Avant de partir

Ses talonnets l'annoncaient déjà, claquant sur les pavés à bon rythme, alors qu'elle s'avancaient dans les dédales de la Ville Basse. Il y avait quelques années qu'Agathe visitait l'Ancrage et, loin de se déclarer experte de ses passerelles et ruelles, elle connaissait les détours et passages à emprunter pour rejoindre la Cour des Miracles sans attirer l’attention. Aujourd'hui, toutefois, elle ne s'y rendait pas pour l'une ou l'autre des missions du Pas de l'Ombre. Elle s'y rendait pour retrouver sa grande soeur. Un voyage en zeppelin où Aubrée devait œuvrer toute seule. Une pointe d'envie traversait le coeur de la cadette, alors qu'elle pénétrait le repaire des Ombres. Comme elle avait hâte d'être une Ombre à part entière, elle aussi! Voler toute seule, selon ses contrats, faire ses preuves, appuyer la guilde et servir ses idéaux… N'aimes-tu pas voler avec Nathanaël? ...Oh! Joli alexandrin Hallebarde! Je m'exerce, je m'exerce, mais la question n'est pas là. Son Nathanaël allait lui manquer, évidemment, lorsqu'elle ne serait plus apprentie. Depuis près de trois ans, Agathe le suivait où qu'il aille : dans ses déplacements pour les boutiques, dans ses rencontres mondaines, lors de ses contrats pour le Pas de l'Ombre. Hallebarde soulevait un pan de vérité. Elle appréciait cette complicité qu'ils avaient développée, à force d'œuvrer ensemble, et son père allait lui manquer lorsqu'elle volerait seule. Et lorsqu'elle serait prête à vivre sa propre vie, désormais qu'elle était adulte. Mais l'idée de faire ses preuves la travaillait de plus en plus, surtout en voyant sa grande soeur agir en solitaire!

- Aubrée!

La cadette avait empoigné ses jupons à pleines mains pour accélérer le pas sur les derniers mètres la séparant de sa soeur. Agathe l’avait repérée non loin, toute aussi blonde qu’elle-même pouvait l’être. Elle gloussait de ravissement en serrant Aubrée contre elle. Depuis combien de temps ne l'avait-elle pas vu? Trop, assurément! Il y avait tellement à lui dire : les derniers potins d’Euphoria, le dernier vol accompagné de Nathanaël, la dernière robe qu’on lui avait offert…! Peu de pertinence, beaucoup de réjouissance.

- J'ai largement profité de l'Ancrage hier, et aujourd'hui je me dédie toute à toi. Dis-moi tout! Comment vas-tu? Et Saturnin? Il est avec toi? Hallebarde te "conjure" d'être prudente et de ne pas manger ton ver avant l’heure. J'ignore ce que ça peut bien vouloir dire, mais ça faisait grand sens pour lui, ce matin...

Enfin, Agathe se taisait pour offrir à son aînée un sourire radieux. Son bras se glissait au sien, et la jeunette entraînait l'assassine à sa suite vers une destination qu'elles connaissaient très bien. Ce n’était pas à la Cour des Miracles, mais tout de même en Basse Ville. La taverne de la Rose. C'était là qu'elles se retrouvaient avec Arnaut, lorsqu'il était de passage à l'Ancrage. Des pirates, des voleurs, des assassins et toute la racaille d'Arven y faisaient escale. Mais aux yeux d’Agathe, la clientèle était toute autre. Il s’agissait des frères et sœurs du Pas de l’Ombre, ainsi que l'autre famille d'Arnaut. Celle qui prenait soin de son jumeau lorsqu'il était loin d'elles.

- Je t'offre le repas! Ou à boire, comme tu le souhaites. Nathanaël m'a laissé un peu de fleurons pour des pâtisseries, mais Zacharie m’en avait aussi offerts avant notre départ pour l’Ancrage. Il y en aura suffisamment, je crois.

Largement, pour dire vrai. Elle le savait bien, Agathe, combien elle était dorlotée par ses deux pères, surtout lorsqu’ils se plaisaient à jouer la comédie pour mieux garnir sa bourse lors de ses séjours à l’Ancrage. Dorlotée, gâtée, choyée. Juste avant son départ, ils lui avaient offert une robe délicate, celle qu’elle portait précisément pour retrouver sa soeur, d’un lila tendre qui s’harmonisait avec le printemps en plein éveil. Pour célébrer son dernier séjour à l’Ancrage en tant qu’apprentie. Elle pouvait bien claironner à Hallebarde qu’elle était adulte et rêvait de s’émanciper dans une mission pour le Pas de l’Ombre, mais la vérité était qu’elle aimait bien qu’on la cajole avec autant d’affection. Autant de douceur et de protection lui avait cruellement manqué, petite. S’en défaire était difficile, malgré ses rêves d’indépendance.

