La famille que l'on choisit

Lilian!  Lilian! Ce n’est pas tant la voix que le museau humide contre ton nez qui te tire du sommeil.  Pas encore tout à fait prête à te réveiller, tu te retournes, t’enfouissant dans tes douillettes, prête à retourner dans le monde des rêves. Je n’ai pas cours aujourd’hui, laisse-moi dormir…  Quel dommage, je devrai manger ces brioches chaudes tout seul alors… Tu te redresses d’un bond et repousses les draps avec empressement.  « Mistral?  Où es-tu? »  fais-tu en fouillant dans tes couvertures, mais tu ne m’y trouveras pas.  Dans ton geste précipité, tu m’as fait tombé en bas du lit.  Encore une fois.  Ça m’apprendra à essayer de te réveiller pour que tu ne sois pas en retard…  Tu me fais le coup à chaque fois et si ce n’était de mes couinements, tu ne réaliserais jamais où je me trouve.  Au moins, la pratique a fait en sorte que de douillets coussins posés de chaque côté du lit accueille ma chute.  Enfin, je réussis à attirer ton attention et ton visage se crispe, ta bouche s’entrouvre, ton nez se plisse et tes yeux se ferment.  Respire Lilian.  Je vais bien.  Je ne te presse pas, la crise va passer doucement.  Avec le temps, on aurait pu croire que tu te serais habituée, c’est un accident si fréquent, mais l’idée d’avoir pu me faire mal te plonge dans une angoisse profonde.  Lentement, mais sûrement, je remonte sur ton lit grâce au petit escalier que tu as fabriqué pour moi et je viens me rouler en boule contre ta hanche.  Ta main glisse sur mon poil soyeux que j’ai bien pris soin de nettoyer ce matin à coups de lichettes.  Ta respiration se stabilise, tes nerfs se détendent.  Le moment est passé.  Doucement, tu me prends entre tes mains pour me serrer contre ton coeur.  « Je suis tellement désolée, Mistral. »  Allons, ne pleure pas, je n’ai pas mal.  Viens, on mange.  Tu vas en retard.

Et c’est à ce moment que tu réalises qu’il est beaucoup plus tard que tu ne le croyais.  Tu me poses sur le matelas et saute en bas du lit, tâchant d’enfiler avec hâte tes chaussettes.  Je savais que ça allait se passer comme ça.  Comme tu cherches le second bas de la paire, je l’attire vers toi, soigneusement  coincé entre mes dents pour ne pas y faire de trous.  Il m’a fallu beaucoup de pratique pour en arriver là, mais aujourd’hui je suis tout à fait fier de t’apporter les différents éléments de ta tenue sans en percer un seul!  Tu te glisses dans ton jupon et serre ton corset comme tu le peux avant de passer ta robe, une élégante de tenue offerte par Bertin pour ton dernier anniversaire et très certainement ta préférée.  D’un bleu indigo, elle te va si bien.  C’est sa couleur préféré, au prince, et par la même occasion la tienne aussi.  Étrangement, tu alignes presque tous tes goûts avec les siens.  Je ne comprends pas trop.  Et cette robe…  Tu la gardes pour les occasions spéciales, de crainte de l’abîmer inutilement.  Ce qui est une précaution superflue à mon avis, car ton oncle t’achèterait bien une nouvelle robe si le besoin s’en faisait sentir, il ne t’a jamais privé du confort nécessaire, ni ta tante non plus.  À mon avis, c’est du gâchis, mais je me garde bien de t’en faire la mention.

Une fois bien habillée, tu t’installes devant ton miroir pour te coiffer.  Quelques coups de brosse suffisent, tu n’as jamais eu le talent qu’il fallait pour nouer tes cheveux.  Je t’emmène tout de même un joli ruban pour garder tes cheveux à l’écart de ton visage et tu es fin prête. Comme tu es belle Lili! Un large sourire étire tes lèvres.  Normalement, tu rends visite à ton oncle pratiquement à chaque fois que c’est congé et qu’il n’est pas en fonction, dès que tu as fini tous tes devoirs que tu lui montres fièrement, recherchant son approbation.  Mais aujourd’hui, l’occasion est un peu différente.  Tu ne sais pas dans combien de temps tu pourras reprendre tes visites chez ton oncle puisqu’il part en voyage pour quelque temps.  Tu ne raterais pour rien au monde cette dernière occasion et tu espères que vous pourrez vous réunir quelques instants avec Ambroise et sa mère aussi avant que tu ne doives retourner à l’académie.  Tu attrapes ta besace, me places avec délicatesse à l’intérieur, me donnes ma part de brioche et quittes ta chambre en croquant avec appétit dans la tienne.  Je savais qu’elle te plairait.

