L'habit ne fait pas le moine

Ombeline est assise dans l’arrière-boutique, le livre de comptes ouvert devant elle. La journée tire sur sa fin mais l’heure de fermeture n’est pas encore arrivée. Néanmoins elle commence déjà  à regarder ce que donne les ventes et commandes du jour. Un crayon en main, elle s’apprête à inscrire un chiffre quand les clochettes de la porte d’entrée retentissent. La jeune femme se redresse et quitte sa chaise pour passer dans la pièce adjacente. La boutique tenue par la famille Taillelaune est de taille moyenne et présente aux visiteurs sur des mannequins en bois des pièces d’habits ainsi que des vêtements complets. L’un des murs est couvert d’étagères où se trouvent de nombreux rouleaux de tissus bien que l’essentiel se trouve dans l’atelier familial, mais cela permet de donner une idée aux clients.

Un homme se trouve au niveau de l’entrée et Ombeline s’avance vers lui. Son visage ne lui est pas familier, elle ne croit pas l’avoir déjà vu dans la boutique. Serait-ce un nouveau client ? C’est possible mais il peut être également un client non régulier des Taillelaune, après tout elle n’est pas la seule à œuvrer au niveau de la boutique et elle partage son temps avec l’atelier et les déplacements nécessaires à son métier.

- Bonsoir monsieur. Que puis-je pour vous ?

Ombeline se montre avenante et polie, elle s’enquiert des désirs de son client pour savoir ce qu’il  recherche et pour l’aiguiller au mieux avec ses conseils. Vêtue d’une robe aux teintes claires parsemée de motifs aux couleurs chaudes, Ombeline porte une ceinture où se trouve une paire de ciseaux ainsi que son mètre ruban, le complément pour prendre des mesures étant accessible au niveau du comptoir. Son regard observe le nouveau venu, étudiant son mode vestimentaire qui peut parfois être révélateur, attendant d’en savoir plus.

«Meldred, c'est plus possible là. »

Les bras plein de livres, en plein ménage de sa minuscule cabine, un Cielsombrois passablement - très - bordélique n'ose même pas relever le regard. Avec délicatesse il se préoccupe de déposer en une pile ordonnée les ouvrages dans un petit caisson prévu à cet effet. Caissette de marchandises à laquelle il a ajouté un cordage, cordon de sécurité, qui sert sommairement de table de nuit et de bibliothèque. Les dos élimés de cuir s'alignent devant ses yeux, et par habitude il en parcourt les titres en lettres fanées.
Jusqu'à ce qu'une main calleuse se pose sur son épaule et l'arrache à sa contemplation, en tout cas.
«J'te cause, tu sais.
- Tu avais pas l'air d'avoir besoin d'une réponse, lui rétorque calmement le brun. Si mon fourbi t'ennuie, laisse-moi finir. »

Au lieu de ça, le blond qui a gracieusement accepté de l'aider à trier ses maigres possessions à bord lui présente dans toute sa longueur un manteau gris quelque peu élimé. Un peu rappiécé, ici et là, également.
« Oui ? »

Ledit blond fait alors passer sa main dans un trou en plein milieu du manteau.
Un peu, beaucoup trop porté.

Meldred serre les dents et lâche un équivoque «Moui ? », sachant qu'il est sur le point de se faire incendier pour ne pas savoir prendre soin de ses affaires, même de ses affaires ayant bien sept ou huit ans.
«Il ne te va même plus, pourquoi tu le gardes ?
- J'aime pas me débarrasser de choses qu'on m'a offertes. »

~ O ~

Au final, Hector a gagné. De passage à Euphoria pour un commerce tout à fait légal - plus ou moins -, le Chapardeur a demandé quelques heures pour au moins aller passer une commande chez un tailleur où ils ont l'habitude de faire couper leurs vêtements. Les contrebandiers toujours restent attachés à la capitale cielsombroise ! Et Meldred ne fait pas exception.

