Inquiétudes d'un silence désordonné

Sur son bureau devant lui s’élèvent plusieurs piles de livres et papiers en tout genre. Debout près de l’une d’elle, il parcourt des yeux un parchemin couvert de son écriture serrée avant de le poser sur un autre aux airs semblables : pile de gauche, tout au bout du bureau. De sa main droite, il vient machinalement soulever la prochaine page à classer : au centre, là, avec les autres notes sur Sombrétoile. C’est un rituel auquel il tente de se plier régulièrement pour éviter de mélanger dossiers légaux et rapports sur la baronnie. Zacharie est généralement un homme organisé et c’est une tâche qui ne prend d’ordinaire que quelques minutes. Aujourd’hui, pourtant, les choses sont différentes.

Ces dernières semaines ont été prenantes. Les procès cielsombrois ne sont jamais court et les méandres légaux et administratifs nécessaires à leur tenue arrivent parfois à l’empêtrer dans une série de tâches sans fin qui l’empêchent – à son plus grand désarroi – de tenir ses affaires en ordre. À sa plus grande frustration, c’est également dans ces moments qu’il ne peut se résoudre à laisser un serviteur ranger ses affaires. Son désordre devient un désordre organisé et, si tout semble être pêle-mêle pour ses proches, il parvient étrangement à s’y retrouver.

Pour un temps, du moins. Vient toujours un jour où un grand ménage s’impose afin que tout soit classé selon ses méthodes précises, c’est-à-dire correctement. Ce jour, c’est aujourd’hui. Parchemin par parchemin, volume par volume, il réorganise sa vie, aime-t-il à blaguer. Chaque chose retourne à sa place et l’équilibre entre ses différentes fonctions – avocat, baron, époux et père – se rétablit.

Telle n’est pas sa surprise lorsque, au milieu de ses propres notes et affaires, il met soudain la main sur une enveloppe encore scellée. Elle lui est adressée dans une écriture qu’il met un instant à reconnaître pour celle de son amie d’enfance, Séverine, avec qui il correspond régulièrement depuis qu’elle s’évade souvent vers d’autres royaumes au service de Castiel.

Parchemin en main, il se laisse aller à s’asseoir, sourire aux lèvres, alors qu’il défait le cachet de cire pour se plonger dans la lecture de cette lettre. Ou du moins c’était son intention avant qu’il ne remarque qu’elle a été envoyée il y a fort longtemps. Bien plus qu’il n’en aurait fallu pour qu’elle puisse voyager jusqu’à lui… Il se met alors à réfléchir, tentant de se souvenir quand elle aurait pu être posée sur son bureau. Cela ne lui revient pas, pourtant. Les dernières semaines s’emmêlent dans un flot de souvenirs flous…

Il revient vers cette missive mystère à la lecture de laquelle il se laisse enfin aller, savourant les nouvelles qu’il reçoit de Séverine. Il apprend ainsi les grandes lignes de ses voyages passés et futurs. C’est un rituel qu’ils connaissent bien et auquel il se plie d’ordinaire avec plaisir. Comment pourrait-il autrement savoir où envoyer sa réponse? Seulement le temps s’est écoulé et il serait bien mal placé pour savoir à présent où faire parvenir ses excuses pour l’attente et ses propres nouvelles…

Il y avait des semaines que Zacharie avait interrompu la correspondance et si Séverine en avait d’abord été excédée, songeant qu’il était d’une ignominie totale de négliger une amitié construite à travers des années, elle lui pardonnait de manquer le temps de lui écrire en lui subodorant quelque cas difficile à défendre.  De retour en Sombreciel pour un court séjour, elle songeait à lui faire une visite à Sombrétoiel et elle en profiterait également pour couvrir de présent sa favorite, la petite Agathe.  Elle trouvait d’ailleurs injuste que la route de la charmante petite blonde ait d’abord croisée celle de Nathaniel, époux de Zacharie, plutôt que la sienne : comment deux hommes pourraient-ils faire de cette petite pierre précieuse un joyau?  Il lui fallait une présence féminine, une femme de bonne éducation et de bonne lignée pour parfaire  son apprentissage.  Séverine s’était octroyée ce rôle sans demander l’avis de personne, pas même celui de la jeune fille, mais certainement elle devait être ravie d’avoir trouvée aussi merveilleuse protectrice.  En songeant à ces deux chers amis, Séverine se sentait remplie de mansuétude et de générosité.  Elle leur apporterait quelques petits cadeaux de la capitale pendant sa visite, elle avait même déjà commencé à les choisir.  Et naturellement, elle leur avait préparé un peu de muse des peintres, directement ramenée de son propre domaine.  On pouvait dire qu’elle avait le coeur sur la main!  Cependant, quelle ne fut sa surprise d’apprendre, quelques jours après son retour au palais, que ce même ami qu’elle excusait de négliger leur amitié par mille et une raisons — car autrement comment aurait-il pu renoncer à elle — cet ami en qui elle avait toute confiance venait de la trahir impunément!  Le drôle se trouvait même à Euphoria!  Il lui semblait impensable qu’il n’ait pas eu entendu parler de sa venue et elle aurait dû recevoir au moins un court billet de sa part pour l’inviter à prendre le thé ou tout le moins pour s’excuser de ne pas avoir le temps de lui rendre visite.

