Rencontre improbable mais due [Astarté]

Ardashir n’aime pas l’Ancrage. C’est un fait plus qu’avéré : il a le mal de l’air par défaut, lui qui n’est qu’habitué à voyager par voie terrestre. Il exècre tout ce qui l’éloigne un tout petit peu de la terre ferme et des territoires calmes où il a l’habitude d’exister. (Calmes étant une manière bien à lui de décrire les mille et unes emmerdes qui manquent chaque jour de leur tomber dessus. C’est calme, à ses yeux, après tout. Calme, après des années de garde du Gouffre et du désert profond où il s’est tant de fois abîmé le visage et les yeux. Calme, après les années de mercenaire ici et là, à s’user dans des allers et retours qui lui ont permis de connaître, comme il l’aurait souhaité, Arhab. Calme, après la saleté et la proximité des bestioles des profondeurs qui se terrent ici et là, qui vous démontent, vous détruisent. Calme, après l’effervescence dangereuse et presque douloureuse de la grande famille qu’est la Caravane, là où il fait bon vivre mais où on peut oublier le semblant de vie privée conservée jusque là. Là où il n’a plus rien, qu’il se met définitivement au service de ceux qui ont besoin de lui.
Ardashir n’aime pas l’Ancrage. Il a peur qu’à chaque instant, la bête monstrueuse qu’est cette ville flottante faillisse et ne s’effondre, écrasant son sultanat adoré. Il a peur que le morceau de terre ne dégringole. Personne ne sait, après tout, comment on a pu a réussir à faire léviter ainsi un aussi grand territoire par-dessus tout. Ce savoir s’est perdu – et s’il est pieux, Ardashir, et s’il connaît les légendes, s’il connaît la raison divine et l’horreur des hommes, il ne peut s’empêcher de se dire qu’à un moment ,tout ce qui monte doit redescendre. C’est valable pour cette machinerie aussi.

La Foire de l’Ancrage, comme chaque année, attire les artistes valdingués d’un bout à l’autre du continent. C’est la raison de la présence de l’Arhabéen si tôt si haut dans le ciel. Ils sont arrivés bien tôt afin de tout préparer… Et Ardashir a décidé d’aller faire un tour dans la foire. D’évacuer un peu ce qu’il peut, car on lui a laissé quartier libre jusqu’à la représentation. C’est donc naturellement qu’il s’est rendu vers un des stands réguliers, proche d’une auberge à laquelle ils ont l’habitude de descendre. Il y traîne la plupart du temps et, pour être tout à fait honnête, il lui faut la compagnie de ceux qu’il ne voit qu’une fois ou deux par an lorsque la Caravane s’arrête si haut. Il lui faut quelque chose pour tenir jusqu’à ce soir, parce qu’il sait qu’une fois la représentation achevée, les conneries vont fuser de part et d’autre de la scène. Qu’il faudra redescendre, reprendre la route, le rythme.

Il profite des quelques minutes, des heures, qu’on lui laisse grappiller. Et alors qu’il se ‘faufile’ dans la foule déjà dense du début de matinée, l’ex-Sentinelle croit apercevoir une silhouette connue, restant de mémoire. Souvenir diffus.
Alors il pousse un peu, s’excuse à peine (ce serait à eux de s’excuser, pour être tout à fait honnête…) et se rapproche d’une demoiselle bien trop arhabéenne à ses yeux – et bien trop connue, à ses yeux. « Astarté ? » Le prénom sonne dans le matin, empreint de chaleur. On ne va pas dire qu’il est heureux de la voir. Juste qu’au milieu des gens dont il n’a que faire, c’est la seule personne à qui il voudrait parler.
Ce qui relève du miracle, dans le cas du guerrier. « J’aurais pas pensé qu’on se recroiserait par ici aujourd’hui. De tous les endroits où l’on pourrait se voir. » En Arhab, oui. Ailleurs, moins probablement. Et pourtant il sourit. Vaguement. Dans la lumière d’août déjà bien forte, son ombre se jette et danse sur les pavés.

