Histoire
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27 février 970Meldred naît à Séverac, en Sombreciel, le matin du vingt-sept février alors qu’une pluie glaçante mêlée de neige bat les carreaux. Un jour gris et presque anodin. Quatrième enfant de la famille Séverac, il a déjà un grand frère de huit ans son aîné, Melsant, et deux sœurs de trois ans plus grandes que lui, Mélisende et Mélusine.
Sans doute n’a-t-il pas choisi le meilleur moment pour naître : cette année-là s’engage un conflit entre le royaume de Sombreciel et celui d’Ansemer. Plutôt éloignés de la ligne de front, sans doute n’auront-ils pas à s’en soucier. Du moins Meldred, présentement quelques heures et déjà adorable – comme le sont tous les Séverac – ne s’en soucie-t-il pas.
Durant un temps, tout est calme. Meldred est un adorable bébé, un choupinet bambin qui crapahute joyeusement de partout sans se soucier des vilenies du monde extérieur. Il babille et tend les bras vers les plus grands, réclame des câlins avec des yeux innocents et ne comprend pas quand les filles ne veulent pas du jouet à moitié mâché et plein de bave qu’il veut leur prêter.
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20 Octobre 973La guerre laisse des traces dans d’improbables endroits. La ligne de front, jusqu’alors bien loin, se rapproche de Séverac – un peu trop. Meldred n’a pas conscience, lui, de tout ça. Tout ce qu’il sait, c’est que son papa n’est pas là, qu’il ne rentre pas tout le temps, qu’il lui manque même s’il y a maman.
Il fait la sieste, quand ça arrive. Endormi à poings fermés, son doudou couverture dans les bras, pelotonné dans son lit d’enfant dans un coin de chambre, Meldred n’entend rien. Il n’entend pas la garde presser sa famille de partir ou la porte claquer ; n’entend pas les pas qui s’éloignent, les bruits qui s’apaisent, la vie qui s’enfuit ; il n’entend rien, il rêve à des océans indomptés, à une dame de bois qui chante avec les voiles de son bateau. Rêve d'immensités qu'on lui a contées.
Ce qu’il entend à son réveil, c’est le silence. Angoissant, glacial. Alors il appelle, il pleure, mais personne ne daigne lui répondre. Recroquevillé au fond de son lit, il attend.
Il attendra la nuit tombante que la porte d’entrée claque et que résonne un pas lourd sur le sol du manoir. Contre toute attente, ce n’est ni son papa, ni même un visage connu : juste un homme à la mine sombre et à la mise que Meldred ne connaît pas. Il saura plus tard qu’il appartient à ces gardes sans faction, ces mercenaires qui se cachent dans les armées et dévient occasionnellement de leur route pour peu qu’une demande leur parvienne.
En pleurs et tremblant, le gamin fuit en courant. Court dans les couloirs, les pièces vides, les chambres, les escaliers.
Puis le noir.
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20 octobre 973 – 1er novembre 973Meldred est retenu quelques jours dans une caserne désertée, près de la frontière arhabéenne, sous la surveillance de mercenaires à la mine bien peu engageante qui prennent plus ou moins soin de lui. Un prisonnier politique, leur a-t-on dit. Ils n’ont pas cherché plus loin - tant qu'on les paye... Il est ici sous surveillance constante. Les quelques mercenaires s'occupant de lui ont plus ou moins la fibre paternelle.
Meldred pleure beaucoup, ces temps-là. La peur au ventre et les souvenirs, violents, en tête. Ses parents et toute sa famille l’ont abandonné. La nouvelle, ce qu’il en comprend du moins, se grave en lui et son esprit de gamin surmené finit par ériger des barrières, inconsciemment cadenasse au loin la peine. Il oublie, car la douleur est forte en son coeur. Pour survivre, l’esprit est capable de bien des choses. Il oublie, il se protège, seul.
Il ne saura jamais la vérité : l'évacuation de Séverac a été sciemment mal organisée, son déroulé parasité par l'influence d'un adversaire politique de Maximilien cherchant à le déstabiliser, à le détruire d'une manière qu'il n'aurait pas envisagée.
L'enfant Séverac sera déclaré mort après quelques jours de recherche.
Au terme de cette poignée de jours, l’enfant sera conduit au Chapardeur par un des gardes, et remis avec comme consigne de le lâcher à la frontière, au-dessus de l'océan. Si l'on retrouve le cadavre du gamin, il sera toujours temps d'accuser les ravages de la guerre.
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16 novembre 973Le trajet a été plutôt ralenti jusqu’à la frontière d'Ansemer, du fait de la guerre. Après la dureté des mercenaires l’ayant surveillé, Meldred a su trouver auprès de l’équipage du zeppelin une chaleur familiale qui l’a grandement aidé. Il est la proie de cauchemars violents qui continueront tout au long de sa vie, mais ses heures éveillées auprès des contrebandiers montrent un enfant doux et calme en recherche cruelle d’affection.