C’est une Séverine fulminante qui ordonna à Prudence de la préparer à sortir.  Enveloppée dans sa nouvelle cape achetée en mars à l’Ancrage, ses gants enfilés et son voile drapé sur sa tête, elle était prête à partir et fit demander une cariole pour l’emmener à la résidence de Maître de Sombrétoile en toute urgence.  C’était peu avant l’heure du goûter.

Arrivée à bonne porte, elle n’attendit pas qu’on l’annonce.  Une fois qu’un domestique lui eut ouvert la porte, elle se força un passage à l’intérieur, soulevant ses jupes pour avancer plus rapidement.  Elle n’avait que faire de savoir si Zacharie était ou pas disponible pour la recevoir : il la recevrait, un point c’est tout.  Elle poussa la porte de son bureau et s’engouffra à l’intérieur, nullement disposée à maîtriser sa colère.

« Zacharie de Sombrétoile! » s’exclama-t-elle sur un ton qui ne laissait transparaître aucune joie.  Ah ça non!  Elle était outrée la Mauve d’avoir été ignorée de la sorte et elle ferait bien comprendre au jeune homme que c’était elle qui décidait de couper les ponts avec les gens et non pas l’inverse!  Il avait eu sa chance quand Zerachiel avait été arrêté, après tout c’était un peu de sa faute bien que les révélations qu’avaient mises à jour ses inquiétudes avaient très certainement surpassé tout ce qu’ils avaient pu anticiper jusque là.

« Depuis des semaines que j’excuse ton silence et voilà qu’alors que nous sommes tous deux à Euphoria, je n’ai même pas droit à la politesse élémentaire d’un billet!  M’écrire quelques lignes, c’était trop demander!  Je croyais notre amitié plus précieuse à tes yeux que cela! » se récria-t-elle.  Elle porta théâtralement sa main à son coeur, comme si elle était saisie d’une douleur insupportable à la poitrine avant de se laisser choir dans une fauteuil, bien qu’il n’ait pas encore eu le temps de l’inviter à le faire.

« Tu me dois des explications sur cette négligence offensante.  Offensante? Que dis-je!  Voilà un bel euphémisme!  C’est un outrage!  Un affront!  Je ne puis le tolérer! Ah! Mais quel manque d’honneur et de loyauté! »

Elle aurait pu continuer encore longtemps à s’égosiller de la sorte et à monologue sur l’insulte qu’on venait de lui faire, si dans sa précipitation d’entrer, elle n’avait pas perdu son souffle en marchant plus rapidement jusqu’au bureau de l’avocat.  Et si tu lui laissais en placer une?  Séverine ignora royalement Baldingère.  Il ne pouvait pas comprendre lui!  Et pourtant...

Le brouhaha venant du couloir – mélange d’interjections de la part de son domestique et des paroles plus aigües d’une femme – le tire de ses réflexions. Il hausse un sourcil, tirant l’oreille pour tenter de reconnaître cette voix. La porte de son bureau s’ouvre et elle entre en trombe, cette dame outrée, l’abreuvant de délicates injures. Le baron reste assis, attendant que la belle parvienne au bout de son souffle. C’est une entrée typiquement Séverinesque. Il aurait dû s’y attendre. Et rien ne sert de tenter d’arrêter le flot de paroles qui cascadent entre les lèvres de son amie. Il la connait trop bien pour savoir que, même si elle exige des réponses, elle ne les écoutera pas tant qu’elle n’a pas été entendue jusqu’au bout.

« Tu me dois des explications sur cette négligence offensante.  Offensante? Que dis-je!  Voilà un bel euphémisme!  C’est un outrage!  Un affront!  Je ne puis le tolérer! Ah! Mais quel manque d’honneur et de loyauté! »

Le silence s’installe. De la main, il congédie son domestique avant de se raviser, et de lui demander de faire parvenir à son bureau deux coupes d’un vin très apprécié de sa visiteuse. Le tout, en se levant pour accueillir Séverine comme il se doit. « Séverine, bonjour. » Il lui offre un sourire, calme, comme si la diatribe n’avait eu que peu d’effet sur lui. Ce qui était le cas, de toute façon, puisqu’il se faisait lui-même les mêmes reproches avant qu’elle ne se présente chez lui. « Si tu veux bien prendre le temps de t’asseoir, je t’expliquerai tout. » Et, d’un geste de la main, il l’invite à s’installer sur l’un des confortables fauteuils de son bureau.

