conscience de l'étendue de ses capacités, mais je suis certain qu'elle fera une formidable mage des portails.  "

Nous venons ensuite à parler de ce qu'il s'est passé après notre escapade dans la jungle. J'en viens à lui parler d'Hortense, et lui fait part de mon incompréhension sur la situation. Comment peut-elle avoir obtenu ce qu'elle voulait, alors qu'elle et ses amis ont fait tant de mal !? Bertin semble comprendre ma colère, et me dit que leurs actions auraient facilement pu couter la paix sur tout le continent. C'est alors que je réalise pleinement qu'il a raison. Le zeppelin venait de Sombreciel, et est passé au dessus du territoire démérian pour s'écraser dans la jungle. J'aurais été le polyarche, j'aurais pensé que Déméria aurait provoqué volontairement cet accident. Mais, heureusement, je ne suis pas le polyarche, et encore moins la matriarche. Je frissonne en pensant à la perspective d'une nouvelle guerre. Par les dieux, cela serait fatal à tout ce en quoi nous croyons tous. La société, la paix, la tranquillité et la sécurité... Tout cela écrasé sous les pas de milliers d'hommes et de femmes partant affronter leurs frères sur un immense champ de bataille. Je réponds à Bertin :

"- Elle est persuadée qu'il fallait changer les choses, que ses parents étaient morts à cause de notre ignorance. Mes paroles ont été difficiles à entendre pour elle mais je lui ai dit que le bien du plus grand nombre valait mieux que celui d'un petit groupe partant explorer la jungle. "

J'espère qu'il sera de mon avis. En tant qu'ancien policier, j'ai toujours pensé au plus grand nombre avant l'individu. Ce n'est que récemment que j'ai révisé mes opinions, lorsque j'ai du me concentrer sur mes élèves, sur chacun d'entre eux, pour apprendre à connaitre leurs difficultés et les aider à s'améliorer. Je questionne alors le prince sur la police de l'Ancrage, et il me réponds qu'après être rentré d'Ansemer, il a fait son rapport et, comme moi, a reçu quelques sermons. Il est maintenant assigné à une nouvelle enquête. Même lorsque les affaires sont calmes, la police ne s'arrête jamais. Je laisse échapper un soupir. Ces temps là me manquent affreusement. Fouler les pavés au pas de course, attraper les criminels, enquêter. Etre policier force à aller tout droit dans ce que le genre humain peut faire de pire, et, pourtant, j'adorais mon métier. Je me levais tous les jours avec une seule pensée en tête : "Allons protéger Edenia et ses habitants."
Je souris au prince et lui dis :

"- Je dois avouer que je vous envie, mon prince. Professeur est un métier très enrichissant, mais je regrette de ne plus servir la police. Cette profession faisait battre mon cœur, c'était ma raison de vivre. Il n'y en a qu'un à qui cela ne manque pas : Fengo

- Pour sur que cela ne me manque pas. Je ne pouvais pas toujours être avec toi, et, en plus de cela, je passais mon temps à me faire du soucis.

Fengo, outré, lève la tête et, tout en ayant l'air le plus digne possible, s'éloigne de quelques pas. Le cerf parle très rarement à voix haute. Entendre sa voix grave ailleurs que dans ma tête me donne toujours des frissons. Qu'il le fasse devant Bertin était d'autant plus étonnant. Ha ! Fengo n'a pas beaucoup aimé cette période. Le jour où j'ai été blessé fut sans doute le pire de notre existence. Il savait que j'étais vivant uniquement parce que lui l'était encore, et il n'a pas pu me rejoindre avant une éternité. Cela a été très difficile et, depuis, il ne supporte guère d'être séparé de moi. Le voyage en zeppelin a été une exception, bien entendu.