Quelques miettes traînent encore à la commissure de tes lèvres quand tu émerges dans le magnifique hall d’entrée.  Le museau pointé hors du sac, je constate qu’il t’attend déjà.  Dès que tu te mets à courir pour le rejoindre, mon corps bascule et je ne vois plus rien que quelques jets de lumière.  Ça me secoue de tout partout et je t’entends t’exclamer : « Parrain! » avec une joie enfantine.  Je percute quelque chose de dur, il s’en est fallu de peu pour que tu ne m’écrases en te jetant dans ses bras.  Heureusement que le pire est évité, tu ne t’en serais pas remise et je ne sais pas si cette fois j’aurais été en état de t’aider à surmonter la crise qui s’en serait suivie.

C’est avec un sourire aux lèvres qu’il a accueillit cette journée lorsque le sommeil s’est enfui, chassé par les lueurs du soleil que laissaient entrer les rideaux entrouverts. Il inspire lentement avant de s’étirer puis, un peu à contre-cœur tout de même, se tirer du lit. Il n’y a pas de presse de son côté. Il a du temps. Tout le temps du monde, d’une façon. Une journée de congé peu avant son départ en « vacances » comme le monde le voyait. Une journée qu’il a décidé de partager avec Lilian. Sa fille-nièce-filleule – en fonction d’avec qui il parle. Est-ce cette idée ou les volutes persistants d’un rêve qui éclairent son visage ? Il aurait été bien impossible de le dire. Quoi qu’il en soit, il semble heureux lorsqu’il rejette les draps pour se lever. Il a toujours été un homme de famille – quoi qu’en dise Bartholomé – et passer du temps avec eux lui fait sincèrement plaisir.

Il profite de son réveil en douceur par les chaleureux rayons du soleil pour se laisser aller songer. À tout, à rien. Simplement perdu dans ses pensées alors qu’il commence sa toilette pour se rafraîchir avant d’enfiler des vêtements à la coupe parfaite. Ils demeurent simples, plus que ce qu’il ne porterait à Port-Liberté. Il ne tient pas non plus à inviter les petites mains fouineuses dans ses poches, même s’il ne compte pas visiter les zones moins recommandées de la ville ce matin. Ainsi vêtu, il quitte alors sa chambre pour rejoindre la salle à dîner où il s’installe confortablement pour siroter la boisson proposée par majordome. Il a peu de serviteurs ici, à sa demeure de l’Ancrage. L’endroit n’est pas très vaste, surtout comparativement au palais ou même au manoir qu’il occupe lorsqu’il visite Vivécume, et il n’y reçoit que très peu. Cela ne l’empêche pas de vouloir s’assurer un minimum de confort et avoir quelques employés pour veiller à la tenue de l’étage lui semble être un bien faible investissement pour ne pas avoir à se soucier des tâches ménagères lui-même.

Le repas qui lui est servi est simple à sa propre demande. Il apprécie beaucoup sa cuisinière qu’il a personnellement choisie pour ses talents, mais ce matin il a envie de se détendre, et non pas d’attendre. Un repas simple est beaucoup moins long à préparer ce qui lui laisse davantage de temps pour vaquer à ses occupations avant de se faufiler vers les passerelles et couloirs, vers l’extérieur, vers l’Académie où il a donné rendez-vous à Lilian pour leur journée ensemble.