Il a les traits tirés, Zacharie, alors qu’il se dirige vers le second fauteuil pour y prendre place lui-même dans une position décontractée. Dans sa main, glissé légèrement entre ses doigts, un parchemin qui ne l’a pas quitté depuis qu’il s’est redressé et qui repose partiellement contre son genou gauche. Son regard s’y pose, sur ce parchemin, avant qu’il ne vienne le poser sur la table basse entre eux-deux. « Laisses-moi d’abord dire que je suis heureux de te voir. Je viens de mettre la main sur cette lettre de ta main. Ta dernière missive. Je l’ai honteusement égarée dans la pagaille qu’était mon bureau… » Il montre le bureau de la main avec ses piles de parchemins et volumes bien rangées et celle, encore considérable, pèle-mêle qu’il doit encore réviser. « … ce qui, évidemment, m’a empêché de te répondre. Je songeais justement à envoyer une note au palais pour connaître ton itinéraire, à présent que j’ai de nouveau un peu de temps pour moi… »

Toc toc. « Entrez. » Le domestique se glisse dans le bureau pour venir offrir à Séverine une coupe de vin. Toujours la dame en premier avec Zacharie. Il prendra la sienne ensuite et attendra que son domestique quitte la pièce pour reprendre. « Il s’avère, vois-tu, que j’ai passé de très longues semaines à défendre un cas particulièrement complexe aux tribunaux. En toute honnêteté – et il pourra certainement confirmer – je ne sais même plus la dernière fois que j’ai passé plus de quelques heures avec Nathanaël… et c’était généralement au lit, à dormir… » Oui, il vaut mieux préciser, quand même. « Pardonneras-tu à ton avocat préféré son dévouement à sa profession et à ses clients ? »

Séverine échappa un reniflement rempli de dédain, elle avait déjà pris place sans qu’il ne l’invite.  Si elle avait attendu, il aurait peut-être cru pouvoir se débarrasser d’elle plus rapidement.  Elle était furie la Cielsombroise d’être traitée avec aussi peu de manière et ce n’était pas une coupe de vin qui suffirait à l’apaiser!  Croyait-il vraiment qu’il pourrait l’amadouer avec aussi peu?  Ah certes non!  Enfin, au moins il avait le bon goût de se souvenir de ses préférences, si ce choix n’était pas un simple fruit du hasard, et elle se trouva tout même assez satisfaite d’avoir un peu de pouvoir encore sur lui.  Il a l’air fatigué, épuisé même, mais la colère et la fierté heurtée de Séverine n’étaient pas prêtes à lui pardonner tout de suite la négligence dont il avait fait preuve à son égard.  Quiconque les connaissait, toutefois, saurait qu’elle finirait par se calmer après avoir passer ses nerfs sur lui un peu.  Elle ponctua son discours de hm indignés et outrés, pour bien lui faire comprendre que l’erreur ici commise était insultante et qu’elle se montrerait intransigeante.  Qu’il n’ait pas répondu à la lettre en question parce qu’elle s’était égarée était une chose, mais qu’il ne se soit pas inquiétée de ne pas recevoir de nouvelles d’elle pendant aussi longtemps en était une autre!  Voilà la réelle valeur de leur amitié!  Ainsi, uniquement Séverine se préoccupait de son ami, ah ça vraiment!  Elle attrapa la coupe de vin que lui tendait le domestique avec humeur, très très mécontente de son ami.  Ami?  La considérait-il même comme une amie?  Voilà qui commençait à être questionnable!

Et dans ses plates excuses, il ne mentionne même pas Agathe, sa propre fille!  Séverine savait qu’elle aurait dû empêcher le couple d’adopter la belle enfant, il fallait voir combien Zacharie faisait si peu de cas d’elle et ne faisait que regretter de ne pas avoir eu de relations intimes avec son époux dans les dernières semaines! Ah!  Combien elle l’avait mal jugé!

« Je ne te croyais pas ainsi!  Mes sentiments sont profondément heurtés!  Ne t’ai-je pas toujours écrit de façon régulière?  Et voilà que sans nouvelles de moi, pas une inquiétude à mon sujet! »

Il lui faudrait plus de vin, car chaque émoi causé par son indignation se clôturait par une gorgée de ce précieux nectar.  Quel gâchis!  C’était bien l’un de ses préférés, une excellente cuvée d’ailleurs que cette bouteille, mais elle était beaucoup trop agitée pour en profiter.

« Et Agathe! Cette chère enfant!  Pas un mot sur elle!  Me voilà terriblement inquiète pour cette petite que j’aime terriblement!  J’espère que ton dévouement à ta profession ne te fait pas négliger tes devoirs de père!  Ah! On n’aurait jamais dû le permettre, déjà qu’il est indécent qu’une si tendre jeune fille se trouve sans aucun modèle féminin en mon absence! »

Et que Oh! Et de Ah!  Séverine n’avait aucune honte à dramatiser la situation plus que nécessaire et elle vida d’une traite ce qui restait de sa coupe de vin.  « Quel gâchis!  Me servir une liqueur aussi délicieuse quand je ne suis pas en état de le savourer! »  Elle tourna la coupe entre ses doigts.  « Tu restes mon avocat préféré, mais je ne sais pas si je pourrai te pardonner.  Ah non!  Je suis profondément déçue et blessée.  Je croyais que notre amitié avait plus de valeur à tes yeux. »  Et les trémolos dans la voix!  Et les larmes dans les yeux!  Franchement tu exagères…  Et comment!  Lui pardonner aussi facilement?  Certainement pas!  Il pourrait recommencer!