Le brun pousse la porte élégante de la boutique, et se sent immédiatement... Déplacé. Déplacé, dans son long manteau rappiécé et véritablement concu pour la praticité, aux manches élimées et en lambeaux. Déplacé, décoiffé, ses bottes confortables certainement trop normales, sa chemise trop quelconque, tout son être trop 'voyageur'. «Bonsoir dame. » salue en retour le chapardeur. Pas de sourire de sa part, à peine un mouvement des lèvres - il est gêné, le trentennaire.  S'approchant de la propriétaire, suppose-t-il, de la boutique, il a l'air plus embêté que calme. Honte ?
« Je viens sur les conseils de mon entourage, dont la plupart sont des réguliers de votre boutique...»
Ce n'est pas faux : les mieux nantis du Chapardeur aiment à se fournir ici, de temps à autre. Leurs noms ne lui diront rien, il est peu probable qu'elle connaisse. «Je serais ici pour vous passer commande, éventuellement d'un possible remplacement pour mon manteau actuel. Celui-ci... » Il lève les yeux au ciel, ne terminant pas sa phrase. Le nombre de mots relatifs à la possibilité rend très claire l'idée qu'il ne veut pas forcément s'en débarasser. « Ayant été jugé cas désespéré par leurs soins.» Marmonne-t-il un peu à contrecoeur.

Son visiteur n’a pas l’air à son aise au milieu de la boutique et Ombeline l’observe, constatant que ses habits sont loin d’arborer les extravagances cielsombroises. Elle voit un homme vêtu d’un manteau rapiécé à la coupe plus pratique que remarquable, des vêtements simples, reflet d’une personnalité simple ? En tout cas, il s’approche d’elle et la jeune femme se demande si elle l’intimide, mais elle immobile dans une posture d’attente jusqu’à ce qu’il s’exprime. Un sourire en coin se dessine sur son visage. Ainsi il ne vient pas de lui-même mais plutôt poussé par des proches. Elle comprend mieux son attitude, généralement les personnes qui n’ont pas envie de changer se montrent récalcitrantes et verront d’un œil désintéressé les propositions faites. Néanmoins, ceux qui l’ont incité font partis des clients de la boutique donc Ombeline considère que c’est un gage de qualité appréciable que de se voir recommandé. Il veut passer une commande pour changer de manteau mais la manière dont il formule sa demande démontre clairement que c’est à contrecœur. A elle de lui faire accepter ce changement.

- Je vois. Puis-je voir votre manteau de plus près ? Ainsi elle peut inspecter plus précisément sa conception, voir s’il a des particularités et confirmer ou non qu’il ne peut être récupéré. Elle secoue la tête, songeuse, devant l’état de l’habit. Puis elle enchaine avec un lot de questions qui lui permettront de cerner les envies de son client. Souhaitez-vous un vêtement similaire ? Avez-vous déjà réfléchi à un type de tissu ? Une couleur ? Je peux vous présenter des échantillons pour vous aider dans votre réflexion si vous voulez.

Elle lui laisse le temps de lui fournir des réponses qu’elle notera sur le carnet de commande.

- Il faut également que je prenne vos mesures. Cela lui permettra d’ajuster le patron suivant les consignes du jeune homme, notamment s’il souhaite une coupe ajustée ou un peu plus large. Est-ce le seul habit dont vous souhaitez passer commande ?

Après tout, il pourrait profiter d’être venu pour commander d’autres vêtements. Ombeline se demande si le reste de sa garde-robe est dans le même état que ce manteau.