C’est là qu’il l’attend avec son attitude nonchalante, son sourire charmeur et sa bonne humeur. La voir ainsi courir vers lui lorsqu’elle l’aperçoit enfin illumine le regard de Bertin et c’est avec affection qu’il referme son étreinte sur les épaules de la jeune fille lorsqu’elle se retrouve contre lui. « Bonjour Lilian ! » Il rit légèrement en l’éloignant tout juste assez pour pouvoir l’observer. « Ma foi ! Tu grandis trop vite encore, tu sais ça ? Je devrais interdire au temps de te faire changer pendant ton séjour à l’Académie ! Ou demander à Pénélope de me laisser vivre ici ! » Il sourit à Lilian avant de l’inviter d’un geste à l’accompagner. Ils ne vont pas non plus rester ici toute la journée dans la cour de l’Académie !

« Je songeais que nous pourrions aller visiter la confiserie que nous avons vue la dernière fois. J’ai vérifié en route, elle est ouverte aujourd’hui ! Aurais-tu envie de te promener en ville et de passer acheter quelques friandises à partager avec ta compagne de chambre ? » Ou pour elle toute seule. Ça n’importe pas à Bertin ce qu’elle en fera. Il a envie de passer du temps avec elle, simplement, et il ne fait aucun doute que la visite d’une confiserie ne serait qu’une infime partie de leur temps ensemble. C’est la conversation entourant la balade qui lui fait le plus plaisir ! « J’ai demandé à Mira de préparer ton repas préféré pour le repas ce soir dans l’espoir de te convaincre de rester à manger avec moi. Je te ramènerai à l’Académie après cela. Qu’en penses-tu ? »

Je peux sentir le plaisir que te fait cette remarque de Bertin sur ta taille.  Tes joues doivent être roses de plaisir d’être complimentée de la sorte et surtout à l’idée de savoir que tu manques à ton oncle tout autant qu’il te manque.  Tu serais bien prête à pétitionner auprès de ta tante d’ailleurs pour qu’elle l’autorise à vivre sur le campus.  Tu pourrais le voir plus souvent  que quelques jours quand il a congé et toi pas de cours.  C’est vraiment trop peu, je sais combien tu aimes passer du temps avec Bertin.  Mais plus encore combien tu as grand espoir de le rendre fier de toi et c’est pour ça que ça te fait tant plaisir qu’il remarque que tu as grandi.  Enfin, rien qu’un peu, car je ne veux pas trop te décevoir Lilian, mais tu dois bientôt être à la fin de ta courbe de croissance malheureusement.  Dès qu’il t’invite à le suivre, tu attrapes son bras avec un large sourire, pleinement heureuse à l’idée de pouvoir passer du temps avec ton parrain.  Tu es bien choyée, tu le sais bien et c’est le coeur empli de reconnaissance que tu reçois toutes les petites marques d’attention qu’il a pour toi, comme celle de se rappeler de la confiserie.  Tu te souviens combien les friandises dans la vitrine t’avaient semblé délicieuses, mais malheureusement le commerce était déjà fermé et vous n’aviez pu que contempler de l’extérieur les prodiges confectionnés par les artisans propriétaire de la petite boutique.

« Oh vraiment!  Comme je suis contente!  J’étais bien déçue la dernière fois de ne pas pouvoir y entrer.  Ces confiseries semblent tellement délicieuses!  Nous en prendrons aussi pour Ambroise, n’est-ce pas? » demandes-tu, car était-il possible que tu ne désires pas partager ce petit plaisir avec celui que tu considérais comme ton frère?  Tu éprouves même encore plus de joie à l’idée de choisir pour lui que pour toi-même.  Comme tu en éprouveras plus encore à partager ces sucreries avec tous tes camarades de classe.  Tu as le coeur trop généreux pour les manger toute seule, même si la gourmandise est bien l’un de tes petits défauts.

