Questions-réponses

Le pont est silencieux, à peine troublé par le bruit des pas de ceux qui montent la garde et les pattes de quelques uns des chats qui règnent en maître sur le pont. Mayeul, lui n'est pas de quart mais il a bien du mal à dormir et cherche une occasion de se changer les idées. Oh, il pourrait bien s'en trouver, mais il a envie de bruit, de voix, d'alcool qui brûle le gosier et réchauffe l'estomac. Grenat est déjà parti se percher dans sa cabine pour la nuit, délaissant le pirate et son envie d'amusement, alors le cielsombrois a bien dû se choisir une nouvelle cible. Celle-ci, de toute façon, est déjà toute désignée : Marti le bûcheron n'est pas non plus très occupé, ils peuvent bien s'ennuyer et chercher de quoi se divertir à deux !

"Maaaaaaartiiiiiiii." Soupire le cielsombrois en faisant traîner les voyelles, comme un enfant de quatre ans qui s'ennuie - ce qui est un peu le cas. "Tu ne veux pas te dépêcher un minimum ?" Oh, il s'est déjà assuré que l'homme soit d'accord pour l'accompagner à terre et dans une taverne relativement bruyante, une vague histoire de dettes et de service rendu qui n'a rien à voir avec le fait qu'au fond, Martial l'apprécie. Certainement pas. Mayeul, lui, est déjà prêt : ses cheveux sombres soigneusement brossé dans un savant effet de coiffé-décoiffé imité et jamais égalé par quelques uns des grands coiffeurs d'Euphoria, une barbe qui lui mange un peu les joues mais reste bien utile pour dissimuler les traits de son visage, des vêtements de la dernière mode d'Euphoria volé ou non dans le coffre d'un des derniers navires qu'ils ont pillé. Mayeul est prêt, impatient et incapable de tenir en place, et il a la vague impression que Marti prend son temps en espérant qu'il finisse par se lasser et partir sans lui. Aucune chance.

Les lunes éclairent chichement le chemin quand les deux pirates finissent par pénétrer dans la ville, un Mayeul bavard et bruyant précédant un Martial bien moins décidé à parler. Il est bien trop solitaire, le bonhomme, c'est bien pour ça que le cielsombrois prend sur lui de le sortir et de lui faire voir les merveilles que peuvent offrir les tavernes. La taverne est enfumée et bruyante, typiquement au goût de Mayeul, et ce dernier commande deux bières avant de s'asseoir en compagnie de son camarade. "On va jouer à un jeu, d'accord ?" Il n'attend pas que l'autre donne son accord pour enchaîner. "Tu vas me poser une question, et je suis obligé d'y répondre, sauf si je pose mon véto. Un chacun. Dix questions. Et comme je t'ai entraîné ici, je te laisse l'honneur de la première." Avant que l'homme ne puisse exprimer un quelconque refus pourtant, le pirate lève la main : "Mais si tu ne veux pas jouer, je peux être le seul à poser des questions." Son air vaguement maléfique indique bien que c'est une mauvaise idée.

La serveuse vient déposer les bières sur le petit coin de table qu'ils se sont appropriés, et Mayeul lui lance un sourire éclatant, celui qui fait tomber dans ses bras garçons et filles habituellement, et qu'il perfectionne depuis l'âge de quinze ans. Avec succès, visiblement, puisque la jeune fille répond avec enthousiasme à son sourire charmeur et sa main s'attarde un peu trop dans la sienne lorsque le pirate lui glisse un généreux pourboire. Oh oui, la soirée promet d'être belle.

L’Ancrage est un refuge, un havre de paix et de calme pour qui veut panser ses blessures ou cherche à disparaître pour juste un temps. L’Ancrage surprend, fait trembler, fait sourire, interroge et fait s’inquiéter chaque esprit. Martial, lui, comme bien d’autres, il en est certain, voit en l’Ancrage un symbole de liberté. C’est de la neutralité même du palatinat que proviennent tous les possibles, que tous les vices se nourrissent, que les plus belles destinées, que les improbables destins, se tracent : sans réelle contrainte, le territoire flottant est une terre d’asile autant qu’une terre de départ. Un refuge et un lieu de passage. Tout est possible à l’Ancrage, et Marti aurait pensé pouvoir avoir la paix. Perdu.
Ca fait quoi, une semaine qu’ils sont de retour en ville ? Une semaine que Martial respire à nouveau un peu plus librement dans les rues profondes de la ville basse. Leur dernière escale en Ansemer, après l’attaque de leurs côtes il y a maintenant un mois, a comme toujours été source pour lui d’inquiétudes plus que de repos. (Inquiétudes, encore une fois, infondées : l’île sur laquelle ils se sont posés pour leurs quelques réparations avant de reprendre le chemin du palatinat. Mais le blond n’est jamais serein lorsqu’il se trouve trop proche du territoire du triumvirat. )
Une semaine que, globalement, on ne le voit plus trop sauf lorsqu’on a besoin de lui. Il prend sur lui pour tenter la sociabilité de temps à autre, mais très clairement, c’est trop. Certains soignent leurs blessures, à terre. Lui soigne sa solitude bien entamée. Poli, aimable lorsqu’il croise les autres, il ne va pas plus loin. La paix. Juste la paix, ne plus parler, ne plus sentir de présence le quémandant, s’immerger dans l’existence et se savoir insignifiant juste quelques heures. Pour ça, il aime à aller traîner dans les ruelles bondées et les tavernes au point du jour – mais toujours sur ses gardes, il n’est jamais entièrement serein à l’Ancrage.
Y traîner seul, là où personne ne le sollicite. (Arrêter d’exister, membre d’un tout plus que de l’entité. )

S’il grogne un peu avant de se préparer pour suivre le brun, c’est un peu pour ça. Mais, en premier lieu, c’est surtout car s’il acceptait la proposition du Cielsombrois sans rechigner, celui-ci serait bien trop content et une telle chose ne saurait arriver. « Je prendrai le temps qu’il faut. » sort d’une voix étouffée alors que pour la quinzième fois il juge sa natte blonde… Pour ne rien faire.
Ou plutôt si, pour faire chier Mayeul.

‘Prêt’, si l’on peut appeler ça comme ça, vêtu certainement plus sobrement que son compagnon – ce qui n’est pas difficile – il le suit d’un pas résigné loin du navire. Sa soirée calme s’envole au profit d’une plus agitée au coeur de la taverne de la Rose. Installé confortablement, les bras croisés, l’Ansemarien prend sur lui pour ne pas non plus se montrer trop confortable. Des fois qu’on pense qu’il est ici de son plein gré.

Par trois fois le pirate tente de parler, par trois fois son comparse n’a pas fini. « Tu me laisses parler quand même ou je dois les mimer tes questions ? » finit-il par demander posément, les sourcils levés. « Mais soit. »  Quelques courts, trop courts instants de répit pour lui permettre de se faire à l’idée qu’il va devoir jouer. Son côté revanchard lui vaut d’être un très mauvais perdant et de refuser d’abandonner. « Et tu veux pas lui poser à elle, plutôt ? » interroge Martial en la regardant s’éloigner d’un œil presque inintéressé. Presque. « J’pense qu’elle serait bien plus ouverte que moi. Enfin. »
Il l'a, sa question. Elle a surgi comme ça du fond de son esprit. Les yeux de l'Ansemarien brillent un peu, brièvement, d'une satisfaction non dissimulée.

« Si je prends quatre… Personnes de taille égale, Tom, Tim… commence-t-il avec un air parfaitement sérieux, légèrement penché en avant et appuyés sur ses avant-bras croisés. Toi et moi, disons. On porte tous un chapeau de taille différente, mais autrement on fait la même taille. Si je te dis que le type devant toi a un chapeau plus petit que le mien et que celui derrière toi n’est pas moi, mais a un chapeau plus grand que celui de Tim. Tu peux me donner l’ordre dans lequel on est rangés ? »

L'attitude complètement fermée de Martial n'émeut pas plus que ça le cielsombrois : il a l'habitude, de un, et de deux, il est pratiquement sûr que ce n'est que pour donner le change. Pratiquement. Qui se soucie des pourcentages, de toute façon, en ce moment ? Et puis le bûcheron accepte de jouer, alors, c'est bien la preuve qu'il n'est pas si embêté que ça de se retrouver en sa compagnie ! "Si tu le dis." Le ton est sarcastique et vibrant de doutes - et de moquerie, peut-être, un peu - et n'appelle pas une réponse, aussi Mayeul décide d'ignorer soigneusement la pique de Grenat. Un sourire malicieux envers Martial après sa proposition de jouer avec la jeune serveuse et enfin, le pirate se décide à poser la première question que le cielsombrois a généreusement accordé. Oui. Il n'aurait sans doute pas dû, et regrette peut-être un peu maintenant. "C'est quoi cette question ?" L'exclamation est sortie avant même que Mayeul ne puisse la retenir, trop étonné pour le faire de toute façon. "Je te laisse une chance de poser toutes les questions que tu veux, et c'est celle-là que tu choisis ?"

Mais soit, puisque Martial semble décider à gâcher ses questions, Mayeul va le laisser faire. Bon, réfléchissons... Trop de chapeaux, trop de gens, mais c'est bien mal connaître le cielsombrois que de croire qu'il ne va pas jouer et abandonner aussi facilement. "Bouge pas !" Lance-t-il en se levant, abandonnant Martial quelques instants. Il ne tarde pas trop à revenir, accompagné de deux serveuses à qui il a promis une bonne portion de sa bourse et de deux verres de bière. Les cielsombrois sont inventifs, Mayeul ne fait pas exception ! "Me v'là." Lance-t-il à Martial, comme si l'autre pouvait l'ignorer. S'emparant du verre de bière du blond, le pirate en avale une large portion avant de l'enjoindre à se lever. "Râle pas." Prévient-il, "je réponds à ta question. Alooooors..."

Une fois Martial debout, il l'aligne derrière les deux jeunes femmes venues se prêter à l'expérience, chacune munie d'un verre rempli à hauteur différente. Ils n'ont pas de chapeaux, les verres de bière feront l'affaire ! "Donc, on a dit chapeau plus petit, la demoiselle devant...." Murmure à moitié Mayeul, prenant hyper au sérieux la question de son camarade. Galamment, il prend la main d'une des serveuses pour se ménager un espace devant elle et échanger son verre de bière à motié vide avec celui, plein, que la serveuse tient encore. "Et voilà !" Lance le cielsombrois en écartant les bras, renversant un peu de la bière au passage, avant de se tourner vers Martial. Certes, il manque quelques données au problème, ils n'ont pas de chapeaux et les deux jeunes femmes sont plutôt petites mais hé, c'est presque ça, il suffit d'imaginer ! "Tom, moi, Tim et toi !" Le raisonnement est bancal, mais n'importe qui doit le reconnaître, la démonstration est grandiose !

"Merci mesdemoiselles." S'incline le cielsombrois, en leur laissant un généreux pourboire. Martial lui revaudra ça, il saura le persuader, parce que clairement, cela risque de faire un trou dans son budget. Mais pour avoir le dernier mot, il y a parfois des sacrifices à faire. "A moi, maintenant." Lance Mayeul en se remettant assis, un sourire satisfait sur les lèvres. Ses yeux se posent sur le pirate et il demande, l'air de rien. "Si tu décides de te faire un tatouage, quel en sera la signification ?" C'est plus de la curiosité qu'autre chose, réellement, même s'il ne serait pas contre en apprendre un peu plus sur le Bûcheron. Y aller à petits pas, pour ne pas l'effaroucher, c'est important !

Martial est absolument fier de sa question. Son visage s’éclaire d’un sourire enfantin et malicieux, son regard pétille d’une joie non-feinte juste devant la surprise de son compagnon de la soirée. Ca l’amuse profondément de le prendre au dépourvu – ne serait-ce que quelques instants ! Ca l’amuse, ça allume sa voix et ses yeux, rejette au loin un instant le voile qui l’isole du reste du monde, ce masque que bien trop souvent il en vient à porter. Surtout en compagnie de ceux qu’il connaît bien et qui le fréquentent, c ‘est une protection nécessaire qu’il n’arrive plus à ôter volontairement malgré tout ses efforts. Quelquefois, celui-ci se craquelle un court instant. Si peu.
« Tu m’as demandé une question, c’est une question, Mayeul ! » Il sourit franchement et se recule dans son siège, sa main attrape la choppe de bière pour la porter à ses lèvres. « Alors, ma réponse ? » demande le pirate alors que lui-même n’a pas la moindre idée de la réponse à la question. Pour être tout à fait honnête, on ne lui a jamais spécifié qu’en plus il devait savoir lui-même y répondre !