Je sais que tu n’en as pas envie, Meldred, mais la pauvre elle n’y est pour rien ! Tu ne peux pas lui infliger ton désespérant visage vide, tu sais…
Pardon ?
Mais si, tu sais, quand tu donnes l’impression de tellement t’ennuyer que ton âme a décidé de prendre la clé des champs, et que clairement ton interlocuteur pourrait danser nu devant ton nez que t’en aurais rien à faire.
Mais arrête, je suis pas comme ça.
Ah si, si ! Pour vivre avec toi, si ! La voix virulente du raton-laveur dans sa tête lui ferait lever les yeux au ciel d’agacement… Mais vu qu’il ne veut pas réagir aux remarques mesquines d’un gros oppossum qui se prend pour un bandit – c’était mesquin et très vilain ! - il se contente de reporter son attention sur la jeune femme.

Et là, malgré les ronchonnements du familier au fond de son esprit – il réussit à reprendre pied entièrement dans la réalité. Constate qu’effectivement, il sent les traits de son visage un peu tirés. Le chapardeur prince des nuées se sait entrain de faire la gueule. Elle n’a rien demandé, c’est vrai. Elle ne mérite pas de le voir aussi renfrogné.
Alors il se force à obtempérer comme il le peut. Il se débarrasse avec habitude de son manteau – qui fait, honnêtement, peur à voir, il peut le constater maintenant – et le lui tend avec délicatesse. « Je recherche quelque chose de similaire, à dire vrai. Un peu plus récent dans la coupe, peut-être ? J’avoue être totalement passé à côté de ce qu’il se fait, ces dernières années. » Avec un sourire qu’il voudrait engageant, comme pour s’excuser, l’homme à la moustache hausse les épaules.

« Quoi qu’il en soit, il le faudrait idéalement sombre, assez résistant pour durer quelques temps et affronter les intempéries… Ce manteau-ci, fait-il en le soulevant un peu, est en bien mauvais état à cause de mon travail. Je fais partie de l’équipage du Fabuleux. »
Le Fab’, comme on l’appelle ici et là, est un des dirigeables de fret assez imposant et dont l’équipage tourne régulièrement. Il navigue principalement entre Euphoria et le nord du pays, sans s’aventurer trop près des frontières. Le Chapardeur a plus d’une fois croisé sa route, en des circonstances pour ou moins agréables. « Sinon, hormis ces deux critères, je vous laisse carte blanche. »

Après un petit instant d’hésitation, le trentenaire la regarde et, embarrassé, finit par demander. « Aucun souci pour prendre mes mesures. Juste… Dites-moi comment vous aider à ça ? » Sa dernière visite chez le tailleur remonte à bien trop loin. « Et je ne pense pas avoir d’autre chose à vous commander. »

Ainsi il cherche quelque chose de similaire et il précise ne pas être au fait des dernières tendances. Ombeline hoche la tête avec un sourire indulgent. Apparemment, il n’est pas aussi réfractaire au changement qu’elle le pense  car il se laisse aller à quelques réponses. Et quand il précise être membre de l’équipage du Fabuleux, Sierra ne peut s’empêcher de faire un commentaire.

Oh, un homme volant ! Le familier d’Ombeline pointe le bout de son nez pour observer le visiteur. Allons Sierra il vole sans voler. Vous devez beaucoup voyager, je comprends mieux l’état de votre manteau. Ombeline se concentre de nouveau sur son client.  Elle note les exigences du jeune homme sur le carnet de commande ainsi que le fait qu’il lui laisse carte blanche pour le reste puis elle s’approche de lui en récupérant le mètre ruban à sa ceinture. Alors vous n’êtes que de passage à Euphoria finalement. Pour les mesures, tout d’abord veuillez écartez les bras comme ceci. Tout en parlant, Ombeline mime la position qu’elle attend de son interlocuteur, bras à quatre-vingt dix degrés du reste du corps. Je vais prendre les mesures de chaque partie de votre corps pour que le manteau corresponde à votre gabarit et que ses proportions soient en harmonie avec votre silhouette. Je vais commencer par la mesure de vos membres et de votre buste puis je passerai au tour de cou, de torse, de taille… Si le contact vous dérange n’hésitez pas à me le dire.