« Je ne te croyais pas ainsi!  Mes sentiments sont profondément heurtés!  Ne t’ai-je pas toujours écrit de façon régulière?  Et voilà que sans nouvelles de moi, pas une inquiétude à mon sujet! »

Il la connait trop bien, sa Séverine. Il ne sert à rien d’argumenter de trop lorsqu’elle est dans cet état, si bien qu’il la laisse s’égosiller. Il se doutait qu’elle vivrait mal son manque de réponse, mais cette réaction lui semble démesurée. C’est Séverine, dirait Nathanaël. Il fallait s’y attendre. Et cela tire un soupire à Zacharie qui porte sa coupe à ses lèvres pour en déguster le contenu d’une petite gorgée prudente. Si Séverine refuse de profiter du cru, lui, il ne s’en privera pas ! Tant pis pour elle !

« Et Agathe! Cette chère enfant!  Pas un mot sur elle!  Me voilà terriblement inquiète pour cette petite que j’aime terriblement!  J’espère que ton dévouement à ta profession ne te fait pas négliger tes devoirs de père!  Ah! On n’aurait jamais dû le permettre, déjà qu’il est indécent qu’une si tendre jeune fille se trouve sans aucun modèle féminin en mon absence! »

C’est une chose que de s’insurger contre son manque de contact, mais s’en est une autre de s’en prendre à sa capacité à s’occuper d’Agathe. Elle pourra l’entendre respirer lentement, mais c’est avec un petit sourire, l’air un peu charmeur – Zacharie restera toujours Zacharie, même lorsque Séverine l’assaille de son mécontentement – qu’il répond : « Allons, ma chère Séverine. Ne laisse pas ton indignation ruiner ton bon sens et ta logique. Je te sais beaucoup plus intelligente que cela. Je t’ai dit avoir négligé mon époux, pas ma fille. J’ai passé mes moments libres avec eux, pour elle. Je suis certain que tu peux parvenir à comprendre que, à présent que les choses se calment et que j’ai enfin un peu de temps pour moi, mes pensées se tournent davantage vers Nathanaël. Il me manque. »

Il est sans pitié, Zacharie, au tribunal, ou même dans leur salon lorsqu’il discute philosophie et tant d’autres sujets encore avec leurs invités du soir. Il en a vu, des adversaires coriaces. Séverine ne l’impressionne pas autant qu’elle le désirerait. Peut-être est-ce pour cela qu’elle réagit aussi fortement devant lui, d’ailleurs. En espérant que cela ne se transmette pas à Agathe… Séverine peut apporter énormément à sa fille avec sa présence féminine. Il passerait volontiers son tour sur certains traits de caractères qui peuvent s’avérer… épuisants.

« Quel gâchis!  Me servir une liqueur aussi délicieuse quand je ne suis pas en état de le savourer! »  Les griefs continuent et il se remet à leur écoute. Elle finira par se lasser elle-même. Il lui offrira une nouvelle coupe de vin lorsqu’elle sera calmée. Non pas par désir d’économie, mais bien pour éviter d’enivrer Séverine dès son arrivée. « Tu restes mon avocat préféré, mais je ne sais pas si je pourrai te pardonner.  Ah non!  Je suis profondément déçue et blessée.  Je croyais que notre amitié avait plus de valeur à tes yeux. » Ah. C’était donc cela. Il soupire, se laissant aller un peu plus contre le fauteuil.

« Je concède aisément que mon silence t’apparaisse comme un manque d’intérêt. » Il sourit légèrement. Il a l’impression de tenter de réparer les pots cassés avec une demoiselle qu’il courtiserait en vue de fiançailles espérées. Ce n’est pourtant pas le cas. Il adore Séverine, elle est une très bonne amie, mais cela s’arrête là pour lui, dans son cœur. « Et je regrette que tu vives ainsi le fait que je n’ai pas toujours l’opportunité de me laisser aller à loisir à songer à mes amis. » Pas toujours… très rarement représenterait sans doute mieux sa réalité. « Tout comme je regrette que ton inquiétude propre s’exprime par une colère aussi véhémente envers ma personne. Du moins, j’ose espérer que, si tu as fait tout ce chemin jusqu’ici, ce n’était pas uniquement pour me faire des reproches, mais aussi pour t’assurer que je suis toujours à peu près en vie ? » Il lui offre un petit sourire, un sourire avec un peu d’espoir, quand même. Admettra-t-elle qu’elle s’est un peu inquiétée ? Ou s’enlisera-t-elle dans sa colère ? Elle est si imprévisible dans cet état qu’il l’ignore, mais il espère qu’elle se rendra bien compte qu’elle ne gagne rien en s’en prenant ainsi à lui…

Un manque d’intérêt?  L’expression était faible, il s’agissait plutôt d’une absence totale d’intérêt, voilà ce que c’était!  Séverine ne le laisserait pas jouer avec les mots aussi aisément : elle savait très bien que sa profession faisait de lui un bon orateur — ou alors était-il un bon orateur né, ce qui faisait de lui un excellent avocat, c’était la question de la poule et l’oeuf encore un fois — mais elle ne se laisserait pas intimider pour si peu!  Oh ça non!  Ne pas avoir le loisir de se préoccuper de ses amis!  Quelle excuse pathétique tout de même.  Est-ce que ton horaire n’est-il pas tout aussi chargé?  Avant de rencontrer la noblesse et les dirigeants des autres nations, il faut bien que tu te prépares, tu ne fais pas que te présenter avec ton plus charmant sourire — même s’il faut admettre que celui-ci se montre tout de même assez efficace de façon générale.  Au contraire, tu as étudié les moeurs arhabéennes, abysséennes et de l’ancrage par coeur. Enfin, autant que possible, le bourrage de crâne ce n’est pas exactement ta spécialité non plus.  Alors non, être targuée d’oisiveté, voilà qui est bien vexant de la part d’un ami aussi cher!  Regardez d’aussi haut sa profession, une tâche de la plus haute importance confiée à ses soins par nul autre que son cher Castiel, leur bien aimé souverain.  Ah çà!  Elle en était vraiment vexée et si elle avait eu l’occasion de placer la moindre parole, Zacharie aurait bien été sujet à un autre déluge torrentiel de reproches.