Avec un air légèrement perplexe, le blond regarde l’autre pirate fuir glorieusement son interrogation pour quelques minutes. Bon. Ca commence bien. Resté seul, Martial peut enfin souffler un petit moment… Aussi court soit-il. On ne sait jamais, avec l’espèce d’obsédé malsain du boum qui lui sert présentement de compagnon de soirée. Celui-ci revient d’ailleurs bien vite pour chipper son verre de bière et en descendre un bon tiers – ce à quoi l’Ansemarien fait grandement la gueule. « D’où finir ma bière répond à la question ? » grogne-t-il. Néanmoins, il suit le mouvement. « Je suis désolé, mesdemoiselles, il a un petit souci… Cielsombrois, vous voyez, ça lui a grandement impacté sa tête, glisse-t-il aux deux serveuses qui, compréhensives, hochent la tête. Je vous promets que ça va bien se passer. »
C’est sûr qu’il vaut mieux avoir confiance en le grand barbu un peu bizarre qui cause avec un accent ansemarien un peu pédant. Forcément.

L’alignement fait, Mayeul content, les demoiselles renvoyées, Martial le fixe quelques instants avant de lui faire un immense sourire tandis qu’il se rassoit. « Tu sais que j’en sais foutrement rien de la réponse, à cette question, pas vrai ? Celle que je t’ai posée, je veux dire. » L’homme prend le temps de boire une gorgée de ce qu’il reste de sa bière – après avoir soigneusement tourné le verre de manière à ne pas toucher là où le brun a posé ses lèvres. Il prend le temps de réfléchir, aussi. C’est pas si horrible, comme question. C’est normal. Simple. Il peut y répondre – il ne voit pas le piège.

« J’ai pas besoin d’un autre tatouage, j’en ai déjà un, ça me suffit, répond honnêtement Martial avec un haussement d’épaules. Mais si j’devais le refaire… Je sais pas. ‘Têtre notre pavillon. On se tatoue pour montrer qu’on appartient à un équipage, avec qui on a navigué… Si tant est qu’on en soit un peu fier, termine-t-il en levant les yeux au ciel. Ca te va comme réponse ? C’est mon tour ? »

Il attend à peine sa réponse pour enchaîner. Lui aussi, il peut couper la parole ! Mais cette fois le blond pense avoir compris le but du jeu. Bon, il n’est qu’à moitié sûr que Mayeul sera sincère, mais c’est là toute la complexité d’un amusement aussi enfantin. « Promis cette fois c’est une vraie. C’est quoi… Le truc le plus stupide que t’ai pu jamais faire ? »

Martial se laisse faire et c'est bien tout ce que Mayeul lui demande, au cours de sa grandiose démonstration. Malgré les apparences, malgré leurs incessantes disputes, ils s'apprécient. Un peu. Si l'on chercher bien. Le cielsombrois ignore complètement l'insulte de son compère pirate - être cielsombrois n'est tellement pas une insulte, si l'on compare à un ansemarien ! - et finit par achever brillamment la mise en œuvre de sa réponse. Réponse que le blondinet semble ravi de lui apprendre que lui non plus, ne connaît pas. Mais qu'importe ! Mayeul a pu être le centre d'intérêt pendant quelques minutes, le maître d’œuvre, au final la réponse ne compte pas tellement ! Et puis c'est à Mayeul de trouver une question, une facile, qui leurrera son compagnon d'infortune sur l'apparente simplicité du jeu. Un tatouage du pavillon de l'Audacia ? Pourquoi pas, après tout ? Le cielsombrois n'a pas encore franchi le cap de se faire encrer la peau, lui, mais cela lui semble être un choix pertinent, d'avoir leur pavillon sur soi pour toujours; c'est déjà le cas, n'est-ce pas ? l'Audacia, ils l'ont dans le cœur et dans chaque parcelle de leur peau, à chaque moment. Leur bâtiment. A eux. Il va lui répondre que c'est parfait quand Martial enchaîne avec une nouvelle question, nettement moins stupide, au goût de Mayeul, que la précédente. Lui non plus ne ment pas, à quoi cela servirait-il ? Il est fier de ses choix, le cielsombrois, de ses décisions et de ce qui l'a amené jusque ici. Tout n'a pas toujours été rose, c'est vrai, mais il est parvenu à faire la paix avec ce qui lui semble important.

"Alors, voyons voir... j'ai failli me noyer parce que j'ai voulu patiner sur un lac gelé, et cinq ans plus tard j'y ai amené mon frère qui a failli lui aussi se noyer." Malgré la raclée qu'il a reçu, cela reste un bon souvenir. "Je suis devenu le meilleur ami d'une fille qui m'a tiré à l'arc dans l'épaule." Une décision très intelligente qu'il ne regrette pas. Il en a fait des trucs stupides dans sa vie Mayeul, mais peut-être que Martial veut dire ridicule comme se ridiculiser ? Le cielsombrois ne recule devant pas grand chose pour se faire remarquer, à vrai dire. "Je me suis entièrement déshabillé devant trois suivantes d'une noble démériane. Elle m'a invité dans sa chambre, j'ai cru qu'on y allait pour s'amuser." Ce n'était pas le cas. "J'ai dû traverser la moitié de la tour et me réfugier dans la Ville Basse. Sans mes affaires." Il a failli être lynché ce jour là, le cielsombrois, mais en y repensant, c'était amusant. Il ne s'en émeut pas plus que ça, Mayeul. Après tout, lui qui aime se balader sans chemise sur le pont reconnaît volontiers que les vêtements sont, souvent, très accessoires ! "C'était un quiproquo, ce n'était pas entièrement de ma faute. Elle voulait lire de la poésie, j'ai cru à un sous-entendu."

Et maintenant, il est bien temps de passer aux choses sérieuses. "Et toi ? C'est quoi ton pire souvenir de chez toi ?" Il est plutôt secret, Marti, quant à ses origines. Il a beau être à bord depuis quelques temps déjà, il ne se montre guère bavard. Mayeul conserve aussi ses secrets, mais chacun sait qu'il a une relation très libre et très amicale avec Mélusine, qu'il a probablement des origines nobles dans son sombreciel natal et de toute manière, le canonnier de l'Audacia n'est pas forcément avare de bavardages et d'anecdotes, pourvu qu'on le laisse parler. Il est plutôt bavard, Mayeul, comparé à son compagnon de la soirée. Observant sa bourse qui s'est bien vidé après le passage de ses deux complices en démonstration, elle est loin d'être rebondie. Et de toute façon, l'intérêt de ce jeu, c'est qu'il devient beaucoup plus palpitant une fois que les verres commencent à bien se vider. "Tu as dit que tu prendrais soin de la prochaine tournée." Rappelle Mayeul à son camarade avant de tapoter son propre verre à moitié vide.

L’exercice le dérange. Il a choisi, pourtant, de ne pas lui mentir. Il a choisi d’emprunter cette voie et d’être avec son acolyte pirate le plus honnête possible – ce qui, concernant Martial, signifie très clairement qu’aucun mensonge ne sera proféré lors de cette soirée. Du moins, par sa propre bouche.
Il a choisi, mais l’exercice le dérange. Se mettre à nu, dévoiler ses pensées, les raisons de ses choix, son âme un peu, à Mayeul lui laisse au fond de la gorge une bien mauvaise impression – il ne sait pas s’il saura retenir les bons mots lorsque viendront les questions plus délicates, de celles qu’il n’oserait jamais répondre. Quitte à passer pour un mauvais joueur et un rabat-joie auprès du Cielsombrois, le blond sait très bien que certaines interrogations à son sujet ce soir resteront sans réponse. (Possiblement car lui-même ne veut pas y répondre.)

C’est bien plus simple de poser les questions, de se focaliser sur les réponses de son interlocuteur et, il faut l’avouer, de le découvrir aussi sans en avoir l’air. Ce n’est pas que l’Ansemarien n’en ait rien à faire de ses comparses : il apprécie leur compagnie – même celle de Mayeul – mais il sait très bien le poids d’un passé. Si certains ont pu prendre ça comme un manque de désintérêt de la part de Marti, ils se trompent. Il s’agit là juste d’une forme quelque peu bancale de respect qu’il leur montre. Très bancale. Comme bon nombre des choses que fait l’ancien consul.
Son verre sous les doigts – il est quasiment vide, la faute à leur démonstration plus tôt – Martial écoute avec intérêt ce que lui raconte l’autre imbécile. Et si l’anecdote de sa relation amicale avec un potentiel danger public sait amener un sourire, il a franchement tout du long envie de lever les yeux au ciel.
La dernière remarque, par contre, l’achève. Avec un soupir qui camoufle son rire, le regard acier du pirate pétille et montre qu’il peine à y croire.
« Mais dans quel coin reculé du monde comprends-tu qu’une femme a envie de toi quand elle t’offre de lire de la poésie ? »  Rapidement, il rajoute, le regard baissé vers lui et un index en l’air : « Non, ne réponds pas ‘en Sombreciel’. » Parce que la réponse s’impose possiblement comme une évidence. « En tout cas, je note de pas te proposer de poésie… Et de me méfier si tu viens à me proposer une lecture. »
De toute manière, comme  pour chaque chose relative à Mayeul, l’Ansemarien va se méfier. Il rajoute juste la lecture de poésie au même seuil de dangerosité que ‘viens on va boire un coup et jouer à un jeu’.
Voire un cran au-dessus.

S’il ne laisse rien paraître, le pirate se tend légèrement à la question. C’est ce genre d’interrogations qu’il aurait voulu éviter, qu’il a craint dès le début, et bien entendu ses craintes s’avèrent fondées. Ce n’est pas tant qu’il a honte de son passé. Non, il en est fier, même ! C’est qu’il a peur de ce qu’il pourrait lui apporter. (Et aussi, peut-être un peu, qu’il ne veut pas se blesser.)
« Hm ? Oh. Hm. Je m’en occupe, oui. Bouge pas. Je réponds après. Il se relève, un air faussement énervé sur le visage. Après tout, on se demande à cause de qui on a déjà des verres bien vides… » Bah de lui. Mais passons.
Bienheureux interlude. Commander les prochains verres, sourire, l’esprit tournant à plein régime, histoire de trouver quoi raconter sans trop dévoiler.

Lorsqu’il se réinstalle, Marti a l’air vraiment plus mal à l’aise sur sa chaise qu’en arrivant : un peu plus renfermé, un peu plus affalé sur sa chaise qu’auparavant. Lorsqu’il veut se protéger et donner l’illusion, prétendre être à l’aise, il en devient plus sérieux et plus nerveux. « Ca dépend de ce que t’entends par pire, fait-il en faisant la moue. Dans le sens idées stupides, j’en ai pas tant. J’ai grandi trop surveillé pour ça. J’ai fugué y a dix ans, quelques jours. Ca doit être le plus gros truc. » Et il s’est pris une engueulade monstre en rentrant. Le regard dans le vague, il réfléchit un peu plus. « Nan, je vois pas... Pour ce genre de choses. Et si tu parlais vraiment de choses qui nous blessent, je suis désolé mais tu vas devoir utiliser une autre question pour ça. »
Le ton est final. Peut-être dans quelques verres se libèrera-t-il – mais il ne faut pas spécialement y compter. L’Ansemarien a préparé ses questions : il tient la parole comme il peut pour que Mayeul ne le renvoie pas sur sa dernière phrase, n’exige pas de savoir ce qu’il ne veut pas dire. Ce serait con d’user son joker de suite. « S’il y a un endroit au monde que tu veux voir, et que tu n’as jamais vu, ça serait où et pourquoi ? »

Il en est presque sûr, avant même de raconter l'histoire, que Martial désapprouvera. N'importe qui aurait pu faire la même erreur ! Ding ding, cinquante pièces pour l'adorable pirate, rien que le regard de son camarade dit à Mayeul qu'il a raison : Martial n'est absolument pas de son avis. Le cielsombrois s'apprête à répliquer quand le blondinet l'arrête, faisant lui-même les questions et les réponses. Mayeul croise les bras, légèrement boudeur, avant de finalement poser une question à son tour. Et quelle question ! Martial décide de se lever pour aller chercher à boire avant toute chose et Mayeul l'observe avec intérêt disparaître derrière un groupe d’assoiffés. Il a visé juste, le cielsombrois : visiblement, la question est douloureuse. A quel point ? Jusqu'à obliger Martial à mentir ?

Le pirate revient, mettant à nu quelques bribes d'informations, mais pas grand chose. Pas assez pour être très intéressant, mais bien assez pour être, définitivement, bien trop mystérieux. Une fugue, une famille beaucoup trop étouffante, Mayeul reconnaît aisément qu'ils n'ont pas vécu la même vie. Martial est définitivement noble, mais cela ne répond pas à beaucoup de questions que peut se poser Mayeul, et il est trop jeune pour avoir fréquenté les cours de la noblesse au même moment que le cielsombrois. Mais Martial se ferme subitement, au grand dam du canonnier qui se retient de pousser de grands cris. Quelques secondes. Parce qu'au moment où il ouvre la bouche, Martial le bat en posant, à son tour, sa question. "Alors d'abord, ça fait deux questions." Relève Mayeul, absolument pas rancunier du fait que son camarade n'est pas totalement répondu à sa question précédente en lui disant d'en brûler une deuxième. Absolument pas. Pas boudeur, non plus. Du tout. "Mais puisque je suis d'humeur généreuse, je t'accorde ta réponse." D'humeur généreuse, et c'est bien tout : sa bourse est bien trop à sec pour qu'il soit généreux sur leurs consommations. Il se fait plus sérieux le cielsombrois, réfléchissant véritablement à la question.