Il est si jeune. Ils ne sont pas des assassins ou des tueurs d'enfant.
À un moment, la morale finit par faire obstacle. Aussi le capitaine décide-t-il, pour une fois, de ne pas mener une mission à son but. Celui-ci prétendra avoir largué le corps de l’enfant dans l’océan un soir de novembre.
En réalité, le gamin est en sûreté à bord, sous la surveillance de la seconde de l'époque qui deviendra au fil du temps sa mère adoptive.
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973 - 980Meldred grandit avec une éducation plus ou moins hasardeuse, chacun apportant sa pierre à l’édifice. Ainsi, il sait lire et écrire couramment, possède des bases d’histoire du continent - chaque membre de l'équipage rapportant la version qu'il connaît à un gamin avide de
mémoire- mais est plus doué en géographie. Avec raison : les heures de navigation dans les nuages l'ont vite amené à se passionner pour le sujet.
Il passe peu de temps au sol, et vit la majorité de sa vie dans les airs à bord du Chapardeur. Il n'est jamais
seul. Il charme les quelques passagers qu’ils prennent à bord, avec son sourire et son habitude à réclamer des câlins à toute heure du jour ou de la nuit. Hormis ça, il est clairement sage. (Sauf lorsqu'il se met à bouder, ce qui arrive... Régulièrement. )
Enfant calme et câlin, il n'a que peu, voire pas, de contact avec des jeunes de son âge : par prudence, le capitaine et son équipage ne le laissent pas se mêler à la foule lorsqu'ils se trouvent à l'Ancrage, ou même descendre certaines fois. C'est un univers adulte qui l'entoure. Les plus jeunes enfants du Chapardeur sont tous a minima adolescents.
Lors de missions de récupération jugées trop dangereuses pour avoir un gamin dans les pattes, notamment sur la fin de la guerre, il attendra sur l’île des Comètes sous la surveillance des adolescents ou de certains volontaires – petite île où la végétation dense et la montagne cachent le repaire des chapardeurs. Lieu commun, seule habitation fixe pour beaucoup.
C'est la maison de Meldred à partir du moment où il s’y trouve. L’île se trouve bien au large des côtes cielsombroises, loin de tout. Bric-à-brac improbable, construction définitivement influencée par le royaume dont ils sont issus, c’est un domaine qui, aux yeux de celui qui y passe son enfance, vaut le plus beau des territoires sur le continent. Là-bas, Meldred a sa propre chambre, remplie de livres rapinés ici et là – tombés mystérieusement du convoi, perdus, non vendus. Il adore lire. Son tempérament posé s’y prête bien, et il n’est pas rare, lors des voyages les plus calmes, de le voir le nez dans un vieux bouquin un peu abîmé, dans un coin du magnifique zeppelin.
Il aime les romans de justice, ceux où le bien triomphe, où les méchants sont punis et la balance naturelle rétablie.
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Avril 984À son éducation se rajoute doucement un entraînement physique, entamé à ses quatorze ans : juste de quoi se défendre si on l'agresse, ne pas se terrer dans un coin à attendre que passe l'orage. Leurs rencontres peuvent être mouvementées dans les airs, il leur faut être prêts. Il n'est pas le plus doué avec une lame, mais il n'est pas complètement manchot.
Meldred n'aime pas se battre. S'il le fait, décide-t-il rapidement, c'est uniquement en cas de légitime défense. Pour rétablir la balance. Les armes n'ont apporté qu'un déséquilibre dans le monde - des guerres et des douleurs qui laissent de profondes cicatrices dans les coeurs et creusent les fossés entre les peuples. Il ne veut pas ça.
Adolescent un peu rêveur, un peu trop optimiste, Meldred rêve d'une égalité que, même sur le Chapardeur, il n'a pas entièrement trouvée.
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Janvier 985Il commence à faire réellement partie de l’équipage du Chapardeur à ce moment-là, ne reste plus seulement à bord à s’inquiéter, planqué dans une cabine, ou sur leur île, où les contrebandiers se reposent entre deux rapts et élaborent leurs plans grandioses, traitent leurs demandes et collaborations.
Au début, on ne lui confie que peu : il tient les comptes, aide comme il peut les plus forts à emporter les caisses et les objets, sert de liaison ou d'alibi : avec son air innocent, on le croit sans hésitation.
Et puis doucement, il commence à devenir un intermédiaire. Là, il est envoyé transmettre un paiement, ici il se rapproche des vendeurs pour les orienter sur leurs options. Il apprend à se travestir pour ne pas laisser Meldred être, lors des missions à terre. Personne ne doit les connaître.
Lorsqu’il doit user de son nom, alors – lui qui n’en a jamais eu – il ne prend guère de temps à le choisir. Un nom éthéré, changeant, qui file au souffle du vent.