Elle fronça le nez et secoua la tête, comme pour lui adresser une dernière réprimande.  Quand même.  Il n’allait tout de même pas croire qu’elle lui pardonnerait aussi aisément son offense.  Enfin, elle saurait bien s’en faire dédommager mieux que par un délicieux vin.  Ce qui était malgré tout un bon début sur le chemin de la rédemption.

« Certes non.  Heureusement, certains amis savent se soucier des leurs en dépit de leur horaire surchargé et de la distance, » lâcha-t-elle sur un ton déjà un peu moins véhément, bien qu’on pouvait toujours y sentir une certaine forme d’agressivité passive, une indignation latente.  Elle n’était pas encore complètement calmée la Mauve et il faudrait bien encore un peu d’efforts de la part de Zacharie pour calmer la colère encore allumée en elle.

« J’ose espérer que tu as gagné ce procès pour négliger aussi longtemps amis et famille, » remarqua-t-elle avec une politesse froide.  On ne calmait pas le courroux de la Cielsombroise complètement sans qu’elle ne se soit offert le privilège de lancer quelques piques ça et là.  Rancunière Séverine?  Rien qu’un peu.

Son regard se posa sur le bureau bien désordonné de Zacharie.  S’il travaillait dans un environnement aussi mal rangé, il n’était pas étonnant qu’il perde ses lettres avant d’avoir même eu seulement le temps de les ouvrir, voilà qui n’était pas exactement très surprenant à ce niveau-là.  Elle aurait toutefois escompté qu’un avocat ne soit pas aussi… enfin que son environnement n’est pas autant l’air d’un aussi grand fouillis.  « Peut-être serait-il temps d’envisager d’engager un assistant quelconque pour garder un peu d’ordre dans tes documents.  Ce bureau est dans un état déplorable.  Je ne peux pas croire que tu puisses travailler dans une pagaille pareille!  C’est d’une honte! »  Ses prunelles se fixèrent à nouveau sur le Cielsombrois avec un air de jugement.  Déjà, elle était plus calme, le torrent de reproches se tarissait et elle arrivait à bout de toutes les remarques désobligeantes qu’elle serait bien capable d’adresser à son vieil ami.

« Certes non.  Heureusement, certains amis savent se soucier des leurs en dépit de leur horaire surchargé et de la distance. » « En effet, et je t’en remercie, Séverine, » avoue-t-il avec sincérité. Il n’a pas besoin des reproches de Séverine pour savoir qu’il n’a pas été le meilleur des amis. Bon, certes, Séverine a des attentes assez… conséquentes, et d’autres qu’elle n’aurait pas vécu son silence comme un affront envers leur personne. Mais il connait Séverine. Il savait dès l’instant où il a trouvé la missive perdue qu’il allait devoir faire preuve de diplomatie pour calmer la jolie dame.

« J’ose espérer que tu as gagné ce procès pour négliger aussi longtemps amis et famille. » « L’effort fourni est toujours le même, qu’importe le résultat final du procès, Séverine. Je fais tout pour mes clients. » Tout comme Séverine fait tout pour Castiel à chaque fois qu’elle part négocier. Cela ne veut pas forcément dire qu’elle réussit à obtenir tout ce qu’ils désiraient à son départ. Toute la préparation du monde ne réussit pas toujours à faire tourner les vents comme on l’entend. « Mais oui, si tu tiens à savoir, nous avons gagné. »

À peine les mots se sont-ils envolés qu’il porte sa coupe à ses lèvres pour déguster un peu plus le vin qu’il leur a fait servir. Cela laisse donc tout le temps à Séverine d’observer les environs, de juger, et de faire part de ses pensées les moins bienveillantes. Évidemment. « Mon assistant ne vient que rarement à mon domicile privé. Il s’occupe du cabinet pendant mes absences et garde tout en ordre là-bas. Tu me connais. Mon bureau est d’ordinaire parfaitement rangé. Certains dossiers, pourtant, requièrent davantage d’espace que je n’en ai sous la main et je ne voudrais pas imposer mes affaires à notre belle Agathe en étalant mes papiers sur la table à dîner. Ce serait très inconvenant et nous empêcherait de profiter de la bonne compagnie de nos amis. La tienne, par exemple. Je compte bien te convaincre de rester à dîner avec nous ce soir. Agathe sera heureuse de te voir. » Sa voix est calme, posée. Il est souriant et son invitation est lancée avec chaleureuse sincérité. Ce n’est pas pour lui faire plaisir qu’il mentionne Agathe – bien que ça puisse certainement avoir un effet bénéfique involontaire – mais bien parce qu’il songe au bonheur de sa fille qui apprécie beaucoup la diplomate.