De prime abord, il aurait répondu Abyme, pour ces souterrains gardés farouchement secrets. Mais en réalité, il n'est pas très sûr de vouloir visiter le coin : autant de cavernes, il a bien peur de se sentir enfermé. Claustrophobe, peut-être. Alors non, pas Abyme. Déméria peut-être ? Sa jungle, ses... oh. OH ! Mayeul glisse un sourire bien trop grand pour être honnête vers son camarade pirate, un de ces sourire dont Martial a probablement, depuis le temps, appris à se méfier. "La cabine du capitaine. Enfin, son lit, plutôt. Pour y faire quoi, ça... si tu as envie de le découvrir, fais moi signe !" Lance-t-il avant d'éclater de rire, sans oublier de lancer un clin d'œil à Marti. On a dit réponse honnête, personne n'a dit que le jeu devait être sérieux !

Il s'arrête de rire Mayeul, avant d'avaler une large rasade de son verre nouvellement ramené par Martial. "A moi." Et il ne va pas le louper, cette fois. "J'utilise mon autre question. Réponds." Il ne s'attarde pas sur les détails le pirate, Martial sait exactement de quoi il parle. Il a bien vu que son camarade esquivait la question, tout à l'heure. "Si ça peut te rassurer, ça ne sortira pas d'ici. Jamais." Glisse-t-il avec honnêteté. Il est compréhensif, Mayeul, et il ne  forcera pas son camarade à quoi que ce soit si, réellement, il ne le désire pas. Mais Martial lui fait confiance, non ? Ils sont amis, aussi étrange que puisse paraître ce terme les concernant. "Et il te reste toujours le loisir de me faire boire assez pour que j'oublie toute cette soirée." Affirme-t-il en reprenant son air amusé, histoire de mettre davantage son camarade à l'aise.

Ca ne fait pas deux questions, ça fait une question longue, nuance. Tout du moins est-ce ainsi que Martial pense ce qu’il vient de demander à son comparse pirate : le pourquoi toujours accompagne, en soi, ce n’est pas une question isolée. Pas dans ce contexte. Ce serait concrètement complètement stupide de demander « pourquoi veux-tu visiter un endroit où tu n’es jamais allé ? » sans le nommer, pas vrai ? A moins de juste vouloir se déplacer pour se déplacer. Découvrir pour ce qu’on ne sait pas. C’est peut-être là la réponse que pourrait lui balancer Mayeul. Le blond Ansemarien voit bien, d’ailleurs, que sa réponse évanescente de plus tôt n’a pas eu l’heur de lui plaire. C’est invisible ,quasiment, mais on peut le lire dans ses yeux. Dans sa posture. Dans l’espèce de bouderie désinvolte qui ponctue ses remarques et ses phrases.
« Monsieur est bon prince, à ce que je vois. » Souffle Martial en levant les yeux au ciel. Ce n’est pas comme si le but même de la chose était de répondre à des questions. Bon, certes, en ayant fait bien trop de jeux de cartes avec le Cielsombrois, il sait que suivre des règles n’est pas son fort. (Seulement lorsqu’elles sont fixes et en sa défaveur. ) Donc rien d’étonnant à ce qu’il soit dubitatif quand à sa capacité à répondre à ces questions.

La réponse du brun le laisse pantois quelques instants. Il n’est pas sûr de vouloir imaginer Mayeul au lit. Non, définitivement pas. Et encore moins de vouloir des leçons de sa part. « Oh, si c’est pour m’apprendre la poésie, t’es bien gentil, mais tu arrives trop tard. » il lâche ça d’un air vaguement agacé avant de descendre son verre. Enfin, la moitié de son verre, pour être sérieux. Il a déjà donné, pour la poésie avec un Cielsombrois. Dans les brumes légères de l’alcool qui font danser les souvenirs – titillement de sa mémoire avant que ne frappe la légère violente – il revoit brièvement des choses qui ne seront plus.
(Qui ont causé sa perte. Les seuls à avoir su ses inclinaisons à l’époque s’en sont servis pour le chasser. Aussi bons que soient les souvenirs qui doucement se fânent et se déchirent, ils lui ont causé plus de tort que de bien. )

« Es-tu sérieux ? » La question résonne alors que son verre s’abat avec un peu plus de force sur la table. « Mayeul. » A son prénom, il préfère souvent substituer imbécile, toi là-bas, monsieur quand il faut l’emmerder. S‘il franchit ses lèvres, prononcé avec cette pointe d’accent ansemarien un peu trop noble pour être celui d’un simple marin, c’est qu’il y a quelque chose.
L’ancien consul le fixe, longuement. La bouche entrouverte sans que les mots ne veuillent sortir.
Parce qu’il est sûr et certain que Mayeul ne sait pas. Comme pas mal à leur bord, il ne sait pas exactement qui est Martial. Mélusine le sait. Louis, évidemment ! Le sait. Ici et là, certains ont deviné, l’ont confronté à ce sujet – et le blond leur a fait promettre de ne rien dire comme il a pu.
Et Mayeul ne sait pas, et Martial ne veut pas qu’il sache. Il tient à lui d’une certaine manière, Marti, et il ne veut pas que le comportement de l’homme change d’un iota à son égard, ne veut pas que son regard, même une simple seconde, se charge d’autre chose que de ce qu’il porte déjà lorsqu’il se pose sur lui.
Alors il ment.

Il ment pour ne pas parler des cicatrices de son corps qu’il a déjà vues et que le pirate a imputé à des entraînements, même celles qui remontent trop à l’intérieur de ses bras. Pour ne pas parler des brimades d’enfant, pour ne pas parler des menaces de mort, des gens empoisonnés à ses côtés, des festivités ruinées pour lui, pour ne pas parler de l’isolement et de la pression.
Il ment pour combattre ce qu’il a été.
Et peut-être un peu pour garder son ami.

« Mon pire souvenir, c’est d’avoir assisté à une fête de Beltane qui a dégénéré. Les feux se sont répandus dans la plaine. » La chose est réellement arrivée. Il ne ment pas vraiment, pas vrai ? « On les a allumés trop près des bords de plage, les herbes sèches ont pris feu à cause du vent… Et en quelques minutes, ça a dégénéré. Heureusement qu’on manquait pas d’eau, c’est une pauvre grimace qu’il lui fait, parodie de sourire. Ca me hante, ces flammes qui dansent dans la nuit. »
Elles ou d’autres.
Il finit son verre en soupirant, laisse l’alcool l’emporter – ou tenter de l’emporter. Pas que la chose soit aisée.

« Je suis bon joueur, faux, je t’accorde une question de plus pour ma double question. Pour la mienne, ça sera la suivante : si tu n’étais pas venu naviguer, si tu n’avais jamais embrassé cette voie, t’aurais fait quoi ? Poète pour ces dames ? » Il essaye de rester discret et léger, l’Ansemarien.
Pas sûr que ça soit le but.

Mayeul lui lance un brillant sourire, un tantinet forcé, quand son compère pirate réplique à sa remarque extrêmement généreuse de répondre tout de même aux deux questions. Alors oui, évidement, diviser la question en deux n'aurait aucun sens mais tout de même, la règle c'est une question, pas deux. Et contrairement à ce que Marti - ou le reste de l'équipage de l'Audacia d'ailleurs, étrangement - clame, Mayeul sait respecter les règles du jeu. Pour peu qu'il en ait envie, évidemment. Quoi qu'il en soit, sa réponse semble être l'une que Martial n'attendait pas. Il le connaît pourtant, maintenant ! "Pfffff." se contente de grogner Mayeul en levant les yeux au ciel. Clairement, pour que Marti soit aussi méfiant, c'est qu'il n'a jamais véritablement expérimenté la poésie avec lui !

Et puis vient le moment de LA Question, avec des majuscules un peu partout, et Mayeul éprouve une vague de culpabilité quand Martial utilise son prénom. Ça n'arrive pas si souvent, et il faut bien souligner que c'est étrange. Encore plus étrange est la manière dont Martial le fixe, avec un air de doute et de... méfiance ? Il a beau faire l'imbécile, Mayeul, il sait quand l'heure est grave, et sa question a définitivement déstabilisé Martial. Cela a beau faire plusieurs années qu'ils sont à bord, l'ansemarien ne partage pas aisément les informations qui le concernent. Il n'est pas le seul, loin de là, et Mayeul a toujours considéré que cela ne le regardait pas. Ce qui ne l'empêche pas d'essayer de le pousser à lui dire, le cielsombrois ayant définitivement quelques soucis avec la notion d'intimité, d'espace vital et de secrets qui ne sont pas partagé. Aymeric lui a glissé un jour que si on le partage, cela ne devient plus un secret, et le cielsombrois s'est lancé dans une grande tirade explicative qui, à défaut de convaincre le mousse, a pleinement convaincu Mayeul.

Quoi qu'il en soit, Marti ne partage pas facilement sa vie. Mayeul soupçonne que d'autres en savent plus que lui, leur capitaine, sa seconde, peut-être Mélusine qui a toujours été plus douée dans ce domaine que lui, mais lui n'a pu récolter que des bribes d'informations. L'accent ansemarien, par exemple, et ce ton noble et trop posé que Mayeul connaît par cœur - il use le même quand il veut jouer les héritiers Vifesprit plutôt que Mayeul. Les cicatrices, qui ne sont certainement pas un sujet plaisant mais auquel Marti a apporté la réponse la plus probable possible. Il les collectionne, le cielsombrois, ces petites informations sur son compère pirate, et il évoque régulièrement le sujet, bien assez régulièrement pour savoir qu'il est définitivement chatouilleux là-dessus. Sa question, visiblement, fait partie des sujets sensibles et si Mayeul culpabilise un peu, ce n'est pas de s'immiscer dans l'intimité de Martial - il n'en a pas grand chose à faire, honnêtement - mais bien que cela déclenche une telle réaction chez le jeune homme. Il l'apprécie, le pirate, il lui manque quand ils sont séparés, quand il ne l'entend pas souffler dans sa barbe ou l'abreuver de noms pas vraiment charmeurs.

Mais au moment où Mayeul pensait que le pirate allait esquiver la question, l'homme le surprend avec une réponse. Le cielsombrois ne peut s'empêcher de plisser les yeux, suspicieux, mais la réponse tient la route. Si c'est un mensonge, Marti est doué, à n'en pas douter. L'homme avale une nouvelle rasade d'alcool, pendant que Mayeul réfléchit à sa réponse. Il n'est pas dupe, il sait que l'instant et la bien trop sérieuse question de Mayeul a quelque peu fait tomber l'ambiance et que Marti reste sur des sujets légers. Il peut lui faire plaisir. "J'ai considéré entrer dans l'armée." Répond Mayeul avec honnetêté. Contrairement à son compère, il y a bien peu que Mayeul cache. La plupart des pirates savent qu'il est cielsombrois, deuxième héritier d'une petite baronnie du nord de Sombreciel, qu'il a une sœur jumelle et deux nièces adorables, et que Mélusine et lui sont amis de longue date. "J'aurais fait un militaire déplorable, inutile de le souligner." Il préfère prévenir, Mayeul, avant que Martial ne se moque de lui. "Et un piètre commerçant, d'ailleurs." Evoque le cielsombrois d'un ton rêveur. Sa jumelle est douée pour tout ça, oui, mais pas lui. "Mais un brillant poète ! Tu veux que je t'en déclame un, là, tout de suite ? Non, ne réponds pas, je sais que tu en meurs d'envie." Prévient Mayeul en levant une main et en ignorant sciemment le pauvre Martial. Il voulait se changer les idées, non ? C'est l'occasion rêvée !

"Perle de la nuit, voguant sur la Grande Bleue
Ou oiseau silencieux voltigeant dans les cieux
Emporte-moi, lové sur tes ponts et tes entreponts
Là où nos cœurs battront à l'unisson."

Déclame le cielsombrois, debout sur sa chaise, en se moquant bien de ceux qui peuvent les remarquer. Il finit par s'asseoir à nouveau en face de Martial, buvant sa dernière gorgée de bière, avant de lui faire remarquer. "Je travaille dessus, encore. C'est pour notre figure de proue." Au cas où Martial n'aurait pas la fibre artistique, sait-on jamais, et qu'il n'ait pas compris. Levant la main, le cielsombrois fait signe à une serveuse de ramener deux nouveaux verres - c'est Martial qui paye, il peut bien se faire plaisir - et en attendant qu'elle arrive, pose ses coudes sur la table en regardant Marti d'un air songeur. "La première, ou le premier, qui a honoré avec toi la belle Mirta ?" C'est une question qui ne devrait pas être trop difficile, n'est-ce pas ? Un plateau se pose devant eux, contenant deux verres d'un liquide moins ambré que la bière : deux liqueurs de poires cielsombroise, de quoi fêter dignement la réponse de Martial !