D’ordinaire, Aubrée est heureuse de se rendre à l’Ancrage. Même si elle apprécie peu l’idée que la ville flottante soit située dans les airs et qu’il faille soi-même prendre un ascenseur ou autre machine volante pour s’y rendre, la ville aux mille tours est, aux yeux d’Aubrée, un véritable havre de paix. Après tout, c’est là que se trouvent les quartiers du Pas de l’Ombre, et que la jeune assassin aime retrouver ses collègues de tout le continent. Où elle peut retrouver Agathe et Arnaut, également, de temps en temps. Elle est fière de ce qu’ils sont devenus, tous les deux, loin de l’emprise ansemarienne. Même si les enfants Martel sont désormais tous les trois des criminels, ils sont libres, et c’est tout ce qui compte.

D’ordinaire oui, elle est heureuse, mais aujourd’hui c’est différent. Si l’idée de partager un moment avec Agathe la rend joyeuse, la véritable raison de sa venue à l’Ancrage l’angoisse. Dans trois jours, elle embarque à bord de l’Astrolabe pour une croisière aérienne, officiellement de son plein gré, pour quelques jours de vacances. La raison est toute autre ; c’est Ljöta, en tant qu’écoutante, qui l’a envoyée négocier un contrat avec l’ambassadrice de Sombreciel à bord du zeppelin, alors qu’elle est parfaitement au courant des peurs de la jeune assassin, bien plus à l’aise sous terre qu’à des mètres au-dessus du sol. Aubrée a bien tenté de marchander en étalant toute une liste de contre-propositions et d’arguments plus ou moins bien construits (« … On ne peut pas la rencontrer autrement ? Personne d’autre n’est disponible, tu es sûre ? Et pourquoi moi, d’abord ? »). Mais elle a fini par comprendre que c’était un défi que Ljöta lui posait pour surmonter ses peurs, et que se défiler ne la ferait que passer pour une lâche faisant passer ses propres intérêts avant ceux du Pas de l’Ombre. Alors, elle a accepté, un peu à contrecoeur, mais fermement accrochée à l’idée qu’elle ne faillira pas et qu’elle lui prouvera qu’elle est digne d’être sa protégée.

Elle est arrivée à l’Ancrage il y a quelques heures, et a aussitôt rejoint les pavés de la Cour des Miracles, accomplissant au passage deux ou trois courses pour Ljöta et prenant quelques nouvelles des autres Ombres présentes. Et maintenant, elle attend, sagement adossée à un mur, que sa cadette la rejoigne. Vêtue d’une tunique confortable et discrète, elle passe inaperçue aux yeux du monde. De tout le monde, sauf d’une blondinette au pas bien pressé et à la voix enjouée. « Aubrée ! » La plus grande tourne la tête et se détache de son appui en écartant les bras, un immense sourire aux lèvres, avant de serrer fort sa précieuse petite sœur dans ses bras. « Bonjour Agathe… Tu m’a tellement manqué. »

Depuis combien de temps ne se sont-elles pas vues ? Trop longtemps, certainement. Leurs emplois du temps sont bien remplis, à elles deux,  et les occasions de se retrouver sont rares, ce qui les rend d’autant plus heureuses. Assaillie de questions, Aubrée glousse comme une enfant, avant de laisser la plus jeune se détacher et lui prendre le bras. « Je vais bien, et toi ? » Elle lève le menton vers le ciel – ou plutôt, le haut des tours. « Saturnin est quelque part là-haut. Les occasions de se dégourdir les ailes sont bien trop rares en Abyme… » Elle esquisse une moue légère en sentant que le joli canard approuve pleinement ces derniers mots. Elle a conscience que la vie souterraine ne lui convient pas spécialement, et elle s’en veut un peu parfois. La skjaldmö ramène son attention vers sa sœur. « Je crois que Hallebarde s’inquiète un peu. Tu peux le rassurer, tout se passera bien pour moi. » Elle n’en croit pas un mot, mais c’est certainement ce qu’elle doit dire pour apaiser les inquiétudes de tout le monde, y compris les siennes. « Passe-lui le bonjour de ma part ! A moins qu’il ne soit avec toi ? » Elle jette un œil sur la tenue d’Agathe. Peut-être est-il par là, dissimulé entre les plis de sa jolie robe violette ? Non, il l’aurait sans doute salué. « Ta robe est très jolie, dis-moi. C’est un cadeau ? » Sans doute que ses parents adoptifs la couvrent de présents, tous plus incroyables les uns que les autres, pour la rendre heureuse. Elle le mérite.

Leurs pas les mènent jusqu’à la taverne de la Rose. Elle apprécie cet endroit, Aubrée, et la compagnie des Ombres ainsi que des pirates lorsqu’ils s’amarrent au port. Et puis, c’est là que se retrouvent le frère et les sœurs Martel, lorsque leurs obligations ne les retiennent pas tous les trois dans un coin différent du monde. « Oh, c’est gentil ! Mais ne te sens pas obligée, hein ? » La blonde baisse le nez sur sa propre bourse, lourde de pièces. « Ljöta a également veillé à ce que je ne manque de rien pour le voyage. Je pourrais compléter s’il te manque de quoi payer, ou t’offrir le dessert, comme ça ! » C’est la moindre des choses, après tout.