Certains clients n’aiment pas forcément sentir autour de leur cou le mètre ruban mais elle ne s’en formalise pas. Elle s’attelle à prendre les mesures des bras puis une fois terminée cette étape, elle indique à son client qu’il peut les baisser. Elle passe ensuite derrière lui et positionne son mètre dans le dos. Ombeline tourne autour du jeune homme pour ses prises de mesure qu’elle note dans le carnet de commande.

- Puis-je connaitre votre nom pour l’indiquer dans la commande ? Elle tapote le carnet pour étayer ses paroles. Vous comptez rester combien de temps à Euphoria ? Elle l’interroge pour avoir une idée du temps dont elle bénéficie pour faire le manteau et s’il est possible de faire des essayages intermédiaires.

Ensuite, elle se dirige vers les rouleaux de tissu et les inspecte avant d’en sortir quelques exemplaires pouvant correspondre aux besoins du jeune homme. Des teintes marrons, bleues et vertes foncés sont ses premiers choix, des tissus unis sans fioriture parmi les textures résistantes aux intempéries.

- Alors, il est possible de faire des associations de couleur, de choisir une teinte différente voire des motifs pour la doublure. Après s’il voit autre chose qui attire son attention sur les étagères, elle est preneuse. Donnez-moi vos choix puis comme vous me laissez carte blanche, je vous confectionnerai le manteau adéquat.

Meldred n’y connaît que dalle en vêtements. Vraiment. Il est loin d’être coquet ou tout simplement… Attaché à sa livrée ? Peut-on dire quelque chose du genre ? Ses vêtements ne lui servent clairement que parce que les airs, le climat également, impliquent que se balader en chemise légère et en pantalon troué n’est pas possible la plupart du temps. Que l’île des Comètes ou les sommets enneigés de Sombreciel ne sont pas les meilleurs endroits où oublier son manteau. Ou ses vêtements.
Ou ses chaussures. Surtout tes chaussures, Meldred. Je te rappelle la fois où l’on s’est rencontrés et que tu as pataugé pieds nus dans une mare… ?
Merci, tu es trop aimable, Cassandre.
Je t’en prie.

« Euh… Vous pouvez indiquer Julien. Mimèsis. » Le nom qui sort à peine sans hésitation, juste le temps de se souvenir de l’alias qu’il noue au Fabuleux. C’est le nom d’une famille perdue du côté d’Ivresonge, il en est à peu près certain. Il faut dire qu’il fait du mieux qu’il peut, pour se renseigner sur les aliases qu’il emprunte. Les autres membres de l’équipage n’ont pas tous cette sensibilité, et ça leur a causé quelques petits soucis quand ils ont emprunté, à un moment, le pseudonyme d’un domaine ruiné de Sombreciel… Comment auraient-ils pu deviner que la Pléïade n’était pas totalement morte et barrée des registres, que certains en portaient encore le nom ? Ils ne sont pas des espions, enfin !

Docilement Meldred écarte les bras, comme on le lui demande. Il sait rester calme et sans bouger – pour peu qu’il contrôle son souffle correctement, et qu’aucune démangeaison ne vienne le déranger. « Nous restons peu, mais revenons régulièrement au port de la plus belle des capitales. » Son sourire, éclatant, cache admirablement le mensonge. « Je suis entièrement tributaire des déplacements du Fabuleux, pour le coup. Nous avons trois jours à terre, et il me semble que nous repartons sous peu. »

Il agite un peu la main sur la proposition de la jeune dame, sans même réfléchir. Rester entièrement immobile, ce n’est pas possible, pas vrai ? « Une doublure sans motif me suffira amplement. Peut-être du rouge sombre ? Rien de bien frappant en tout cas. » Le sourire léger. « Imaginez si je me faisais repérer, au milieu de mes camarades. Même si votre ouvrage gagnera, j’en suis sûr, à être reconnu… Sortir du lot n’est pas extrêmement recommandé. » Il semble s’excuser un peu, le jeune trentennaire.