Sincèrement fausse, la foutue réponse de Martial ! Sincèrement stupide, bien vague, révélatrice de mon cul mais sincère ! N’est-ce pas là le propre des meilleurs mensonges ? Il a appris au cours des années à jouer de cet art particulier qu’il exècre à employer. Il n’est pas le meilleur, bien entendu – bien sûr, tout le monde sait qu’il ment comme un pied la plupart du temps. Ce qu’ils imputent tous à une forme de haine toute ansemarienne du fin fond des terres du mensonge, Martial le justifie par une haine d’avoir du se mentir pendant des années. Aujourd’hui encore il se ment, se camoufle par nécessité.
Et qu’Abelion qui couvre ses pas lui en soit témoin, il déteste ça.

Il arrive à mentir, Marti, quand il s’agit de se sauver. Qui l’aurait cru ? Qui aurait pensé qu’il ne se serait pas défilé une fois encore ? Même Mayeul a l’air modérément surpris de l’entendre répondre, à propos de cette célébration foirée de Beltane. L’alcool qui passe emporte un peu de son regret à lui avoir sans vergogne raconté une connerie qui, si elle hante ses cauchemars, le fait juste pour l’horreur de la chose et non pour autre chose.

La fin de son verre gentiment disparaît entre ses lèvres alors que son compagnon de la soirée lui raconte sans sourciller qu’il aurait voulu finir à l’armée. Il manque de s’étouffer sur la fin de sa bière. Ah, c’est sûr, il aurait pas été beau là-bas dedans. Prudent, Martial n’en dit rien mais n’en pense pas moins. De ce qu’il a pu étudier des armées cielsombroises – enseignement obligatoire et minutieux de l’éducation de l’enfant de la paix – il ne voit absolument pas Mayeul se lancer sur ce chemin. Ca ne lui va pas. Ca sonne faux, aux yeux de Marti, il a la beauté et la liberté de la piraterie qui lui collent à la peau.
Dommage que la connerie aussi, ça lui colle à la peau.

Le plus jeune des deux a beau tenter de le retenir, sa main s’arrête dans le vide quand l’autre est déjà debout sur sa chaise. Longue solitude. Léger inconfort. Le consul déchu se cale plus confortablement sur son propre siège, en essayant de faire abstraction des regards qui passent par-dessus lui, essaye de vraiment se concentrer sur les vers déclamés par son ami.

« Alors c’est pas mal du tout, acquiesce Martial, un peu songeur. Ca le faisait chier la poésie plus jeune, ça le fait toujours chier aujourd’hui, il n’y a guère de sensibilité. Bon pour ce que j’en connais, de la poésie, j’peux pas juger. » Les bouquins avalés de force pour une culture ansemarienne n’avaient pas cette note-ci. Plus glorieuses, plus ampoulées. Sept mille pieds pour parler de la bataille des Cent-Victoires, Huit mille pour conter la conquête de l’intérieur des terres encore sauvages, l’errance des enfants de la mer sur un continent qu’ils n’ont jamais vraiment aimé autant que l’infini de l’océan. Et des vers à rallonge.
« C’était pas la même par chez moi, qu’il se marre d’un rire moqueur. Je préfère quand tu rimailles que ce que j’ai du apprendre, crois-moi. Mais surtout, ça ira, recommence pas. »
Il a besoin d’un verre s’il doit à nouveau encaisser les conneries de cielsombrerie de Mayeul pour une bonne partie de la soirée. Le brun a lu dans ses pensées (en même temps, au vu du désespoir dans le regard d’acier, ce n’est pas si difficile. ) et commande la prochaine. Martial ne dit rien, bon payeur – il est sorti en prévoyant de rentrer sincèrement délesté d’une somme assez conséquente en boissons.

Définitivement, il a besoin d’un verre.
Voire plus.
Heureusement que la chose est bien plus forte, constate-t-il en réglant la jeunette et son verre. « Je l’attendais celle-là, te connaissant, bizarrement, raille le pirate. La réponse est : ça dépend. »
Marti prend le temps de boire juste une gorgée avant de s’expliquer. Peut-être deux. « Ca dépend, lequel t’intéresse ? »
Ce n’est pas explicitement connu, à bord, que ses affections vont autant à l’un qu’à l’autre. La douce Malone peut aisément aider à ce que la chose porte à confusion, et Martial, Ansemarien après tout, ne s’étend pas forcément sur ses rares, bien rares, conquêtes masculines.
Et connaissant Mayeul, il s’attendait totalement à ce qu’il lui dise les deux. Pourquoi il lui a laissé le choix ?
Ses doigts picotent, sa tête est plus légère qu’en début de soirée. Ses pensées tourbillonnent, savent où elles doivent aller.

«  J’avais… Dix-neuf ans. Pour les deux. Avant que tu dises la moindre chose, le menace-t-il d’un index tendu, dans un cas je risquais ma réputation voire un mariage de force et dans l’autre ma tête. Ca explique le temps. » Pas compliqué de deviner lequel. « C’était une compagne, de chez moi. Je ne pouvais pas me montrer seul à… A une célébration, à l’anniversaire d’un proche. C’était juillet. » Coucher avec une autre lui aurait causé bien trop de problèmes. Aurait ouvert la porte à bien trop de soucis, de mariages forcés, et dans l’environnement où il a vécu, il aurait sans doute fini par ne plus respirer.
« Les choses étant ce qu’elles sont, on a fini par se retirer ensemble de la fête et… Tu as l’idée. »

Et pour l’autre…
Il finit son verre. Il en a bien besoin.
« Et sinon, c’était… Beltane. La même année. C’est du fait d’un Cielsombrois. » Après un petit silence précautionneux, le blond ajoute. « Un noble cielsombrois. Là en déplacement dip... » Martial secoue la tête, retient la fin. L’alcool fait glisser les mots. « Rien. Oublie. T’as ta réponse. »
Derrière ses yeux, dans son esprit tumultueux dansent les feux de Beltane de mai 91. Souvenirs ravivés, entachés par ce qu’on lui a renvoyé dans la gueule après.
« Et toi ? »
C’est le plus simple à demander. Si Martial lui a fait confiance pour lui dire ça, Mayeul pourra – devra – faire la même. « J’espère que t’es quand même content de me faire sortir des trucs que j’ai jamais dit avant. Fier de toi ? »

Marti a certainement voulu l'arrêter, et c'est bien pour ça que Mayeul l'ignore complètement. Il n'est pas saoul, pas avec ce qu'il a avalé, mais il n'en a pas besoin pour se faire remarquer. C'est une passion, chez le cielsombrois, et nul ne l'ignore plus sur l'Audacia. Son compère pirate semble quelque peu gêné, mais c'est presque un compliment qu'il lui adresse. Peut-être. Si on le regarde d'un certain point de vue - celui de Mayeul évidemment. Mais l'étrange lueur dans le regard du blondinet sera vite étouffée par leurs nouveaux verres pendant que Mayeul pose une nouvelle question. Prévisible, il le sait bien, mais ils ont décidé de jouer plus léger, n'est-ce pas ? Moins complexe, et rien n'est moins complexe que la dévotion première aux enseignements de la déesse !

Mais à nouveau, Marti botte en touche, et le grognement de dépit de Mayeul lui indiquera bien qu'il ne goûte pas vraiment à ses réponses bien peu claires. Mais le pirate clarifie et Mayeul, pour un peu, penserait avoir mal entendu. Sincèrement ? Martial, le petit Martial, cache bien son jeu ! Ce dernier commence son récit avec un avertissement et le cielsombrois croise les bras, maugréant un "Je n'allais rien dire" plein de mauvaise foi. Non, il n'allait pas railler Martial d'avoir commencé si tard ! Pas du tout ! Il est tolérant, Mayeul, il comprend bien que certains ont plus de difficultés que lui pour trouver de quoi réchauffer sa couche, ou tout autre endroit qui convient sur le moment. Mais sa bouderie retombe bien vite quand Martial révèle quelques bribes d'informations. La révélation sur la compagne est un peu décevante, trop facile même, mais puisqu'un mariage forcé était sur la balance, Mayeul veut bien fait l'effort de comprendre. Au moins, perdre les sens dans les bras d'une professionnelle, c'est une première expérience qui ne s'oublie pas, en général.

Le cielsombrois hoche doctement la tête. Oui, il a compris, même s'il aurait préféré croquis, explications détaillées et tout ce qui va avec, mais il sait bien que pousser Martial dans ses retranchements est une mauvaise idée, s'il veut avoir d'autres réponses. Il est fragile, le bûcheron, sous ses airs féroces. Il ne faut pas trop le brusquer. Martial termine son verre sous le regard sceptique de Mayeul : il sait, l'autre pirate, que ce n'est plus de la bière ? Mais le cielsombrois refrène sa curiosité, car cette partie du récit est drôlement plus intéressante ! Un cielsombrois ? A Beltane ? En déplacement diplomatique ?

Visiblement, Martial a laissé glisser la dernière phrase, laissant matière à Mayeul de réfléchir. Les nobles cielsombrois qui accompagnent le polyarche en voyage officiel sont nombreux, malgré tout, et cela lui laisse bien des possibilités. Il peut néanmoins barrer une possibilité, déjà : ce n'est pas lui ! Il fait déjà des listes dans sa tête, Mayeul, en se promettant de demander de l'aide à Mélusine. Et peut-être même à Castiel, tiens, par l'intermédiaire d'un courrier ! Il connaît assez le jeune polyarche pour savoir que cela l'amusera, même s'il n'obtient pas une réponse claire. Marti reprend la parole, le forçant à détourner ses pensées de l'identité de celui qui a partagé quelques heures d'intimité avec son comparse de la soirée, et Mayeul le regarde quelques secondes, plissant les yeux. Quelqu'un d'autre aurait sans doute eu la décence de paraître honteux. Il n'est pas quelqu'un d'autre, et heureusement !

Son sourire éclatant et pas le moins du monde repentant parle sans doute de lui même, mais Mayeul se sent obligé de préciser : "Évidemment que je suis fier ! On partage quelque chose, là, Marti !" Insiste-t-il, histoire que l'autre comprenne que c'est essentiel de s'ouvrir. De parler. Surtout si cela peut répondre à la curiosité de Mayeul. Le cielsombrois imite son compagnon et termine aussi son verre, songeant vaguement que s'ils continuent à cette allure, ils n'auront sans doute pas épuisé leurs questionnements avant de rouler sous la table. "Ma première expérience aussi, c'était avec une noble cielsombroise." Souligne-t-il, histoire de montrer à Marti qu'ils ont quelque chose en commun. "J'avais 15 ans, elle aussi. On s'est caché dans l'une des chambres vides du palais." Il secoue doucement la tête le cielsombrois, attendri par le souvenir. Contrairement à Martial, il ne risquait pas grand chose, même s'il se faisait prendre : c'est même plutôt encouragé, de faire ses premières expériences rapidement, tant que c'est d'un commun accord. "C'était le premier jupon de ma collection." Souffle-t-il avec un sourire. "Et il y en a eu bien d'autres après. Un premier amour ne meurt jamais tout à fait, a écrit un poète." Il le laisse languir, un peu pour ne pas lui donner un nom. Après. "Le premier a avoir honoré Mirta avec moi n'était pas d'aussi haute naissance, mais l'expérience était amusante. C'était pour mon anniversaire. Un peu avant de partir pour l'Ancrage. Le fils du jardinier." Il taira le nom, par principe, et parce que cela n'avancera pas du tout Martial, mais Mayeul en chéri tout autant le souvenir.

"Le nom de ton premier amant ?" Renchérit le cielsombrois sans prendre la moindre précaution quand à l'apparente réluctance de Marti. Oh, il l'a vu, il choisit juste de passer outre. Il s'est promis de ne pas pousser le pirate dans ses retranchements mais c'est juste un nom, après tout. "Contre le nom de ma première amante." C'est très équitable, à son avis ! "Je te laisse réfléchir à ma généreuse proposition pendant que je commande à nouveau à boire." Propose Mayeul avec une extrême gentillesse. C'est sa façon à lui de se montrer plein de tact, de laisser quelques secondes à Marti pour réfléchir !