Il devient Meldred les Nuées – mémoire perdue dans les nuages.
Il est testé peu après son anniversaire, par un mage de leur équipage - c'est toujours pratique. Rien.
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Mai 995Sa mère adoptive décède des suites d’une vie bien remplie d’excès, s’éteint à l’âge honorable de quarante-sept ans. Meldred le vit plutôt mal, la pleure comme une réelle mère.
Le Cielsombrois qui s’ignore prend de plus en plus d’assurance à bord du Chapardeur, après dix ans : il est écouté pour ses conseils avisés et ses idées réfléchies. Il propose notamment de solidifier leur alliance avec ceux qui se trouvent à l'Ancrage, de chercher à nouer d'autres liens en plus des rares qu'ils y possèdent : haut lieu de passage, leur profit ne peut en être qu'augmenté.
Peut-être est-ce gourmand, de vouloir empiéter sur le territoire du Pas de l’Ombre : il sait que leurs relations avec les fils d’Isil sont tendues depuis toujours… Et que ses plans et collaborations, quelquefois rocambolesques dans leur exécution, pourraient pousser à une guerre ouverte avec eux.
Meldred a de l'ambition, il faut se l'avouer, et une vision bien à lui de leur activité : ils égalisent les choses, avec leur trafic. Le marché noir dont ils sont un organe vital est un organisme de régulation important au sein d'Arven. Ce n'est pas uniquement pour le profit et le besoin de subtiliser que les chapardeurs travaillent, c'est aussi (aux yeux du Cielsombrois) afin de combler un peu la distance entre les hommes.
Écouler l'inaccessible auprès des moins nantis et, a contrario, faire payer de manière exorbitante leurs services lorsque les riches seigneurs requièrent leur intervention.
Si le brun cherche la grandeur dans leurs actions, c'est surtout afin de donner plus de poids à cette vision.
À bord, l'équipage doucement se renouvelle. Les plus anciens meurent loin d'eux, dans leur famille si celle-ci ne les a pas reniés - mais aux funérailles on peut toujours trouver un membre ou deux du Chapardeur.
Meldred reste, lui. Élément stable dans le monde agité de la contrebande. L'équipage est majoritairement palatin, encore que l'on compte une poignée d'Arhabéens et trois Ansemariens.
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Décembre 997C’est peut-être pour fraterniser avec le Pas de l’Ombre qu’au cours de leurs passages à l’Ancrage, notamment en début de mois, Meldred finit par se lier avec une apprentie voleuse, Déjanire. De lettres amusées en longues correspondances, de rencontres secrètes qui finissent par allonger les séjours à l’Ancrage, chacun finit par connaître la profession de l’autre. Déjanire sait l’animosité de ses frères et sœurs à l’encontre du Chapardeur – et tiendra secrète leur relation… Tout comme Meldred ne s’en vantera pas, et n’en dira rien, lorsqu’il l’invitera quelques nuits à bord du zeppelin.
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20 Juillet 998Meldred rencontre son Familier lors d’une récupération de biens du côté de Sombreciel. Il ne se pose pas trop de questions… Car il n’y en a pas à se poser. Il n’a jamais cherché à se définir ou à se restreindre.
Déjanire, elle, prend assez mal la chose. Les deux amoureux continuent pendant quelques temps, avant de se séparer d’un commun accord en octobre. Ils continueront d’échanger quelques mots polis, en souvenir d’une amitié abîmée.
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1000Il a eu de nombreux noms.
Il n’a jamais eu le sien.
L’équipage du Chapardeur ne lui a jamais donné. Tous, toujours, lui ont dit qu’il n’était qu’un gamin perdu que la guerre avait éprouvé et mis sur leur route. Qu’ils ne savaient rien de lui, qu’on ne leur avait rien dit.
Il cherche avec difficulté, Meldred, car les pistes sont dures à remonter quand on passe si peu de temps au sol – et l'homme a d’autres priorités. La guerre cielsombro-ansemarienne est une période floue, compliquée, trouble, et retracer son chemin est ardu. Le Chapardeur ne garde pas de traces certaines des endroits où ils ont vogué.
Peut-être un jour trouvera-t-il, Meldred.
En attendant, il a de nombreux noms.
Il est Duane, musicien avec le mal de mer né d’une famille désargentée des terres ansemariennes, il court le monde avec des marchands qui veulent bien tolérer son bodhràn et sa bonne humeur.
Il est Maël, enfant édenien d’une famille de dix filles, un peu trop frondeur, beaucoup trop ambitieux, qui découvre le monde et porte fièrement le commerce de sa famille dans les airs et à l’Ancrage.
Il est bien des gens, il est bien des choses. Mais il n’est que peu souvent Meldred.
Le véritable Meldred, joueur, posé, trop optimiste, dont le nom de famille lui est à jamais inaccessible. Le prince des nuées dans un équipage de chapardeurs, homme qui rêve d'égalité.