Négociation aérienne

Aubrée se laisse tomber sur sa couchette. Saturnin s’installe sur un coussin, non loin d’elle. Tout le monde me déteste, à cause de toi. Désolée. Demande-moi ce que tu voudras quand on sera rentrés. Le canard enfonce sa tête dans son cou, et fait mine de s’endormir. Adossée au mur, la blonde soupire. Plus qu’à attendre. Séverine de Mauve a compris qu’elle cherchait son contact, Aubrée l’a vu dans son regard.

Ça ne la dérange pas d’attendre ici. Au moins, elle n’a pas peur de tomber dans le vide à chaque seconde, poussée par un coup de vent ou déséquilibrée dans sa marche ; et elle n’a pas à sociabiliser non plus avec les autres passagers. Elle a peur de trop détonner, au milieu de toutes ces riches personnes, et n’a aucune envie de discuter avec eux, dans tous les cas. Et puis, elle est très bien, sa cabine. Propre et bien éclairée, elle est assez confortable, bien que peu spacieuse. Non, vraiment, elle est bine mieux ici que sur le pont, dans un salon, ou ailleurs.

Son regard tombe sur le petit coffre, situé à l’opposé du lit. Doit-elle se changer, et enfiler sa tenue d’assassin ? Non, ce serait absurde. Séverine connaît son visage, et même si elle avait décidé de le masquer à chacune de ses rencontres, elle aurait pu aisément faire le lien entre l’assassin rencontrée et la passagère discrète au canard coloré. Tant pis pour l’anonymat. Au moins, elle peut l’inviter dans sa cabine sans problèmes, et être sûre que personne ne viendra les déranger pendant leur entrevue.

Par contre, elle espère que personne ne remarquera la Cielsombroise entrer dans sa cabine. Elle sait que l’imagination des gens est sans limite, et s’ils viennent à raconter qu’il s’est passé quoi que ce soit entre elles… Oh, au pire, elle n’est plus à ça près. L’idée la met mal à l’aise, mais si ça peut détourner d’éventuels soupçons, pourquoi pas.

Des toquements discrets la tirent de sa rêverie. Elle se relève aussitôt, et ouvre la porte. Son sourire se fait plus large lorsqu’elle reconnaît Séverine de Mauve. « Merci d’être venue. Entrez, je vous en prie. » Ça a marché ! Enfin elles se retrouvent seules. La mission va pouvoir être accomplie.

Cette fois, Séverine avait bien pris garde de dissimuler son pendentif sous ses vêtements : il n’était pas question qu’on le lui vole une seconde fois et qu’on en abime son précieux contenu.  Elle n’avait aucune idée  pourquoi cette jolie jeune fille lui avait donné rendez-vous, mais elle était plutôt jolie et ne paraissait pas trop mal.  Elle avait piqué sa curiosité.  Peut-être une admiratrice qui espérait passer une nuit d’ébats avec elle.  Elle n’aurait d’autre choix que de lui refuser ce plaisir, la Cielsombroise se donnait à tout le monde, mais pas à n’importe qui.  Elle avait passé le reste de la journée auprès de Samuel et n’avait pas manqué la moindre occasion de raconter la terrible peur qu’elle avait eue à quiconque voulait l’entendre et s’était retirée un peu plus tôt qu’à l’habitude pour la soirée, prétextant qu’elle avait besoin de repos après tout le choc reçu dans la journée.  Une fois certaine qu’on ne la suivrait pas, le mystère excitant ses passions et ses excès, elle quitta ses appartements à bord pour retrouver cette fameuse cabine 27.  Elle leva la main et cogna doucement à la porte avant de poser la main sur la poignée pour l’ouvrir : elle n’allait pas attendre comme une bécasse devant!  Maintenant qu’elle y songeait, il avait peut-être été imprudent de sortir sans prévenir qui que ce soit sans connaître les motifs de cette étrange jeune femme au familier canard agressif, mais bon.  Le risque était grisant et elle avait laissé le papier glissé dans son médaillon sur sa table de chevet en évidence : si elle était victime d’un enlèvement, elle serait retrouvée assez rapidement.