Martial ne s’attend pas vraiment à ce que Mayeul juge. Pas entièrement. Disons simplement que son compagnon de soirée a une légère tendance à la moquerie, a-t-il pu remarquer, et que c’est tout ce que l’ancien futur héritier du trône de consul a reçu des années durant. Dix-neuf ans pour se déniaiser, en Ansemer, c’est tard. Aux yeux d’un peuple qui tente par tous les moyens d’asseoir sa virilité, où l’on se marie tôt et où les enfants viennent tout aussi tôt, où l’appartenance à la classe dominante de la société se fait si l'on sait prouver sa virilité. C’est tard, 19 ans. Il n’est pas certain que Mayeul comprenne. (Tout comme, très honnêtement, il ne comprendrait certainement pas s’il se retrouvait en Sombreciel. Non pas qu’il souhaite aller en Sombreciel, il a assez de ces hurluberlus sur l’Audacia pour tenter d’en appréhender la culture, même de bien loin. )

Avec un soupir le blond hausse ses épaules. Oui, c’est une sorte de partage, il balance ses secrets et Mayeul, tout fier, répond avec des choses qu’il ne cacherait jamais vraiment. Un jour, il faudra que l’Ansemarien lui explique qu’il n’est décemment pas aussi ouvert à la causette que lui. Pas sûr qu’il l’écoute, mais qu’importe. (L’alcool pétille dans son esprit, bien plus fort, emporte un instant toutes ses pensées dans une légèreté qui ne trompe pas. )
« T’as des collections bizarres, mais je juge pas. » Bien sûr que non. Il se permet même un sourire en levant les yeux au ciel. Il espère être à l’abri, Martial.

Et bien sûr que non.
Evidemment.

Son visage se tend, ses mâchoires se serrent et tout son corps se fige. L’alcool n’aide pas à calmer l’inquiétude qui l’a pris en entendant la demande sortie des lèvres de son ami. Il n’est pas si alcoolisé que ça pour perdre toutes ses défenses et toutes ses barrières, juste assez pour que son système le fasse réagir inutilement violemment. Il peut encore penser : le blond réalise que si le nom glisse, c’est un lien de plus vers Martial – celui qu’il a été, celui qui a failli crever plus d’une fois, l’humilié, le faux, le brimé, le futur consul que personne n’a jamais pris le temps d’écouter. Si le nom se révèle, d’autres questions vont venir, des comment, des détails, des liens qu’il lui faudra fournir. Des preuves, sans doute. Et possiblement, le traiter de menteur n’est pas entièrement exclus.
Quoi qu’il arrive, il n’est pas prêt.

L’Ansemarien attend que Mayeul reporte son attention sur lui. Visiblement agité, il secoue la tête avec un soupir qui se brise. Il ne sait pas prétendre, maintenant. Il ne sait plus prétendre, plus aussi bien. (Il a eu trop mal en prétendant autrefois. ) Un mensonge qui tressaute. « Je pose mon véto sur celle-ci. J’réponds pas. Ca vaut mieux pour tout le monde, tente de justifier Marti. Toi comme moi. » Comme lui, même s’il ne le dit pas. Des oreilles traînent de partout dans cette taverne.
D’échapper ainsi par une pirouette plus ou moins habile ne le calme pas. C’est visible, qu’il est encore mal à l’aise – Martial fait de son mieux pour calmer son esprit tourbillonnant. « J'en ai bien assez dit. J’réponds à autre chose si tu veux, mais pas ça. Profite. » Il rit nerveusement, se moquant de lui-même. C’est toujours quelque chose que de voir l’espèce de grand homme, dont la blondeur n’a rien à envier à celle presque blanche Abysséens – on soupçonne que la lignée de sa mère a quelque lien avec le royaume des profondeurs –  agité ainsi. Lorsque tombent ses barrières, il semble presque fragile. Un peu trop usé par la vie, déjà. Brisé. Mais ça, on s’en doutait.
Et l’alcool qui continue d’arriver n’aide pas forcément.

Mayeul a réellement jugé que ce n'était pas si grave : un nom, rien qu'un nom, ce n'est quand même pas si compliqué ? Il s'est éclipsé quelques secondes pour ramener de quoi boire et quand il revient, le cielsombrois se laisse tomber sur sa chaise, sans vraiment jeter un coup d'œil à son camarade. C'est l'absence de remarques du blondinet qui le pousse à lever les yeux, et Mayeul ne peut pas réellement cacher son étonnement : il a laissé un compagnon joueur même si quelque peu réticent à répondre, mais le Martial qui se trouve devant lui n'a plus rien de joyeux. Les mâchoires serrées, il lui semble avoir pâli sous le hâle qui caractérisent les pirates et ceux qui passent beaucoup de temps entouré d'eau et de soleil. Un instant, Mayeul craint de l'avoir rendu malade à force d'alcool ingurgité, et les Dieux savent à quel point Marti redoute d'être malade !

Mais c'est moins grave que cela, d'un côté, si Martial ne veut juste pas répondre. Il pense. L'alcool rend toute concentration un peu plus difficile et Mayeul a du mal à juger si c'est une bonne nouvelle ou non, que ce soit sa question qui mette l'autre pirate dans cet état. C'est bien mieux qu'il ne soit pas malade, non ? Marti pose donc son véto sur la question et malgré son envie de l'interroger plus avant, Mayeul garde le silence et se contente de hocher la tête. Il blague, il se moque, il manque de tact mais Mayeul n'est pas un crétin. Pas tout le temps, en tout cas. Continuer sur cette voie ne fera que lui mettre Marti à dos et il l'apprécie, son compère pirate. Ils aiment s'engueuler, s'insulter parfois, le blond bûcheron fait semblant de ne pas le supporter mais au fond, ils sont amis. Camarades, au minimum, mais l'idée que Martial garde une véritable rancune contre lui s'il insiste déplaît véritablement au cielsombrois. Alors il refrène les questions qui lui brûlent la langue, l'indignation à l'idée que Martial ne lui donne jamais de réponse et la curiosité de savoir pourquoi, précisément, c'est cette question qui déclenche un bizarre instinct de protection chez le plus jeune. Il sait se montrer raisonnable, Mayeul. Il a appris, lorsqu'il était mousse, à calmer ses pulsions et à ne pas, tout le temps, suivre ses envies. Il reste irréfléchi le cielsombrois, imprévisible parfois, mais il est un bon camarade. Un bon ami. Et malgré l'envie qui se fait de plus en plus forte, il n'interroge pas Martial plus avant. A la place, il avale d'un seul coup la moitié de son verre et observe sans mot-dire le jeune homme nerveux qui se tient devant lui. Il a bien du mal, le cielsombrois, à cerner le blondinet parfois mais il faut être aveugle pour ne pas voir à quel point la question l'a ébranlé. Il écrira à Castiel, Mayeul, ce sera sans doute mieux.

Il lève à nouveau son verre le cielsombrois, attendant que son compère l'entrechoque avec le sien, avant d'en boire une nouvelle rasade. "Nouvelle question, alors." Il a bien compris que le passé du jeune homme est compliqué et qu'il faut mieux, pour le moment, faire preuve d'un peu plus de tact. C'est un défi personnel, pour Mayeul, il espère bien que Martial le prendra en compte ! "A bord, si tu pouvait choisir n'importe qui." Il fait traîner la question, Mayeul, ménageant son effet avec brio. "qui tu voudrais envoyer par dessus-bord la prochaine fois que l'on reprend la mer ?" C'est une question facile, véritablement, et le cielsombrois espère bien que Marti la verra comme une excuse et une proposition de paix. "Si ta proposition rejoint la mienne, on peut même le faire. Par accident, évidemment. Tu crois que le capitaine nous en voudrait beaucoup de retarder le départ ?" C'est une autre question, mais Mayeul est prêt à laisser Martial la compter. Parce qu'au bout d'un moment, si le cielsombrois garde toutes les questions, le jeu va devenir un interrogatoire et il n'est pas sûr que Marti le prendra très bien, même si Mayeul n'a aucun scrupule à être le seul à poser des questions.

C’est totalement stupide d’ainsi s’inquiéter…. Et encore plus stupide de le montrer. Lorsqu’il revient plus ou moins à une forme de sens commun – comprendre lorsqu’il prend entre ses doigts le verre, remercie Mayeul et en prend une lampée satisfaisante pour que l’alcool efface ses pensées – il en vient à se maudire. Stupide, Martial, t’es tellement stupide. Pas besoin de te mettre dans tous tes états comme une femme, ou comme un Cielsombrois. T’étais déjà foutu le jour où c’est arrivé, et de toute manière, Mayeul va pas juger. T’es stupide. T’as confiance en lui, et t’es stupide. T’as qu’à pas ressentir.
Marti, doucement.
La voix de son familier résonne, glissante, douce, rebondit et forme des ridules sur l’eau de son esprit. La communication est un peu floutée – sa voix fait des échos. Ou peut-être qu’il ne  veut pas l’entendre. C’est bon, Malone, plus tard.
Tu veux pas arrêter de boire ? Ou aller doucement ?
Laisse-moi un peu. En réfléchissant à la question de Mayeul – béni soit-il de ne pas prendre ombrage du veto posé ! On ne sait jamais, avec lui. – il reprend une légère gorgée de son verre. Comme ça il ignore l’inquiétude de l’ornithorynque qu’il sent pointer au fond de sa voix. J’ai entendu, tu sais. Tout ça. Et avant. Marti…
Plus tard, Malone.
… Comme tu voudras.

Il l’a sans doute vexée.
Il ira la câliner quand il rentrera. S’il trouve le moyen de la trouver, dans un des canaux de l’Ancrage – les plus sécuritaires, elle a promis de se tenir loin des alligators. Elle a accepté de le suivre. Si elle était restée en Ansemer, Martial n’aurait eu que bien peu de chances de la voir. Et il a besoin d’elle.
L’Ansemarien remarque que Mayeul a terminé sa question, juste en face de lui. Avec un sourire un peu plus détendu, l’alcool faisant des miracles – ou peut-être bien Malone ? –, il fait mine de réfléchir. Sa main court sur sa barbe, léger bordel qu’il faudra un jour ou l’autre couper, broussailles claires sur sa peau tannée par le solei – et pourtant encore si claire.

« Je sais pas, tu comptes dans le lot ? » Le plus jeune des deux rit. Sa tête est si légère, elle tient à peine sur ses épaules. Ses lèvres sourient plus que de raison. L’angoisse, réelle ! Qui a été suscitée plus tôt est encore là tapie au creux de son coeur, mais tout son corps préfère se détendre. (Il passe une bonne soirée. Mais il préfère crever que de l’avouer à son comparse. )  « Je plaisante. Un des derniers mousses, là. Le petit blond… Ou brun, j’sais pas. Il a des cheveux bizarres, c’est presque un gamin. Le Démérian qui se prend pour le futur alors qu’on sait qu’ils sont pas si bons navigateurs que ça, là-bas. Il me court sur les nerfs. » L’orgueil démesuré des Démérians fait d’ordinaire rire Martial le fier. Fier de lui, fier de sa liberté. Mais ce gamin-là, du haut de ses seize, dix-sept ans ? « Y pète plus haut que son cul, manque de gerber quand ça secoue et j’m’attends à l’entendre se plaindre du roulis la prochaine fois. J’te jure... »
Ca fait du bien, de cracher sur ceux qu’on n’aime pas. Il aurait du essayer avant. (et passablement bourré, ça fait encore plus de bien. )

« Mon tour, mon tour. » Sa voix porte un peu de gaieté, un amusement que l’on peut attribuer à son ébriété légère alors qu’il se penche sur la table avec un sourire. « Le truc pour lequel tu t’es le plus couvert de ridicule de toute ta vie. Avec des détails. » Il prend un air innocent – ce qui lui sied fort bien, ses grands yeux bleus aux reflets d’acier deviennent des fenêtres sur un ciel qui doucement se couvre, sa bouche s’arrondit un peu. Des fois que de tenter de paraître adorable – l’effet recherché touchait plus à la confiance, soit – puisse éviter à Mayeul de poser son véto.

Il l'attendait, cette réflexion. Il l'espérait même, un peu, juste attente dans cette amitié un peu étrange qui lie deux hommes qui, au final, ont bien peu en commun si ce n'est l'Audacia, et tout ce qu'elle représente. Marti semble, en tout cas, se détendre visiblement et Mayeul se détend également. Il ne se sent aucun élan protecteur envers son jeune compagnon mais une discussion est plus agréable si tout le monde l'apprécie, non ? Et peut-être que l'alcool aide. Un peu. Il a un peu perdu le compte, Mayeul, et le fait de ne pas payer aide clairement à ne pas tenir de calculs précis. Beaucoup, c'est un chiffre ?

Marti répond sans rechigner, la question étant sans aucun doute bien plus simple que la précédente. Moins personnelle. C'est bien cela qui dérange le bûcheron, n'est-ce pas, que Mayeul creuse trop profondément dans son passé. Franchement, au point où ils en sont, Mayeul n'est pas certain de savoir distinguer questions qui fâchent ou non. C'est un peu brouillon, dans sa tête, surtout quand son verre se vide à nouveau. "C'est qu'un gamin." Explique le cielsombrois, comme si c'était une excuse. Il aime bien les mômes, Mayeul : il est un oncle on ne peut plus fier - et compétent, si on exclue les consignes de sécurité - et il ne peut s'empêcher de défendre vaguement le petit mousse. Mais déjà, il est temps pour Martial de poser sa question, et le cielsombrois se rembrunit légèrement devant la mine innocente de son comparse. Il hésite quelques secondes avant de décider de se jeter à l'eau, façon de parler. De toute façon, Marti a peut-être déjà entendu cette histoire.