« Alors, dis-moi tout, » reprend-t-il enfin d’un ton léger teinté d’une curiosité toute amicale, « que s’est-il passé à… » Et Zacharie de tenter de laisser la conversation rebondir sur un sujet qui a piqué sa curiosité dans la dernière missive de Séverine et dont il aimerait bien apprendre davantage. Séverine acceptera-t-elle de répondre à ses questions ? Peut-être sera-t-il encore trop tôt, mais il compte bien tenter de se racheter un peu en montrant qu’il s’intéresse vraiment à ce qui arrive à son amie. Puis, il faut avouer qu’il est toujours curieux d’en apprendre davantage. Et qu’à chaque fois il se demande si Séverine lui reviendra avec une histoire d’homme. Non pas qu’il tienne à connaître les détails de la vie sexuelle de la dame, non, bien sûr que non, mais il espère qu’elle le mettra au courant si elle devait rencontrer un homme qui lui plait et avec qui elle songerait possiblement à se marier !

Séverine ne tenta même pas de masquer ses yeux qui roulèrent vers le ciel devant la profession de foi de Zacharie.  Ça ne répondait pas du tout à la question, vraiment une habitude d’avocat, toujours prêt à se défendre contre tout et n’importe quoi, même quand la réponse était aussi simple à transmettre.  Elle n’avait que demandé un oui ou un non.  Pas une justification expliquant à quel point il prenait au sérieux son travail.  Ça ne la concernait pas ça.  Quelle idée que d’inclure des détails aussi superflus.  Enfin, cela expliquait probablement pourquoi Zacharie de Sombrétoile était l’un des meilleurs de sa profession, il y avait plus que du talent dans l’art d’être orateur.

« À la bonne heure!  Pourquoi toujours prendre le temps de m’ennuyer avec toutes ces précisions non-nécessaires?  Il suffisait de dire oui par Valda!  Eh bien, félicitations mon ami.  Si tu me redonnes un peu de ce vin, je boirai à ton succès, » s’exclama-t-elle avec beaucoup d’animation et en bougeant les bras pour appuyer son propos.  Sa main souleva la coupe désormais bien trop vide pour que par miracle, elle se remplisse de nouveau.

À la mention d’Agathe et de son bonheur, Séverine ne put réprimer un sourire.  C’était une bien charmante jeune fille que ses amis avaient adoptée, probablement la plus grande preuve de jugement jamais montrée par Nathaniel, car c’était lui qui avait ramenée cette belle enfant à Sombrétoile.  En effet, il lui tardait de revoir sa jeune amie, sa protégée même.  On ne pouvait pas confier l’éducation d’une demoiselle digne de ce nom uniquement aux mains d’hommes.  Ce n’était pas ces deux-là qui saurait la guider suffisamment sur les dernières modes en terme de vêtements, de parures et de coiffures.

« Je n’escomptais pas moins et j’ai déjà prévenu au palais que je dînerais à l’extérieur ce soir, » déclara-t-elle sans se faire prier.  Quelle idée!  Naturellement qu’il était attendu que Zacharie fasse ajouter un couvert à table pour elle ce soir-là, autrement il aurait fallu complètement couper les ponts entre eux.  La priver de la compagnie de sa très chère Agathe?  Voilà qui aurait été une offense bien pus grave que d’ignorer ses derniers courriers.

Elle nota son effort pour faire mine de s’intéresser aux derniers événements de sa vie : visiblement, il avait lu sa lettre avec bien peu de concentration s’il ignorait qu’elle avait passé les dernières semaines d’abord à l’Ancrage avant de retourner à Mauve quelques jours pour veiller aux bonnes affaires de son domaine.  Elle ne pouvait tout de même pas laissé sa baronnie se gérer toute seule, son intendante avait très certainement besoin de tous les conseils qu’elle pouvait lui donner.

« À l’Ancrage, comme tu aurais dû le savoir si tu avais pris le temps de lire ma lettre avec soin.  Je t’écrivais d’ailleurs pour te dire que je recevrais bientôt la visite de mon illustre cousin, le polyarche de Sombreciel, une confidence de la plus haute importance qui témoigne de la confiance que j’ai en ta discrétion.  Ah vraiment, quelle médiocrité! »  Elle agita la coupe, signalant qu’il serait peut-être temps qu’on la lui remplisse pour améliorer son humeur.

Il a l’habitude, Zacharie, des remontrances de Séverine. Son amie peut être aisément mécontentée et il faut la laisser vider son soûl si l’on veut pouvoir passer à autre chose. Qu’elle s’en prenne à sa façon d’exprimer les résultats du procès est plutôt bon signe, songe-t-il. Peut-être le soleil commence-t-il à briller à travers l’orage dans l’humeur de son amie. Pour encourager sa bonne humeur, il se lève pour tirer sur la corde qui appellera un serviteur dès que Séverine demande qu’on lui serve davantage de vin.