Elle n’avait pas encore poussé le battant que déjà on lui ouvrait et on l’invita à entrer, ce qu’elle fit puisque le tout était formuler avec déférence et politesse.  Jamais elle n’aurait toléré qu’une simple gueuse ne lui donne des ordres.  Elle jeta un regard autour d’elle, la pièce était minuscule, même les appartements de Duchesse étaient plus spacieux.  Au moins, c’était propre et elle ne risquait pas de contracter quelque maladie due à la saleté.  Ses yeux se posèrent sur l’affreux volatile au plumage coloré et elle lui jeta un regard noir.

« Je ne crois pas que nous ayons eu l’occasion de faire les présentations, mademoiselle…? » demanda-t-elle sans lâcher le familier des yeux.  Elle eut la vague impression que Baldingère se moquait d’elle, mais elle lui accorde très peu d’attention.  « Je n’ai pas toute la soirée, pourquoi avez-vous lancé votre oiseau sur moi? » Lâcha-t-elle sur un ton légèrement sec.  Elle aurait préféré que la sale bestiole soit ailleurs.  Elle ne faisait pas confiance à l’animal et si la blondinette avait espéré séduire Séverine, elle avait ruiné toutes ses chances en n’ordonnant pas à son canard d’aller se promener ailleurs.  Elle n’offrirait pas ses lèvres et sa peau laiteuse devant une boule plumeuse meurtrière!

Séverine est sur la défensive, et ne comprend pas pourquoi Aubrée l’a invitée dans sa cabine. Bon. Secouant la tête avec un petit sourire, elle l’invite à s’asseoir sur son lit, pour que la conversation soit plus confortable. Saturnin, pousse-toi. Je ne comptais pas m’éterniser près d’elle. Elle me fait peur. Le canard traverse la pièce et rejoint vite les bras d’Aubrée. « Mon nom n’a pas vraiment d’importance, dans cette affaire. » Déjà qu’elle se présente à elle à visage découvert, elle ne va pas non plus lui livrer son identité complète sur un plateau d’argent !

« Encore une fois, je suis navrée d’avoir eu à vous effrayer de la sorte. Mais c’est la seule façon que  j’ai trouvé pour vous rencontrer loin des oreilles indiscrètes. » Autrement dit, loin de la dame d’Euphoria. En plus de protéger son identité, elle protège le secret de l’ambassadrice. Aubrée ne sait pas à quel point elle assume ses machinations politiques, et si elle est prête à impliquer la compagne dedans, mais dans le doute… « Je ne vais pas tourner autour du pot plus longtemps. Je suis là pour discuter affaires. » L’expression d’Aubrée change en un instant, troquant sont l’attitude d’une jeune femme enjouée pour une mine plus sérieuse et décidée. « Vous avez souhaité passer un contrat avec le Pas de l’Ombre, et il a été accepté. Je suis ici pour le négocier. » La fierté pointe dans sa voix. Même si Ljöta s’est bien moquée d’elle en l’envoyant dans les airs pour que, soit-disant, elle affronte ses peurs, elle a réussi. « Enfin, si votre... demande est toujours d’actualité, évidemment. » Et y a intérêt. On ne se moque pas des dieux, et encore moins d’elle. Elle a fait suffisamment d’efforts pour venir ici, qu’elle ne la remballe pas en disant qu’elle a changé d’avis !

Voilà que Séverine se trouvait sincèrement intriguée par cette rencontre.  Comment, elle ne désirait pas dévoiler son nom?  Pensait-elle que la baronne se laissait aller à batifoler avec n’importe qui?  Voilà qui était une raison très valable pour la Cielsombroise de s’indigner!  Certes, elle était libertine et ne cachait pas qu’elle rencontrait plusieurs personnes dans ses appartements pour quelque amusement, mais elle choisissait ces élus avec grand soin.  Elle ne se livrait pas au premier ou à la première venue.  Que pouvait-elle donc désirer de Séverine en se montrant aussi prudente et secrète?  Quelles affaires pouvaient-elles bien avoir en commun d’ailleurs?