"T'étais pas encore à bord. C'était y'a longtemps, quand j'ai commencé comme mousse." Clairement pas une période que Mayeul aime à se rappeler. Il ne manquait pas de volonté, le cielsombrois, mais s'adapter à la vie à bord a été bien difficile pour l'adolescent qu'il était. Trop excessif, trop impatient, trop orgueilleux, aussi, pour se plier aux règles sans chercher à y déroger. Est-ce qu'il a été aussi détestable que ce petit démérian qu'ils ont pris à bord ? "Notre vieux maître-canonnier m'a demandé de nettoyer la gueule des canons, j'ai pensé intelligent de le faire en faisant des acrobaties." Cela n'étonnera personne, Mayeul aime se faire remarquer. Il en a besoin, même. "Je suis tombé. A l'eau. Droit dans un banc d'algues brunes, tu sais, celles qui sentent horriblement mauvais." Est-ce la peine de faire un dessin ? Sans doute pas, Martial peut certainement tout à fait imaginer le tableau. Il se blinde intérieurement, le cielsombrois, contre les moqueries de son compagnon qu'il sait tout à fait légitime.

Beaucoup se sont moqués de lui, ce jour là, et les jours qui ont suivis. Le surnom qu'on lui a donné n'est pas resté - heureusement - mais Mayeul s'est rarement senti aussi ridicule de sa vie. Il garde en mémoire la honte cuisante et les quolibets mérités, pour avoir voulu faire le malin et s'être cassé le nez. "J'ai mis des jours à me débarrasser de ces tâches brunes." Soupire le pirate, passant une main dans ses cheveux bruns comme pour les chouchouter à l'évocation de ce souvenir douloureux. "J'ai dû couper mes cheveux !" Souligne-t-il d'ailleurs, son ton un rien scandalisé par le souvenir douloureux. C'est qu'il les soigne bien, ses boucles sombres. Il y tient, Mayeul, et il n'est pas né celui qui les lui coupera ! Il tapote de ses doigts son verre le pirate, avant de soupirer. Non, clairement, ce n'était pas son moment, cette fois-ci. Il y en a eu d'autre, évidemment, mais celui-là reste un grand moment de honte et de ridicule pour Mayeul. Il espère que Marti est heureux de sa bonne volonté. "A moi, maintenant." Il regarde le blondinet, le mettant au défi de dire quoi que ce soit. "T'sais quoi ? On devrait faire un truc. En souvenir de cette soirée." Parce qu'ils ont une connexion, tous les deux, qui est rarement aussi visible, Mayeul en est sûr. Il ne sait pas trop ce qu'ils pourraient faire, mais ça serait bien. Dans la brume alcoolisé qui envahit son esprit, en tout cas, cela semble être une fantastique idée. "Qu'est-ce t'en penses ?" De son idée, de cette soirée, de lui-même ? "De mes cheveux ?" Précise le cielsombrois, suivant le fil précédent de ses pensées. Hé, question facile, hein ! Pour mettre le petit Marti en confiance !

« C’est pas juste qu’un gamin ! » tente de défendre Martial pour ne pas passer pour le connard de service. Il a grandi enfant unique, et trop d’écart l’a toujours séparé des enfants de Bartholomé. Liam… Liam, ça a encore été compliqué. Il a grandi seul, et les relations avec d’autres enfants de nobles ont toujours été conflictuelles : d’abord pour les brimades, les rires, les remarques blessantes quand ils ont vu que le consul de huit, dix ans ne se défendait pas et se taisait ; les faux-semblants ensuite, les fausses amitiés, les fausses amours, quand il s’est lui-même forgé de mensonges. (Et tout ça, sans doute, l’a bien plus détruit que ce qu’autrefois ils ont pu lui dire. Parce qu’il sait, Martial, qu’il ne manque à personne là-bas. Personne parmi les connaissances laissées derrière ne regrette le consul en fuite. Bartholomé … C’est confus et compliqué. Ermengarde le croit mort. Le reste…. Personne, il s’en doute si fort, ne l’a pleuré. )
« C’pas juste qu’un gamin. C’est… C’est l’arrogance et le côté chieur de l’adolescence, pi j’ai le droit, je nomme qui je veux. » Se justifie le blond avec une moue boudeuse et un froncement de ses sourcils. Ce n’est pas entièrement faux : et de plus, il répond avec aisance pour une fois ! Ce genre de choses, ça ne le gêne pas de l’avouer. Pas plus que, plus tôt, il a pu sans trop de souci lui confier à mots couverts ses sombres histoires – qui la nuit le hantent et le brisent encore, délicieux souvenirs entâchés par ce qui a suivi. Les révélations semblent déjà être passées depuis une éternité.

Sérieux comme tout et concentré, Martial hoche la tête aux explications que lui fournit Mayeul. Les mots mettent un peu de temps. Canonnier, mousse. D’accord, pour le moment – même si il a du mal à imaginer Mayeul plus jeune. Oh, si ! Voilà une fantastique image de lui avec de l’acné et la voix qui s’enroue ! Malgré un fil de pensées un peu hasardeux, il réussit à suivre. Canonnier, mousse. Nettoyage, bon. Cabrioles, ça ne l’étonne pas, venant du Cielsombrois. La chute – littérale, figurée, les deux – tire à Martial un grand sourire, un rire qu’il refrène. Il ne veut pas se moquer ! Mais l’image est drôle, il faut l’avouer. Avec un peu de peine il ravale son fou rire et ses remarques au goût de la liqueur dont il termine le verre en face de lui. « Quelle perte. Heureusement que ça a repoussé, tu devais pas avoir l’air fameux avec une coupe normale,  raille un peu l’Ansemarien qui a été, toute sa vie, habitué à la coupe bien trop courte des habitants du duché des océans. Le plus pratique, après tout (et les cheveux longs, ça fait gonzesse). C’est bien mieux comme ça. »

Il n’a même pas peur de sa prochaine question, désormais. Mais avant ça, Mayeul semble avoir une idée… Et une fois que les mots ont frappé Martial, celui-ci hoche la tête. « Ouais. Faudrait qu’on fasse une chose pour… Pour s’en souvenir. » Il trébuche un peu sur le mot, mais on s’en fiche. Qui n’a jamais trébuché… Surtout quand il faut suivre les idées d’un cielsombrois en pleine beuverie et que l’alcool continue à couler ! « Tes cheveux ? »
Avec un air d’intense concentration, le plus jeune fixe le crâne brun, clignant de ses yeux clairs. C’est une question piège ? Il a besoin de plus d’informations pour juger. Il se penche par dessus la table – sa tête flotte quelque peu, s’il bouge trop vite il va éclater de rire – et il lui glisse la main dans les cheveux, doucement. « Oui, non, j’les aime bien tes cheveux. » finit par déclarer le blond après les avoir soigneusement caressés, dans un sourire presque gamin.

Ce n’est pas un mensonge, ils sont bien ses cheveux. Après, venant d’un gars qui porte les siens en longue tresse compliquée, tout en rasant consciencieusement les côtés de sa tête… Pas sûr que le compliment soit valable. « Tu disais faut qu’on fasse un truc pour nous ce soir. Hormis finir ronds. Tu pensais quoi ? Ca implique un incident diplomatique ou une chèvre ? »
Pardon ? Même Martial semble désarçonné par ce qui vient de sortir de sa bouche. « … Oublie. Ca implique quoi ? » Il pourrait demander si ça implique quelque chose d’illégal, ou de la poésie, mais l’illégalité est leur quotidien.

Marti ne se moque pas, en tout cas, pas ouvertement et Mayeul apprécie. Il n'a que peu de doutes que l'homme ne se fiche pas de sa tête plus tard mais pour l'instant, au moins, il est tranquille sur ce point là. Pas qu'il n'aie pas l'habitude qu'on se fiche de lui, mais il préfère choisir ses moments, Mayeul. Attirer une attention positive, ou moqueuse, mais choisie. C'est bien le mot-clé. Et si intérieurement l'autre pirate est mort de rire, il se contente de railler ses boucles brunes. Ca, Mayeul peut le supporter et il ne s'en offusque pas, passant fierement sa main dans sa chevelure sombre. Il en est fier le cielsombrois de ses boucles, et il s'en occupe avec dévotion. "Détrompe-toi, j'étais toujours aussi merveilleusement magnifique." Clame-t-il avec un air suffisant, sans s'attarder sur le normal. Les cielsombrois et ce que les autres considèrent comme normal, de toute façon...

L'idée qui a traversé l'esprit un peu embrumé du cielsombrois semble trouver un écho chez son camarade, qui acquiesce sans rechigner. Il a bien compris l'idée en tout cas, et leur motivation à se remémorer cette soirée promet certainement de déboucher sur une idée intéressante. Et quand Mayeul enchaîne sur une question facile, Martial ne semble pas déstabiliser trop longtemps. Ce qui est un exploit, vu l'alcool ingurgité et les verres vides qui commencent à se faire nombreux. Mais Marti le prend au dépourvu, tendant sa main pour venir glisser ses doigts dans les boucles brunes du cielsombrois. Il ose à peine respirer Mayeul, contemplant avec un brin d'incompréhension le sourire presque enfantin de son compère pirate. Ca lui va bien, à Marti, de sourire. Réellement. Il a presque peur de bouger et de rompre le charme, parce que quand, réellement, Marti s'est-il retrouvé aussi proche de lui ?

La réponse n'importe presque pas, réellement, tant Mayeul préfère dévorer des yeux son partenaire de la soirée et la sensation fantôme des doigts du pirate dans ses mèches brunes, même après que ce dernier ait retiré sa main. Mais il s'étouffe presque, le cielsombrois, à la réponse surprenante de son blond compagnon. C'est lui, d'habitude, qui fait des réponses de ce genre ! Il est prit au dépourvu tandis que Martial lui demande d'oublier, mais Mayeul a entendu, et c'est trop tard. D'un air de conspirateur, il se penche vers le jeune homme. "Je sais où trouver des chèvres." Et les dieux savent qu'il y a plein de trucs intéressants à faire avec ces animaux, sans connotation sexuelle aucune. Ou avec connotation. Il ne sait plus trop. Toutes ces circonvolutions dans son cerveau trop embrouillé par l'alcool, cela lui donne mal au crâne !

"Mais je pensais qu'on pourrait... je sais pas." avoue le cielsombrois, pensif. "Refaire une tournée, déjà !" Indique-t-il en servant le reste de la bouteille dans son verre et celui de Martial. "J'connais un gars qui fait des peintures sur toile. Pour garder un souvenir." Ce serait sympa, non, d'avoir un portrait de Martial dans sa cabine ? Une idée frappe soudain le cielsombrois et il dévisage le pirate en plissant les yeux. "C'était ça ta question ?Tu devrais arrêter de boire, tu perds en qualité." Indique-t-il en oubliant allègrement qu'il est le premier à avoir posé une question un peu étrange. "Après, t'es un noble de j'saispasoù, tu dois pas avoir l'habitude de ça." Il n'a pas réellement escompté parler à haute voix Mayeul, mais tant pis. Il ne sait pas grand chose de l'identité de Martial avant d'être pirate, de toute façon, alors ce dernier ne peut pas réellement lui en tenir rigueur de tenir des propos comme ceux-là, n'est ce pas ? Peu importe qu'ils soient absolument faux.

"A moi, de toute façon. C'est quoi..." le cielsombrois s'interrompt en pleine phrase, pensif. Lui d'habitude si bavard, les mots lui échappent, à moins que ce ne soit les idées. De quoi parlaient-ils, déjà ? "La première chose que tu as pensé en mettant le pied sur le pont ?" C'était la question qu'il voulait poser. Il lui semble. Peut-être que la dernière gorgée d'alcool était de trop. Pas sûr.

Avouer que Martial aime bien les cheveux de Mayeul est en soi une petite révolution. Il en a conscience, tout au fond de lui : ce n’est pas le consul qui, même sérieusement éméché, aurait sorti ça. Il n’aurait pas eu le droit, pas eu l’opportunité non plus. Des amis qu’il a eu, autrefois,  jamais il n’aurait pu s’approcher ou se pencher de cette manière. Et le compliment aurait, au mieux ! Été source de moquerie, voire une vaste blague. Ca ne se fait pas, entre hommes. Ca ne se fait pas tout court. Et c’est là, dans les brumes de l’alcool qui continue de couler dans sa gorge pour embrumer son esprit, que Marti se dit qu’en huit ans il a tant grandi. Il ne s’est pas réparé, pas entièrement (le processus est trop long et trop complexe, le forcerait à se comprendre et à se confronter à des parties de ce passé qu’il chérit et pourtant rejette encore à moitié), mais il est bien. Il est en sûreté sur l’Audacia, s’entend avec ses comparses d’armes plus ou moins… Mais lorsque qu’entente ou désaccord il y a, Martial est certain que c’est lui, et lui seul, qui est impliqué. Pas le double qui s’efface, pas l’homme qui n’était pas lui et qui continue pourtant de lui coller aux bottes.
Comme ce soir, où il se révèle un peu dans l’alcool, c’est le véritable Ansemarien qui profite et existe dans le monde. Et ça fait tant de bien d’être soi.