« Je n’escomptais pas moins et j’ai déjà prévenu au palais que je dînerais à l’extérieur ce soir. » « Bien. Voilà qui me réjouit. » Son ton a la légèreté d’un bonheur prudent. Il sait que tout peut encore faire chambouler la situation. Son sourire pourtant exprimer un véritable bonheur, et ses bras s’écartent dans un geste d’accueil alors qu’il reprend place sur un fauteuil.

La porte de son bureau s’ouvre et un jeune homme se glisse dans la pièce. Il n’a pas le temps de s’enquérir de la raison de sa présence que déjà Zacharie lance : « Amenez-nous la bouteille de vin que nous venons d’entamer. Et prévenez aux cuisines qu’il faudra ajouter un couvert ce soir. La dame de Mauve se joindra à nous. Ce sera tout. » Et d’un geste, il renvoie le garçon quérir la bouteille de vin avant de reporter son attention sur Séverine.

« À l’Ancrage, comme tu aurais dû le savoir si tu avais pris le temps de lire ma lettre avec soin.  Je t’écrivais d’ailleurs pour te dire que je recevrais bientôt la visite de mon illustre cousin, le polyarche de Sombreciel, une confidence de la plus haute importance qui témoigne de la confiance que j’ai en ta discrétion.  Ah vraiment, quelle médiocrité! »

Un demi sourire étire le coin de ses lèvres, éclaire son regard alors qu’encore elle lui lance des reproches. C’est qu’il vaut mieux les prendre à la légère s’il veut éviter d’ébruiter une amitié qui lui est chère, ne peut-il s’empêcher de penser. Séverine est une amie d’enfance, et s’ils ont eu leurs différents par le passé, il tient malgré tout à elle, qu’importe ce que peut bien en penser la dame à l’heure actuelle.

« Je ne suis pas sans savoir que tu as passé les dernières semaines à l’Ancrage, Séverine. En toute honnêteté, si j’avais simplement voulu connaître ton itinéraire je ne t’aurais pas posé la question, hmm? » Tu as un petit rire, léger, qui montre la touche d’amusement que ses reproches font naître en toi. « Suis-je donc un si mauvais ami à vouloir te demander des détails ? Tu sais qu’il me tarde d’en s’avoir plus ! » Il a toujours été curieux, Zacharie. Curieux d’en apprendre plus sur les gens qu’elle rencontre, curieux de savoir comment les négociations ont pu se dérouler – du moins ce que Séverine est libre de lui révéler… Un intérêt véritable pour ce qu’est et ce que fait Séverine, en somme, incluant évidemment toutes les rencontres sociales qu’elle aurait pu faire, les ragots qu’elle veut bien lui raconter sur les histoires de l’un ou de l’autre – on ne sait jamais quand cela peut être utile – et surtout les possibles prospects amoureux de la jolie jeune femme. Devra-t-il lui tirer les détails de cette visite un à un, ou acceptera-t-elle de s’épancher sur ce qu’il lui tarde sans doute de raconter ?

C’est la question, l’inquiétude qui l’habite alors qu’il se lève pour venir chercher la carafe de vin que l’on vient de poser sur la table de service. Déjà le serviteur disparaît, chassé par un geste de la main de Zacharie, et c’est le baron lui-même qui viendra verser le sombre liquide dans la coupe de Séverine avant de retrouver place sur son fauteuil où il s’installe confortablement. « Alors ? Comment c’est passé la visite du polyarche ? »

Séverine ne pouvait pas descendre de ses grands chevaux aussi facilement.  Mais quelle idée!  Tout ça c’était la faute de la négligence de Zacharie.  Si elle avait eu le temps, entre ses nombreuses obligations mondaines, de songer à son ami d’enfance, elle aurait craint pour sa vie.  Un soir, il aurait été atteint de fièvre et sur son lit de mort, trop faible pour tenir la plume et lui écrire.  Le lendemain matin, elle l’aurait vu dans un accident de la route, renverser par une cariole dont le chauffeur aurait perdu le contrôle de son cheval. Naturellement, aucune de ces pensées n’avaient traversées son esprit, mais elles auraient pu y naître et causer en elle une terrible angoisse qui l’aurait empêché de dormir et aurait demandé l’usage de cordiaux pour la tenir consciente.  Voilà ce à quoi Zacharie aurait dû songer s’il avait eu la moindre intention de se montrer bon ami et l’ambassadrice se complaisait dans son outrage.

Bien qu’en vérité, le vin qu’on lui servait à nouveau généreusement dans sa coupe arrivait déjà à la calmer quelque peu.

« Eh bien oui.  Tout naturellement, » répondit-elle à sa question avant de porter sa coupe à ses lèvres.  Il n’aurait pu en être autrement.  Il s’agissait du polyarche et bien qu’il était son cousin, on ne pouvait pas se relâcher quant à l’organisation.  Il fallait que tout soit parfait et Séverine était bien convaincue que tout s’était déroulé à la convenance de son royal parent.

« J’ai tout préparé bien à l’avance pour qu’à son arrivée tout soit à la perfection.  On ne peut exiger rien de moins pour notre souverain, comme je l’ai expliqué bien souvent à Prudence et autres servantes.  Ah!  Connaissez-vous même tous les troubles que vous causent les domestiques?  Vraiment, il faut tout leur expliquer dans les détails les plus pointus, à croire qu’ils s’attendent à ce que je mette la main à la pâte moi aussi! » s’indigna-t-elle.