Elle laissa échapper un léger sursaut en réalisant que c’était un sujet bien sérieux que celui-là, mais surtout parce qu’elle se trouvait extrêmement surprise de se retrouver à une fille qui avait l’air aussi frêle, mais surtout aussi… normale.  Enfin, on pouvait discerner une certaine forme de musculature, mais elle aurait cru que… La blonde ne correspondait pas exactement à l’imagine qu’elle se faisait des assassins et pour le moment, elle était tout de même bien contente d’ignorer le prénom de la demoiselle finalement.  Connaître son visage la gênait déjà.  Enfin peut-être était-elle seulement messagère et intermédiaire?  Elle ne pouvait pas exactement se faire à l’idée qu’elle puisse être elle-même une meurtrière.  Être seule dans une pièce aussi exiguë avec un assassin ne semblait pas un plan particulièrement extraordinaire et judicieux.

« Certes, ma demande est toujours d’actualité, voilà qui ne correspond pas du tout à ce que j’envisageais à propos de cet entretien.  Je ne croyais pas devoir m’entretenir sur cet affreux personnage pendant un déplacement destiné à mon plaisir personnel.  Vous avez donc toute mon attention.  Quel prix pour la tête de ce mécréant? »

Le sang de Séverine bouillait à la simple pensée de comment on avait osé bafoué son nom ainsi, qu’on avait cherché à ternir sa réputation et à causer un conflit entre Abyme et Sombreciel.  Voilà une faute impardonnable.  Elle aurait pu simplement mentionner la chose à Castiel et il se serait certainement occupé de régler les détails, mais il n’avait pas besoin de soucis supplémentaires et la diplomate était bien capable de gérer les affronts qu’on lui faisait par elle-même.

La belle ambassadrice a l’air bien surprise en apprenant qu’Aubrée œuvre pour le Pas de l’Ombre. C’est vrai qu’elle ne doit pas bien avoir la tête de l’emploi, avec ses jolies tresses et son air angélique… Et il faut avouer que ça l’amuse assez, à Aubrée. Enfin, elle n’est pas là pour plaisanter. Aussi, plus tôt le contrat sera négocié, et plus tôt chacune pourra retourner vaquer à ses occupations, le temps que cette croisière de malheur se termine.

« Croyez-moi, je ne souhaitais pas non plus vous rencontrer en de telles circonstances… Enfin. » D’un petit geste de la main, l’assassin chasse ses pensées, et se concentre sur la riche cliente. « Avant d’annoncer un prix quelconque, j’ai besoin que nous échangions un peu. Voyez-vous, le prix ne sera pas le même en fonction de la difficulté de la mission…  » Adressant un léger sourire à Séverine, la jeune blonde inspire, avant de poursuivre. « Parlez-moi un peu de cet affreux personnage, si vous le voulez bien. J’ai pris connaissance de l’affront commis, et j’ai bien conscience qu’il doit être réparé. » Une vague histoire de politique et d’honneur bafoué, de ce qu’elle a compris. Elle ne s’est pas plus attardée sur la question, Aubrée ; si les motivations de Séverine ont été entendues par la Sombre Mère, c’est qu’elles sont dignes d’intérêt. « Quelle fin souhaitez-vous pour lui, dame Séverine ? » Préfère-t-elle une élimination rapide, discrète et propre, ou une longue agonie lui permettant de regretter amèrement son geste ? Veut-elle du sang, du poison, des cris de douleur ? L’Abysséenne d’adoption n’est pas une grande amatrice d’assassinats traînant en longueur, mais elle connaît le goût du spectacle des Cielsombrois, et elle ne serait pas étonnée de savoir que Séverine souhaite que son ennemi regrette amèrement l’affront commis.