« Oh parrain!  C’est vraiment vrai?  Il y a si longtemps que je n’ai pas mangé la cuisine de Mira!  Il ne fallait pas lui demander toutefois, je serais restée peu importe ce qui serait servi à table.  C’est une invitation à laquelle je n’aurais jamais envie de dire non! » t’exclames-tu.  Cette journée sera parfaite, j’en ai la parfaite conviction en sentant la boule chaude de joie qui t’envahit.  Je n’éprouve jamais de plus grande satisfaction que lorsque tu es aussi heureuse et l’idée de passer la soirée chez ton oncle me ravit aussi : c’est que sa cuisinière a toujours quelque surprise pour moi aussi et je serais bien gras si nous restions avec Bertin en permanence.  Mon unique déception, et je sens que la partage aussi c’est… Quel dommage que je ne puisse pas y passer la nuit, j’aurais aimé passé plus de temps encore avec lui avant son départ.  Mais ne t’inquiète pas Lilian, dès qu’il reviendra, vous vous retrouverez rapidement, il ne te fera pas attendre et certainement, il aura quelque présent pour toi ramener de ses vacances.

D’ailleurs, songer à son départ te rend subitement curieuse à cet endroit.  Les pavés de l’Académie s’éloignent de plus en plus derrière vous tandis que vous vous rapprochez de ceux de l’Ancrage.  « Vous me raconterez comment c’est en Déméria n’est-ce pas?  Je sais que le professeur Belorme emmène quelques uns de ses élèves avec lui là-bas, j’aurais tant aimé y être aussi!  Un zeppelin!  Comme ce doit être excitant!  J’espère que vous pourrez bien vous reposez pendant vos vacances… peut-être que je pourrais… oh mais non, ce ne serait pas raisonnable. »

Tout en babillant, tu souris et tes yeux se régalent de toutes les merveilles qui croisent votre chemin : tu n’as encore rien perdu de ta capacité d’émerveillement même si tu continues de vieillir.  Toutefois, je sais bien ce que tu allais demander : le droit de l’accompagner la prochaine fois, mais tu sais qu’avec tes études à l’Académie, ce ne serait pas possible.  Ce n’est pas en étant indisciplinée que tu deviendras un jour mage des portails et le rendra fier!

« Je me souviens d’à quel point tu étais déçue. J’ai gardé un œil sur la boutique depuis dans l’espoir de pouvoir t’y amener. » Bon, il aurait pu aisément passer acheter des friandises et les faire parvenir à Lilian, mais cela aurait été trop simple. Ou trop de travail, c’est selon l’humeur du moment. Non, il préfère de loin voir l’émerveillement éclairer le visage de Lilian à l'idée de pouvoir choisir elle-même ses confiseries ! Et il ne s’est pas trompé. Lilian brille d’un bonheur à la pureté enfantine. Elle le surprend toujours un peu à parvenir encore à admirer ce qui les entoure avec une innocence toute adorable. «  Et bien sûr que nous pourrons en prendre pour Ambroise ! Je les lui amènerai avant mon départ. » Lui, ne pas gâter un petit peu son fils ? Allons. Il y a des temps pour être sévère… et ce moment n’en est pas un !

La conversation est animée, comme à chacune de leurs retrouvailles, et le sourire ne quitte pas les lèvres de Bertin alors qu’ils s’éloignent de l’Académie. « Bien sûr que c’est vrai, va ! Quel intérêt aurais-je à te mentir ? J’ai eu envie de te faire plaisir aujourd’hui ! Ce n’est pas tous les jours que j’ai l’occasion de retrouver ma filleule adorée, tu sais ! »  Elle lui manque, Lilian, lorsqu’ils n’ont pas l’occasion de se voir pendant plusieurs semaines. Cela pourrait en surprendre certains, sans doute. C’est que, malgré sa paresse, il a une vie plutôt bien remplie, le prince, à continuellement jongler entre ses devoirs princiers et ses tâches policières. Réussir à s’arracher aux deux pour la journée est une joie autant pour lui que pour la jeune femme qu’il a attirée hors de l’enceinte de l’Académie !

Il l’entraîne à travers les rues. Il s’est fait une idée, en venant, du chemin qu’il lui ferait prendre pour qu’elle puisse admirer la ville. Il aime à lui faire découvrir de nouveaux aspects de l’Ancrage lorsque cela lui est possible. À tout le moins, il cherche à s’assurer que leur balade soit agréable, peuplée de jolies vues et d’endroits agréables où se poser s’ils en avaient envie. Bertin n’est pas sans savoir que certaines zones de la cité sont moins fréquentables que d’autres, et il tient à s’assurer de les éviter autant que possible avec Lilian.