La foire de l’Ancrage attirait tant de marchands et d’artisans qu’il aurait été pure folie que l’Or-des-Sables n’y mette pas les pieds. C’est précisément ce qu’elle se disait, la joaillière, en observant les passerelles et les ponts suspendus se faire envahir de si bon matin : de la pure folie. Tout le luxe et le confort de l’auberge à saveur arhabéenne qui l’hébergeait, lors de ses escapades prolongées, n’avaient su lui faire oublier son malaise devant la foire et cette marée humaine qui prenait d’assaut la ville aux mille tours. Créature discrète et solitaire, elle se sentait envahie à la simple idée de parcourir cette foule dense. Mais il le fallait bien. Des marchands venus d’Ansemer pourraient lui vendre des perles de première qualité et du corail rouge si prisé dans ses créations. Des marchandises luxueuses et lointaines, sans l’inconfort d’un voyage sur les terres de ce peuple barbare. Elle s’était donc armée comme seule une fille des dunes pouvait le faire : un sari délicat et léger qui laissait entrevoir sa peau satinée, du khôl sur ses yeux sombres et quelques bracelets ouvragés à chacun de ses poignets.

Astarté s’efforçait de longer les façades des différentes tours qui se dressaient sur son passage plutôt que de se retrouver au milieu de tant de gens. Étourdie par autant de bruits, d’odeurs et d’accents, la discrète joaillière regrettait Vivedune et la douceur de son foyer. Oh! Elle était vivante, Vivedune, et son marché était chantant et parfumé, mais il lui semblait bien plus simple de se fondre dans la masse, de retrouver ses aises, là-bas, contrairement à ici. Ici, où sa peau cuivrée attirait les regards curieux. Ici, où ses saris et ses parures faisaient naître toujours quelques murmures sur son passage. Elle croyait s’en tirer plutôt bien, jusqu’à présent. Jusqu’à ce que son nom résonne depuis la foule. Une voix qu’elle reconnaissait sans mal, aussi chaude et aride que le désert qui les avait vu naître. Ardashir Sinhaj. Le souvenir de leurs souffles emmêlés, elle n’y songeait plus. De cette façon qu’il avait eu de poser ses mains sur elle, de la caresser comme un chaton, elle ne se rappelait plus. Elle se souvenait seulement de leurs conversations qui s’étiraient jusqu’au coeur de la nuit, de leur affection que ne soufflait pas sur leur coeur, mais plutôt quelque part ailleurs, à la frontière de l’amitié. Une amitié aussi étrange qu’insoupçonnée.

- Ardashir!

Il se détachait des autres, immense, et entreprenait déjà de parcourir la distance qui les séparait. Elle le savait bien, La gitane, qu'il devait apprécier au moins autant qu’elle le chaos de la foule et le brouhaha d'une cité beaucoup trop vivante. Ce qui voulait dire très peu. Il était surprenant de le voir ici, au milieu de ces gens colorés venus des quatre coins d’Arven, tout comme il était surprenant de la voir ici, elle aussi. De quelques pas légers, Astarté esquiva un groupe particulièrement festif en dépit du matin encore timide, pour le rejoindre tout à fait. Ardashir, qui la dépassait d’une bonne tête, au moins. Et qui souriait. La gitane eut une pensée sur le fait qu’il devait être réellement heureux de la voir, lui qui était bien difficile à dérider, et se permit de lui offrir un sourire similaire. Vague. Teinté d’une certaine réserve ou d’un petit quelque chose de mystérieux, allez savoir.

- On se trouve un endroit?

Il lui semblait bien peu pratique de lui parler d’ici, dans cette mer humaine, et il lui semblait impossible de se contenter de le saluer sans profiter un peu de sa présence nuancée d’ombres et de lumière. Alors elle pivotait volontier sans entendre sa réponse, déjà soulagée de quitter cet endroit. Il lui avait fallu quelques passerelles et détours dans les étages plus bas pour retrouver un peu de calme, au bout d’une terrasse logée entre deux tours massives. L’Arhabéenne s’appuya sur le garde-fou pour observer les balconnets plus bas encore, jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans la brume épaisse qui séparait encore la Ville Haute de la Ville Basse. Cette vision, Astarté l’avait vu trop souvent à son propre goût, et jamais elle ne s’habituait réellement à cette impression de vertige.

- J’aurais dû me douter que la caravane serait de passage à l’Ancrage. Tu supportes le séjour?

Sa voix se faisait douce, comme souvent, feutrée, maintenant qu’elle n’avait plus à crier à travers la place pour se faire entendre. La langue des dunes lui revenait naturellement, parmi les siens, qu’ils soient à l’Ancrage ou plus loin encore. Et elle se disait aussi que, quelque part, Ardashir serait sans doute heureux de retrouver un peu d’Arhab malgré toutes ces hauteurs.