Elle tendit sa jolie main blanche à Zacharie pour qu’il l’observe.  Ses longs doigts étaient blancs et fins, pas une seule crevasse ne venait souiller sa peau si soyeuse.  Ses ongles était soigneusement polis.  C’était la main d’une femme qui ne touchait pas même aux travaux d’aiguilles.  Les seuls travaux qu’entreprenaient les mains de Séverine était de prendre la plume. Elle ne brossait pas elle-même sa longue chevelure.  Ses servantes s’en chargeaient et lui mettait les chiffons destinés à boucler les mèches brunes.

« Dites-moi, est-ce une telle main qui devrait se charger d’aérer les draps de Sa Majesté?  Eh bien naturellement que non! Et pourtant, il a bien failli!  Je dois revoir les domestiques qui s’occupent de ma tour, je n’en suis point satisfaite.  Heureusement, j’avais tout prévu.  Je n’ai reçu chez moi notre très cher polyarche que le temps de prendre un apéritif.  Oh!  Il faudra que je montre à la belle Agathe les délicieuses jarretières que m’a offerte Castiel.  Elles sont ravissantes!  Ah! Mais je ne les porte pas aujourd’hui!  Il faudra que vous me l’envoyiez au palais et sans tarder.  Vous ne m’oublierez pas une seconde fois, j’escompte bien! »

Séverine déballait son discours passant du coq à l’âne, ravie d’être le centre de l’attention et de pouvoir vanter ses nombreux mérites.  Elle raconta dans tous les détails ou presque leur sortie au casino, prenant bien soin de décrire avec quelle grâce et quelle élégance ils s’étaient moqués de l’impudent.  Elle avait d’ailleurs bien pris le temps de lui décrire quelle offense il avait oser commettre envers elle.

Il écoute, il hoche la tête. Il comprend, Zacharie, cette frustration de ne guère pouvoir faire confiance à ses serviteurs. Oh, pas qu’ils soient aussi pointilleux que Séverine, loin de là, mais ils ont trois demeures à garder en état et il arrive qu’ils aient de désagréables surprises lorsqu’ils voyagent, surtout à l’improviste. Ils reçoivent peut à l’Ancrage. Lors des rares événements prévus, ils amènent généralement avec eux certains de leurs domestiques de Sombrétoile. Hors de question d’engager des inconnus qui ignoreraient tout de leurs préférences !

« Il est toujours difficile de trouver des serviteurs de confiance qui sache répondre à nos attentes. Je compatis, Séverine. Et jamais je n’aurais songé qu’une main aussi délicate ne doive s’attaquer aux durs labeurs d’une maisonnée… »  Un sourire étire ses lèvres alors qu’il s’avance sur le bout de son siège pour venir prendre la main de Séverine délicatement dans la sienne, venir poser un doux baiser sur ses doigts. « Tu me vois donc désolé d’apprendre que tes serviteurs se soient montrés si inaptes à remplir leurs devoirs. Quelle frustration cela a dû être ! » Il a laissé glisser la main de Séverine hors de la sienne, s’est réinstallé confortablement sur son fauteuil pour écouter la suite. Les détails arrivent, enfin, et c’est avec un plaisir non feint qu’il les écoute. Enfin…

« Je vais finir par croire que tu me préfères Agathe. À une époque, tu m’aurais volontiers montré ces dessous. » Il soupire légèrement, mais hoche la tête. Il ne veut pas lancer un débat ici. Simplement noter que ça le déçoit un peu, peut-être, de voir leur amitié changer ainsi. Était-ce son mariage qui avait tout gâché ? Était-ce simplement parce qu’il avait adopté la plus jolie des filles ? Il l’ignore, et aujourd’hui n’est sans doute pas le moment de se laisser aller aux réflexions philosophiques sur l’état de sa relation avec Séverine. S’il ne fait pas gaffe, il n’y aura peut-être pas d’amitié à sauver… « Je puis te l’envoyer à tout moment, mais ton horaire est généralement bien plus chargé que le nôtre. Pourquoi ne pas l’inviter directement ce soir avant ton départ ? Je suis persuadé qu’elle serait ravie de passer un temps au palais avec toi. Nous ne sommes pas toujours, Nathanaël et moi, de la meilleure compagnie pour une jeune femme. »

Puis vient les détails sur cette sortie avec Castiel, et il pose des questions, ici et là, pour découvrir davantage les détails croustillants de l’affaire. Il n’est pas du genre à ragoter, et ce que Séverine lui dit restera entre eux, mais il ne va pas se priver d’en entendre davantage de sa part pour autant. C’est un agréable changement après les dernières semaines de travail acharné que de se laisser aller à écouter les irritations mondaines de Séverine. Ce ne sont peut-être pas tant les histoires de Séverine que le simple fait d’être avec elle à discuter de tout, de rien qui lui allège le cœur. Zacharie est avant tout un être social, et c’est parfois ce qu’il lui manque le plus, ce genre de moment, lorsqu’il se concentre aussi longtemps sur un procès.