Vie et force, ma sœur

Des guerres ont été déclarées pour moins que ça, et la colère sourde qui court dans tes veines depuis la mésaventure d’Aubrée en Déméria continue à irriter tes pensées. Tu n’es pas Lidjä, tu n’as ni son pouvoir politique ni sa science de la diplomatie – mais si tu avais été järlesse, ô Vigdis ! La couronne des jardins aurait eu à répondre très formellement du grand péril encouru par ton ailière. Ton ambassadrice, presque ! Dans tous les cas, une proche du trône, qui aurait dû être tenue loin du danger. Tu sais que toute l’escouade partage ton ressentiment. Combien d’heures tu as passées avec Hjalmar, à la lisière de la jungle, après avoir traversé les tréfonds pour te porter au secours de ton amie ! C’est lui qui t’a interdit de t’aventurer dans la sauvagerie luxuriante pour y quérir Aubrée, usant à la fois de son autorité de commandant et de frère aîné, et tu as pleuré ton désarroi dans ses bras, désespérée d’être aussi impuissante. Tu as soigneusement évité la matriarche, pendant la longue attente à la frontière – un incident diplomatique suffisait, nul besoin d’y ajouter un affront abysséen. Et tu l’as récupérée, ton Aubrée, vivante sinon indemne ; et tu l’as ramenée dans les profondeurs familières des Tréfonds.

Et voilà qu’une nouvelle est arrivé de Déméria. Et voilà qu’une équipe d’exploration se monte pour s’en aller arpenter cette jungle dangereuse. Et voilà qu’une des membres de cette équipe suicidaire se permet d’informer le corps des patrouilleurs de la présence au sein de son groupe d’une de tes consœurs ! Qui a bien pu imaginer vouloir arracher une skjaldmö à Abyme, voilà bien ce que tu t’es demandé, riant avec les autres à l’idée saugrenue qu’une patrouilleuse pourrait consentir à aller combattre en surface, si loin de la patrie…
Et voilà que Saga a confirmé avoir d’ores et déjà accepté la demande de son amie surfacienne.
Et tu ne comprends pas.

Aubrée a failli mourir, là-haut. Pourquoi Saga tient-elle tant à aller y risquer sa vie ? N’est-elle pas heureuse en Abyme ?
Non, bien sûr.
Elle y meurt un peu plus chaque jour depuis son retour, et tu comprends, au fond de toi, qu’elle ait besoin de partir, de changer d’air, de voir autre chose que les couloirs obscurs des tréfonds, que d’entendre résonner dans ses oreilles les râles gutturaux des engeances monstrueuses tapies dans les ténèbres.
Tu refuses simplement de consentir au trépas loin de toi d’une autre de tes amies, et ça te fait mal de devoir lui dire au revoir, même si cela fait déjà plusieurs mois qu’elle se balade en surface.

Elle est revenue faire ses adieux à la Citadelle, et toute la phalange de Hjalmar s’est repliée à la capitale, pour honorer d’une petite fête sa retraite des skjaldmös et le début de sa nouvelle vie dans la jungle. Vous êtes là, dans la taverne chaleureuse qui sert les meilleurs breuvages, devant un petit festin, et la fête bat son plein dans la salle commune… et toi, tu es assise le long du mur, ta chope dans les mains, l’humeur morose et le regard sombre. Tu aimerais lui dire de rester. Tu aimerais lui rappeler qu’elle t’est aussi chère qu’une sœur. Que vous avez partagé la camaraderie, les hauts faits d’armes, et la fraternité des profondeurs. Que vous êtes, l’une et l’autre, unies dans votre lutte contre l’horreur.
Mais tout ça, elle le sait déjà.
Ce n’est pas toi, qu’elle fuit, tu le sais bien, mais… ça fait un peu mal quand même.

Un nouveau toast est porté à sa santé, et machinalement, tu lèves ta chope comme les autres. « Vie et force, Saga ! » murmures-tu dans le tumulte.

Il est vital pour Saga de partir, quitter cette nation qui l’a vu naître, grandir, s’épanouir et mourir. Ce n’est pas sans un lourd pincement au cœur qu’elle a pris cette décision : aller en surface, qui plus est dans la jungle et mettre entre parenthèse sa carrière de skjaldmö. C’est dur pour elle de tout quitter, tout ce qu’elle a toujours connu, mais elle sait que c’est un mal pour un bien. Elle sait qu’elle en a besoin. Elle sait que ça lui fera du bien et qu’elle en ressortira encore plus forte même si cela veut dire s’éloigner pendant un temps des gens qu’elle aime de sa famille, de sa patrouille. Même si, elle a déjà été séparée d’eux pendant un an, elle doit à présent réapprendre à vivre et elle sent que c’est loin d’Abyme qu’elle arrivera à y parvenir. Si elle reste ici, elle va s’embourber et se perdre dans des souvenirs plus douloureux les uns que les autres. En Abyme, tout lui rappelle Magnus, tout lui rappelle cette année épouvantable qu’elle a passé au fin fond des profondeurs, elle ne peut pas, elle ne peut plus.

Elle comprend que pour certains abysséens, c’est dur de comprendre toutes les raisons qui ont poussé Saga à accepter ce poste en Déméria. Si on avait dit à Saga, il y a cinq ans, qu’elle irait courir la jungle et protéger un groupe d’exploratrices en surface elle ne l’aurait tout simplement pas cru. Il était impossible si ce n’est inconcevable pour elle de quitter ainsi sa patrie. La vie pousse à faire des choix imprévus, à prendre des chemins que nous n’avons pas forcément prévu. Elle sait que c’est dangereux, mais elle a besoin de ce sentiment d'adrénaline et de danger. Cela lui permet de se sentir vivante. Elle ne disait pas cela il y a quelques mois, mais c’est ce qu’elle ressent au fond d’elle.

Elle est touchée que ses camarades guerriers lui préparent une petite fête en son honneur. Ce n’est qu’un au revoir, mais un au revoir de longue durée, elle part pour de longs mois voir années. Mais, elle reviendra. Abyme, c’est chez elle. Elle part juste le temps de panser ses blessures et oublier un peu ses cicatrices.

C’est le coeur lourd qu’elle s’approche de Ljöta, toute seule, adossée le long du mur, chope à la main.

« Tu terrasseras les monstres pour moi, n’est-ce pas Ljöta ? Je compte sur toi. »

Evidemment qu’elle continuera, mais Saga n’a pas les mots, il fallait bien dire quelque chose, alors... Elle est désolée, Saga, tellement désolée. Dans un sens, elle a l’impression d’abandonner Ljöta et les autres et d’un autre côté, elle n’a pas le choix. Elle ne peut plus aller patrouiller à ses côtés, comme avant. Pas sans Magnus. Pas après tout ça. Ljöta est clairement et visiblement préoccupée, alors elle ajoute :

« Tu vas me manquer... mais je reviendrais. Je te le promets. »