Avec un rire à moitié étouffé, une fois réinstallé correctement sur son siège, le plus jeune des deux constate dans un nuage brumeux et alcoolisé qu’il a réussi à provoquer chez son compagnon une forme de surprise, et presque…

Ah, non, raté. Martial ricane mais finit par secouer la tête. « Nan, pas d’chèvres. Déjà parce que c’est précieux, les chèvres, puis ces animaux sont totalement adorables. Non ? » Demande le pirate d’un air incertain. Il est sans doute le seul à trouver cela mignon – mais qu’on lui foute la paix, il a bien le droit d’aimer les bestioles, non ? Toujours penché vers Mayeul, le blond dont la tresse bat son dos, quasiment ses reins, boit presque ses paroles… A défaut de terminer son verre.
« Et t’y mettrais où ton tableau ? Dans ta cabine ? T’as pas peur de faire des cauchemars ? … Devant ta tête, je veux dire. » Un sourire plus tard, Martial se recule quelque peu – des fois que son ami prenne ombrage. Il en doute. « C’était pas une question ! Réplique-t-il alors qu’il se replace un peu correctement. Sa chaise racle légèrement contre le sol, dans le brouhaha ambiant. Et je sais pas où, figure-toi, est un domaine plus que réputé de là d'où je viens. J'suis très connu. »
Peut-être pas pour les bonnes raisons.

« Quand j’ai mis le pied sur le pont ? » Martial se renverse un peu sur son assise, en soulève les pieds et se balance, réfléchissant. Ses doigts jouent nonchalamment avec sa barbe. La réponse lui apparaît comme une évidence, une fois formulée par son esprit si léger que les souvenirs ne peuvent plus le blesser – pour l’heure. « Je suis libre. C’est fini, je suis libre. »
Il sourit un peu en disant ça. Son regard étincelant s’est assombri, s’est grisé. C’est de l’amertume, causée la nostalgie douloureuse qui a suinté de ses pensées et contaminé tout son visage.

Et les verres se vident doucement. « Moi ma question, ça sera… Hm… Siii tu pouvais voler la vie de quelqu’un pour quelques jours, juste pour voir, tu voudrais être qui ? »
Le consul en fuite ensuite fait mine de réfléchir durant quelques secondes, les lèvres encore humides de l’alcool qu’il vient de descendre. « Eh. En fait, le tableau, c’est pas con. Comme ça on ferait voir à tout le monde qu’on s’entend bien. Mais c’est pas un Cielsombrois étrange ton peintre, promis ? »

Mayeul dévisage son compagnon avec un brin d'incompréhension suite à sa remarque. Mignon ? Des chèvres ? Ces bestioles belliqueuses qui foncent dans tout ce qui bouge pour l'encorner ? Il veut bien avouer, le canonnier, que les bébés chèvres sont mignons, mais comme tous les bébés. Après, ça devient des bêtes qui sentent mauvais et foncent sur tout ce qui bouge - ce que ne deviennent pas, à priori, tous les bébés. Quoique. Naaaan, pas tous, il en est presque sûr. "Non ?" Hasarde Mayeul, perplexe à l'idée que Martial attende une réponse. La quantité d'alcool qu'il a ingurgité brouille un peu son esprit, parce qu'être cielsombrois n'est pas une immunité, seulement une résistance qui ne tient pas longtemps si on continue à vider des bouteilles.

L'idée d'un tableau ne lui semble pas ridicule, même quand Martial lui demande s'il va faire des cauchemar. Mais c'est certainement pour le plaisir que le blond pirate pose la question, parce qu'il sait sûrement quelle sera la réponse de Mayeul. En vérité, avoir Marti sous les yeux pour s'endormir, ou se distraire seul dans sa cabine, est plutôt une bénédiction. Mais il n'a pas l'occasion de souligner cet état de fait que son comparse se redresse sur sa chaise, arguant que ce n'était pas là sa question. Le jeu se complique fortement, s'ils ont le droit de poser des questions qui ne sont pas des questions ! La réponse de Marti à sa question, la vraie, cette fois - Ohlala, ca commence à l'embrouiller beaucoup trop - comporte pourtant assez de sincérité et de nostalgie pour que Mayeul se la ferme et ne cherche pas à le questionner davantage.

Il comprend la liberté, même si ce n'est pas ce qui l'a poussé à devenir pirate. Il était libre, Mayeul, libre de ne pas être héritier de Vifesprit, libre de faire ce qu'il veut même si cela signifiait que sa famille n'était pas d'accord. La pression était forte mais pas insurmontable mais pour Martial, il se doute que ce n'était pas le cas. Peut-être qu'avec moins d'alcool dans le sang, Mayeul se pencherait sur cette question mystérieuse et s'il en garde un souvenir demain, il cherchera sûrement à en savoir plus. Mais ce soir... ce soir, il accepte simplement la réponse comme une évidence sans chercher à en savoir davantage. Les morceaux du puzzle qu'est Martial s'assemblent encore difficilement dans son esprit, mais il ne doute pas d'y arriver un jour. Il reste silencieux le cielsombrois, laissant son ami recouvrer suffisamment ses esprits et reprendre contenance avant de reprendre la parole.

Elle est difficile, sa question. Pas parce qu'elle implique quelque chose de vraiment personnel, mais bien parce que Mayeul n'en a strictement aucune idée. Il aime être lui-même, il aime cette vie qu'il s'est construite, loin de sa terre natale. Il s'aime, Mayeul, personne ne pourra jamais dire le contraire. Il a des regrets, évidemment, mais aucun qui ne le pousse à vouloir être quelqu'un d'autre que lui-même. Il lui semble. L'autre question de Marti est moins compliquée, aussi choisit-il d'y répondre en premier. "Non, c'est pas un cielsombrois étrange." Et s'il paraît un peu offusqué, en réalité, Mayeul essaye de déterminer ce que Marti entend par étrange. "On peut lui demander des tableaux habillés." C'est peut-être ça : maintenant qu'il essaye, il ne se remémore pas vraiment un moment où il a vu Marti entièrement nu. Un peu déshabillé parfois, oui, mais jamais entièrement. Jamais en sa présence, en tout cas ! "C'est un artiste." Et il est doué, le bougre. "Il fait des dessins sur la peau, aussi." Il l'a déjà vu faire, Mayeul, et le résultat n'était pas si horrible, mais rien ne bat ses tableaux. Est-ce que c'était ça, que Martial entendait par étrange ? Quoi qu'il en soit, Mayeul ne lui pose pas la question et enchaîne avec sa réponse. "J'voudrais être..." Lui. Il ne veut pas être quelqu'un d'autre que Mayeul. "A ta place. Pour pouvoir admirer qui je suis avec le regard de quelqu'un d'autre." C'est la première personne qui lui est passé par la tête mais de toute façon, il n'est pas sûr de vouloir porter autant de poids sur ses épaules que Martial semble parfois le faire. "J'sais pas." Avoue Mayeul avec un soupir, sans penser une seule seconde à l'effet que sa réponse pourrait avoir sur son compagnon de beuverie. "Bon, on va voir le peintre ?" Demande Mayeul en se levant, pour venir s'accrocher à la table qui manque s'effondrer. "Ayoye, ça tourne." Lance le cielsombrois en fermant les yeux, et en les rouvrant aussi sec. C'est pire.

"Si t'étais pas devenu l'bûcheron, tu s'rais devenu qui ?" Sa prononciation commence à se ressentir de tout l'alcool ingurgité, mais Mayeul se concentre pour rester compréhensible. Il a quelque peu oublié, en route, sa bonne résolution de ne pas poser des questions trop à même de déstabiliser Martial. Après, honnêtement, il se peut que le cielsombrois ne se rappelle pas de l'entièreté de leur conversation !

Il ne voit plus clair, Marti. Le monde prend sans souci les couleurs orangées et délicieuses des torches suspendues au mur. En ce doux mois de mai, grâce au climat artificiel et si faux de l’Ancrage, être ivre a des allures de songe enfumé. La taverne tourne un peu. Les mots de Mayeul n’ont pas grand sens – en ont-ils déjà eu ?

« Oui, évidemment un tableau habillé ! » Il parle plus fort qu’à l’ordinaire  - il croit voir deux hommes un peu plus petits qu’eux se retourner, surpris. Leur dégaine de pirates et les nombreux verres ingurgités sur la table doivent dissuader les remarques. De toute manière, si on faisait un tableau tout nus, tu serais jaloux, manque de continuer Martial. Le peu de décence qu’il lui reste joue, là-dedans – on ne parle pas de la taille de son entrejambe en public, voyons, même à son ami cielsombrois ! (surtout à son ami cielsombrois qui pourrait se faire des idées.) « Mais pas un dessin habillé sur la peau… Pas un tatouage de toi. T’imagines, te faire tatouer ta tête ? »

Martial n’est pas certain de vouloir. Non. Les tatouages… Les tatouages, c’est sacré. C’est précieux. C’est l’appartenance à un équipage, à un monde, à quelqu’un. Et le jour où il se refera tatouer, ça sera pour l’Audacia. Il aime beaucoup le canonnier, bien sûr ! Mais pas au point de clamer en couleurs, haut et fort, qu’il se sent lui appartenir. « Parce  que je veux pas que tu sois sur moi, tu vois ? » Le blond Ansemarien n’est pas certain de le vouloir sur lui de n’importe quelle manière qu’il soit. Encore que. (Il est trop tard pour songer à ça, sans un jugement clair, de toute manière….)

« Ouais. On va voir le peintre. » Martial ne relèvera pas que Mayeul voudrait être lui : une idée qui, même dans les lourdes – trop  lourdes – vapeurs éthérées de l’alcool lui semble stupide. Personne ne veut être Martial. Certes, il est bon  avec une arme, certes il est un compagnon plutôt agréable lorsqu’il le veut. A sa manière. Mais tout ce qu’il y a derrière ne peut décemment pas donner envie à vivre. Le lourd passé enfoui. Les insultes qui à jamais se sont gravées dans sa mémoire et qui, heureusement, pour l’heure, se tiennent tranquilles. La famille inexistante, l’impossibilité d’un jour pouvoir fonder une autre famille, devoir mourir seul – car il ne veut pas renier qui il a été. Car Viremont doit mourir avec lui.
Prudemment le pirate se met debout à son tour, aussi lentement que possible… et se marre. Le rire est lourd, enfantin à bien des égards. « Ca va aller, j’vais te tenir. » qu’il lui dit après avoir tenté un pas, deux, et jugé avec la parcelle d’intelligence sobre qu’il lui reste qu’il sait encore mettre un pied devant l’autre.
Son bras passe sous celui de Mayeul et il le soulève comme il peut, le soutient. « Un pas après l’autre. Allez. Doucement. J’te réponds dehors. » Les mots tressautent et les syllabes s’étirent ; l’Ansemarien n’aurait pas cru pouvoir tenir un peu mieux l’alcool qu’un de ces débauchés de Cielsombrois ! Il remercie d’un geste de la main la tenancière qu’il croit voir dans un coin, et se préoccupe de diriger leur curieux couple vers la rue
.
L’air frais et l’odeur d’urine séchée de la petite rue, mêlée à la puanteur relative des canaux proches, leur saute à la gorge. « J’serais devenu roi, pour te répondre. Je porte super bien la couronne. » Il hoche la tête avec gravité avant de se mettre à rire, titubant un peu. « Non. Si j’avais pu, j’aurais bien… J’aurais voulu ‘xplorer le monde, seul. J’aime ça, découvrir, conquérir, explorer. »
Il ne mentait pas vraiment, pour la couronne. « Bon. C’est par où ton copain qui va nous peindre tout pas nus ? »

Pour un peu, il en crierait presque de triomphe Mayeul, d'avoir su interpréter la question de son compagnon sans se tromper. Des tableaux habillés ! Le peintre se posera sûrement des questions sur leur requête - quoiqu'il ne sont pas en Sombreciel ici, les gens doivent souvent être habillés - mais vu leur état d'ébriété, il n'insistera sans doute pas trop. D'ailleurs, en parlant d'ébriété, est-ce qu'il ont encore de l'argent, ou quoi que ce soit, pour assurer que leur requête en est vraiment une ? Certes, Mayeul le connaît - Mayeul connaît beaucoup de monde - mais est-ce que ça suffira ? Martial a continué à parler tandis que le cielsombrois se posait ces questions existentielles et il plisse un peu les yeux en regardant Marti, essayant de retracer le fil de la conversation. Pas de tatouages. Il lui semble que c'est ça. Il pouffe un peu Mayeul, en imaginant sa tête gravée dans l'encre, sur le biceps de Martial - ou à un autre endroit, peu importe - parce que non, sans doute, ça ne serait pas très intelligent. Ni très facile à expliquer, après, même si Marti a déjà démontré qu'être avec un homme ne le dérangeait pas.