Immanquablement, leur conversation devait frôler le sujet de ses « vacances » à venir. La curiosité de Lilian n’aurait pas permis qu’ils échappent à cette conversation. «  Je te raconterai, tu sais bien que ça me fera plaisir, même. » Il n’a pas forcément besoin de remettre les pieds en Déméria pour lui décrire les paysages qu’on peut y voir, forts différents de ceux auxquels l’ansemarienne a été habituée. Il se plait à jouer le jeu, cependant. «  Oh ? J’ignorais que l’Académie aurait des représentants à bord. Il me surprend que tu ne te sois pas portée volontaire pour être du voyage ! À moins que le voyage ne concerne que certains autres cursus ? » Oui, ce doit être cela, se dit-il. Lilian aurait sans doute cherché à profiter de l’occasion autrement, non ?

« Tu sais, je n’ai jamais voyagé à bord d’un zeppelin, mais j’ai entendu dire que c’était confortable. Il me tarde d’en découvrir la vérité par moi-même. » C’est un sujet plus léger que l’impossibilité de Lilian à rejoindre le voyage. Et c’est la stricte vérité. Il n’a jamais fait cette expérience et il lui tarde d’en découvrir davantage même si quelque chose lui dit que ça ne sera pas forcément bien différent qu’un navire maritime… Une pensée qu’il évite soigneusement depuis que qu’il a appris qu’il prendrait part à cette mission.

Ton sourire s’élargit quand il te promet de tout te raconter à propos de son aventure à venir.  Nous savons très bien tous les deux que tu ne partiras jamais comme ton oncle Bertin le fait, mais les récits de ses voyages te fascinent toujours.  C’est une façon toute simple pour toi de voyager sans connaître les penchants négatifs de toute l’excitation que te causerait une pareille aventure.  Un petit air contrit se trace sur ton visage en songeant que tu aurais peut-être pu toi aussi faire partir de l’expédition, mais les suppositions de Bertin quant aux raisons qui laissent derrière sont toutes erronées.  Le professeur Belorme a toujours été un homme plein d’attention pour toi, toujours prêt à t’offrir son aide même en-dehors des heures de cours.  Cependant… être sous la responsabilité de quelqu’un d’autre que ton parrain pendant un voyage aussi loin de la maison… L’idée est totalement terrifiante et fait monter en toi une vague d’anxiété que je calme doucement en te rappelant que ça n’arrivera pas.  Que le départ est beaucoup trop près pour que tu ne te joignes à tout ça. Ce que j’évite de mentionner, c’est qu’il te faudra bien vaincre un jour ou l’autre cette crainte.  Un mage des portails qui ne va jamais nulle part… ça ne sert à rien.

« Je… je pense qu’il vaut mieux que je reste à l’Académie et me concentre sur mes études et puis les places étaient limitées, » balbuties-tu, honteuse d’admettre que sans lui à tes côtés, tu n’oses pas t’aventurer trop loin.  Parfois, tu te demandes si ton oncle n’a pas honte d’avoir une filleule aussi peu dégourdie, toujours aussi craintive.  Et pourtant, sur les passerelles de la ville aux mille tours, tu n’es pas inquiète du tout en marchant à ses côtés.  Il y a quelque chose de si rassurant de savoir son sauveur si près de soi.

« Vous croyez que c’est sécuritaire?  Comment une telle chose peut-elle flotter dans les airs sans s’écraser? » demandes-tu avec curiosité.

Ces monstres du ciel issus de Sombreciel t’apparaissent comme de bien curieuses créations.  Alors que la magie ne t’étonne pas, tu as vu tant de chose aussi incroyable, parfois il te semble que ce qui devrait être simplement ordinaire relève de l’extraordinaire.  Tu regrettes presque de ne pas pouvoir voir cet oiseau de fer s’envoler dans les airs.  Tu lèves les yeux vers le ciel.  Qui aurait cru que même du haut des tours de l’Ancrage la voûte céleste paraîtrait encore aussi éloignée.  Tu tends distraitement le bras, comme si tu voulais attraper les nuages, mais ta main ne rencontre que le vide.  Tu pousses un soupir en laissant retomber ton bras et tes yeux se perdent dans l’immensité bleue, troublée par quelques paresseuses boules ouatteuses blanches.  Tu détournes finalement le regard et remarque une adorable tourelle en brique rose, toute tordue. Elle jurerait presque avec le reste de la rue sur laquelle vous progressez, mais elle attire agréablement ton regard.