"Moi, j'veux bien être sur toi." Glisse Mayeul avec un sourire rayonnant, mais Marti commence à bien le connaître : peu importe que la déclaration soit vraie ou non, Mayeul s'en tiendra à des allusions - explicites, certes - et des avances amusées, mais rien de très sérieux. Ils sont copains, parfois, frères d'armes, compères pirates, et cela devra bien suffire pour le moment. Il n'a pas envie de perdre cette espèce de confiance que Marti a en lui, parfois.

Se lever est une entreprise plus compliquée qu'il n'y paraît et un instant, Mayeul jurerait qu'il se trouve sur le pont de l'Audacia pendant une tempête. C'est dans sa tête, la tempête, et son jeune compagnon se met à rire. Il lui dirait bien, Mayeul, qu'il s'est levé trop vite, qu'il doit bien avoir un verre ou deux de plus que lui et que, bordel, il n'a plus vingt ans, il a le droit d'être un peu fatigué sur ses jambes ! Il lui dirait bien, oui, s'il n'était pas autant occupé à rassembler ses esprits et à trouver un semblant d'équilibre. La soudaine proximité de l'autre pirate n'est pas désagréable, et toute protestation meurt sur ses lèvres. Il veut bien que Martial le soutienne !

L'air frais éclaircit les idées du cielsombrois qui peut sûrement mettre un pied devant l'autre tout seul, mais se priver de la chaleur du corps de Marti contre son flanc, qu'il ressent même au travers de leurs vêtements respectifs, n'est pas vraiment envisageable. C'est agréable, cette camaraderie, cette proximité et si Mayeul a un peu - beaucoup - la tête qui tourne, ce n'est qu'un menu désagrément. "D'venir un aventurier ?" Hasarde Mayeul en le regardant de côté, songeur. Il a la tête des aventuriers, Marti, de ces gens qui explorent le monde à la recherche de la prochaine taverne, de la prochaine fille, et du prochain trésor. Peut-être pas le caractère, mais définitivement l'allure, et les épaules pour la solitude qui va avec. "Tu peux encore d'venir roi des mers. Quitter l'Audacia, piquer un bateau, faire voile vers le grand large, découvrir de nouveaux horizons." Pas roi des airs, parce que c'est définitivement plus compliqué, mais explorateur marin, pourquoi pas.

Il se concentre déjà sur la question de Martial le cielsombrois. "Dans la Ville Haute, un de ses mécènes lui loue un atelier." Mécène, bienfaiteur, amant, Mayeul ne sait pas réellement et s'en fiche un peu. "Il me connaît bien, il nous laissera entrer. C'était un amant de ma sœur. Et de moi." Pas besoin de faire un dessin à Marti, il comprendra tout seul. Il arrivait fréquemment aux jumeaux, plus jeunes, de partager leurs conquêtes pour ensuite se livrer à de scrupules comparaisons de leurs performances. "Et si on se perd, on demandera le chemin." Pas sûr qu'on leur réponde, avec leur allure quelque peu déguenillé. "Mais va falloir prendre des passerelles." Ou passer par la Ville Basse, et ses gondoles. Ça tanguera tout autant, mais ce sera peut-être moins... aérien. Et puis de toute façon, avec Marti à ses côtés, Mayeul ne risque presque rien ! Comme pour s'en assurer, il pèse un peu plus lourdement sur son jeune compagnon, à moitié par intérêt, à moitié parce qu'il n'est pas réellement sûr, le cielsombrois, de sa capacité à marcher très droit.

Martial respire lentement, une fois dehors, le bras glissé sous Mayeul. Une longue et profonde inspiration qui le ferait presque suffoquer : la puanteur de la ville basse, en plein mois de mai, a quelque chose d’inoubliable et de suffoquant. Ca lui apprendra à se croire en plein champ. L’idée que certains miasmes dans l’odeur nauséabonde viennent parasiter sa gorge et y faire leur nid, le rendant malade en s’y installant comme s’installent les araignées et les autres indésirables, n’a pas le temps de grimper jusqu’à son cerveau embrumé par l’alcool. C’est tant mieux. L’idée lui viendra bien plus tard. La panique, aussi, s’installera bien plus tard.

« Nan. J’suis pas un gars de la mer… Moi, il y a quelque chose de solennel dans la manière qu’il a de lui répondre. Le blond Ansemarien n’a pas la moindre idée de si Mayeul sait la moindre chose sur ce qui sépare et bouffe le royaume des mers – et clairement, il n’a pas envie de lui raconter sa passion des espaces vides. J’aimais bien naviguer, ‘vec… Quelqu’un, qui était mon… Euh… Mon ami. Mais plus vieux. Comme toi, t’es vieux. Mais lui il était plus vieux encore que toi. »
Après une immense seconde de réflexion, le temps également d’adapter sa respiration, il ajoute : « et puis j’aime l’Audacia. J’veux pas partir, sauf si on me vire ou qu’on me refuse. »

Martial se marre un peu à l’idée d’embarquer Mayeul le long des passerelles. Il ne sait même pas marcher droit et il veut aller se risquer là-haut ? Néanmoins il se doute bien que c’est leur unique option. Après une longue inspiration qui se finit en un toussotement discret. « Mouais. Viens, on monte, alors. Mais j’suis pas trop convaincu de demander notre chemin, tu sais. J’aime pas croiser les nobles… Ou les policiers. T’imagines, on croise la police ? » La question résonne et rebondit contre les murs tandis qu’ils avancent lentement le long d’un canal. Martial n’est pas totalement perdu, il sait quelles rues emprunter pour rejoindre une tour qui sert de point de passage, et ce afin d’accéder aux étages supérieures de la dangereuse cité.
Une fois que Mayeul lui a donné l’adresse. Enfin… ‘l’adresse’.

Les deux meilleurs des pirates arrivés en haut, alors qu’ils s’engagent sur la plateforme centrale reliant deux tours vaguement connues aux yeux de Marti, un léger vent frais se met à souffler. Perturbé par le courant d’air – peut-être par le fait, aussi, qu’ils avancent à moitié à l’aveuglette depuis tout à l’heure et que la vision du plus jeune pirate ne soit plus entièrement claire, celui-ci se fige. Fait un pas. Deux. Non, rien à faire : le voilà certain qu’il avance sur une passerelle aussi dangereuse qu’un pont de corde suspendu ! En essayant de ne pas glisser et de ne pas verser sur ce sol immobile hautement dangereux, le blond tente de se distraire : « Eh, j’ai une question… Même qu’elle est sérieuse. »
La passerelle est assez large pour que passent trois personnes. Deux pirates éméchés, dont l’un tangue, pourraient la croire étroite. Ils avancent avec difficulté, et ce n’est qu’au milieu de la plateforme que Martial reprend la parole.  « J’crois que j’ai oublié. On est encore loin ? Bientôt arrivés ? »

Il leur faudra une bonne quinzaine de longues minutes pour vaincre les passerelles et autres endroits fourbes avec un coup dans le nez – l’architecte de la cité n’a définitivement pas songé aux pauvres personnes éméchées en la construisant ! Et pour, en plein milieu de la nuit bien avancée, frapper d’un poing déterminé contre le battant d’une porte sous la lumière des lunes.
Martial essaye de plaider leur cause lorsque celle-ci s’ouvre, étant en légère meilleure forme que Mayeul.
Son discours consiste, majoritairement, en des « mon ami et moi » et « votre talent », se ponctue de « toutes mes excuses » pour s’achever sur un « on sait que c’est tard, mais c’est une opportunité unique » - une phrase qu’il niera avoir prononcée dès qu’il s’en souviendra.
Il est, possiblement, plutôt convaincant ? (Ou peut-être font-ils pitié. De toute manière, ils ont de quoi payer. )

Ils y passeront quelques heures, autant pour décuver avec discrétion que pour se faire tirer le portrait en toute légalité – esquisse, dessin plus poussé, de l’argent qui change de main et la joie presque enfantine de deux amis qui ont une preuve de leur soirée.
Et sur le moment, tout va bien.

Ce n’est que plus tard, quand Mayeul lui mettra sous le nez un dessin coloré fait presque à la va-vite mais criant de vérité, une esquisse propre, magnifique, et très peu habillée, qu’il manquera de s’étrangler.
Martial a toujours reconnu aux artistes une certaine autorité en ce qui concerne les distances qu’ils s’autorisent à prendre avec le matériel de départ – et la soirée, au fond de son esprit, est trop floue.
Cependant il n’est pas certain qu’ils aient passés plusieurs heures sans chemises ni bas, dans une posture évoquant la franche camaraderie très proche. Un bras autour des épaules, un sourire plus équivoque qu’autre chose, une main qui se perd dans des cheveux.

« Tu me promets que tu vas le brûler, ce machin, pas vrai ? »
Vous ne devinerez jamais ce qu’il en a fait.

Il est un peu trop éméché, le pirate, pour réellement se questionner sur la puanteur de l’air ou sur le fait qu’effectivement, les passerelles ne sont probablement pas sa plus brillante idée, au contraire de celle d’avoir un portrait illustrant cette soirée. mais il est de nature confiante Mayeul, et d’autant plus lorsqu’il a bu.Martial lui semble étrangement… nostalgique. Ou alors, c’est l’alcool qui parle. Ou les deux, c’est très possible aussi. ”J’suis pas si vieux !” Proteste énergiquement Mayeul, en donnant un coup de poing amical sur l’épaule de son compère pirate. Le bras, l’épaule, c’est pareil. “T’as eu d’autres amis avant nous ?” Peut-être qu’avec un peu plus de jugeote, Mayeul se serait rendu compte de l'étrangeté de ce commentaire et, sans doute, de son manque total d’empathie. Mais, réellement, Mayeul n’est pas en état de penser beaucoup ce soir. Une pointe de culpabilité, pourtant, le pousse à se serrer plus fort contre son compagnon, avant qu’il avoue : “Je s’rais triste si tu pars.” Il ne cache pas ses sentiments Mayeul mais il faut avouer que sur l’Audacia, souvent, ils sont comme chiens et chats, avant de se réconcilier, puis de se disputer à nouveau. Il l’aime bien, Martial, réellement.

Il faut bien commencer leur périlleuse ascension un jour. Périlleuse, tout à fait le mot qui convient, lorsqu’on a bien trop d’alcool dans le sang pour avoir compté les verres. La réflexion de Martial est tout à fait justifiée, si l’on considère leur état : croiser la police ne serait sûrement pas judicieux. Il a déjà visité les geôles de l’Ancrage Mayeul, pour une sombre histoire de mésentente qui a quelque peu dégénéré, mais même s’il n’y est resté qu’une journée, il en garde un mauvais souvenir. Oui, demander son chemin n’est pas le plus sensé. “Ouais, non.” C’est une réponse comme une autre, parfaitement.

Traverser un pont suspendu s’avère particulièrement dangereux, et effrayant, presque, dans ces circonstances. Mayeul se redresse un peu, pour moins peser sur son jeune compagnon, mais ce n’est pas certain que cela ait le moindre impact. La question de Martial s’envole de son esprit aussi vite qu’un oiseau apeuré, la tentative de distraction oubliée. Le cielsombrois est trop concentré sur sa tâche, lui, pour penser à une question. Après, peut-être. Quand ses pensées seront plus claires. Il se contente de hocher la tête et de désigner vaguement le chemin, alors que les deux pirates éméchés continuent leur route. Le reste du trajet est un magnifique flou artistique, et Mayeul ne comprend qu’à moitié les arguments de son compagnons lorsqu’ils arrivent enfin à destination. Le peintre les laisse entrer, c’est bien là le principal ! Ils ont passé un bon moment, mine de rien. Un excellent moment, même.

Le résultat de l’esquisse, quoi qu’il en soit, est magnifique. Une franche camaraderie se dégage du portrait, un moment de partage et de complicité - pas au sens cielsombrois du terme, ça, Mayeul est sûr ! Il s’en souviendrait ! - et quand Martial lui demande s’il va le brûler, Mayeul ne peut s’empêcher de jeter un regard effaré à son complice de la soirée. Brûler une oeuvre d’art ? Hors de question ! “Bien sûr que non !” Et il y a de la certitude, dans la voix de Mayeul : jamais, ô grand jamais, il ne se débarrassera du portrait, vivant symbole de cette nuit passée entre amis. Et si le portrait disparaît de la place d’honneur dans sa cabine, où il l’a accroché, pendant quelques semaines, c’est bien qu’il lui est plus utile ailleurs. Pour illustrer ses propos envers un certain polyarche, par exemple. Avec la certitude - et l’espoir, surtout - d’un retour rapide. Martial, c’est son ami, son frère, son camarade : quel mal y a-t-il à avoir un portrait de lui, très peu habillé, sous les yeux ?