« Oh regardez!  Comme cette tourelle est jolie! Comme c’est pittoresque! » t’exclames-tu avec animation.  Tu tiens la main de Bertin dans la tienne, arrêtant ton pas pour mieux l’observer.  « Aviez-vous déjà vu cette tour?  Je suis bien contente que nous ayons emprunté ce chemin aujourd’hui. C’est ravissant! »

Tes yeux brillent et toute trace d’embarras par rapport au fait que tu ne monteras pas à bord du zeppelin est disparue.  Il faut si peu pour te contenter et t’émerveiller.  J’en suis surpris à chaque fois.

« Ce n’est que partie remise », dit-il dans un sourire à l’intention de la timide Lilian. Un jour, elle aura l’occasion de voyager, il en est confiant. Elle y prendra peut-être même plaisir. En tout cas il l’espère pour elle. Elle aura la liberté, s’ils continuent à parvenir à cacher sa véritable identité, de voyager où elle le voudra, quand elle le voudra, lorsque ses études seront terminées.

« Ma foi, j’ose espérer que ça l’est ! » dit-il en riant lorsqu’elle le questionne sur la sécurité d’un tel engin. « Je ne m’y connais guère, mais les cielsombrois les utilisent beaucoup, il me semble. Peut-être pourrais-tu trouver des informations sur le fonctionnement de tout ça à la bibliothèque de l’Académie. Je serais curieux d’en apprendre davantage ! » Oh, il ne veut pas la distraire de ses études, mais si elle veut vraiment apprendre, elle en aurait certainement la possibilité. Ce serait une conversation intéressante à avoir que celle-là, à mi-chemin entre son expérience personnelle et les concepts théoriques que Lilian aurait découverts.

Lentement, ils parcourent les passerelles selon l’itinéraire secrètement prévu par Bertin. Il ne presse pas le pas, le prince. Cela change de sa démarche habituelle, celle d’un homme qui sait exactement où il va, un homme attendu… S’il sait où il va aujourd’hui, il n’est attendu nulle part, sauf peut-être à la maison pour le repas du soir, mais ils ont plusieurs heures devant eux avant de ne devoir rentrer.

Il marche aux côtés de la jeune femme, la laissant aller à ses distractions sans chercher à la corriger. Il apprécie simplement ce petit moment de complicité qu’ils peuvent partager. Ils finissent par s’arrêter pour observer une tourelle qu’il avait sans doute vue mille fois sans vraiment la remarquer. « Je ne m’étais jamais arrêté pour l’observer, non. C’est vrai qu’elle est jolie. » Mais son regard ne s’attarde guère sur la tourelle. Il sent quelqu’un le frôler, et sa main se porte aussitôt à sa bourse que l’on n’a pas touchée, heureusement. D’un geste doux, il invite Lilian à se déplacer un peu plus à l’écart du trajet emprunté par les passants afin qu’ils puissent continuer à apprécier la vue. « Je crois en avoir vue une autre dans un autre quartier. Elle est d’une couleur différente, mais le sentiment que j’ai en la regardant est similaire. Je t’y amènerai la prochaine fois si tu veux ! »

Il laisse à Lilian le loisir d’observer la scène avant de poser sa main sur son bras de nouveau pour l’inviter avec délicatesse à reprendre leur balade vers la confiserie.  C’est qu’il serait plus agréable encore de déguster une friandise en même temps, non ? En tout cas, c’est ce que le petit côté gourmand de Bertin lui murmure à l’oreille ! Puis il y a, sur la route qu’ils emprunteront, une jolie fresque murale qu’il apprécie beaucoup et qu’il a envie de faire découvrir à Lilian.