Histoire
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6 juin 961Je suis née en juin, il y a de cela bien des années, quelques secondes avant Tyr. J’aimais bien m’en vanter quand nous étions enfants, que j’étais la première arrivée. Et quand je tente de sonder ma mémoire aussi loin que possible, il y a toujours eu quelque chose qui surpasse les premières bribes de souvenirs de mon existence. C’est mon frère. Le rire de mon frère. La présence rassurante de mon frère. La force de mon frère. Cette sensation de n’être vraiment complète que s’il était là, cette impression que je pouvais tout faire s’il veillait sur moi.
Toute mon enfance, j’ai eu l’impression de vivre dans un cocon. Mes parents étaient nacriers. Cela faisait de d’eux des gens influents dans le petit village où nous vivions, leur talent à créer des objets raffinés étant connus bien au-delà des limites du petit monde étriqué de mon enfance. Ce dont je n’avais guère conscience quand j’étais enfant, le confort dans lequel nous vivions me semblait plus que normal. Je me préoccupais de choses plus terre à terre. Comme cette petite perle abîmée que mon père avait refusé de vendre pour me l’offrir et me rappeler que même pleine d’imperfections, la vie pouvait être belle.
Je sais qu’ils m’aimaient, même si je voyais souvent ma mère froncer les sourcils parce que j’étais toujours curieuse, pleine de questions, d’interrogations. Je voulais savoir tant de choses sur ce que faisait mon père, sur ce qui se passait dans le monde du dehors que je ne me rendais même pas compte que je n’avais pas à savoir tout cela. Que je devais me concentrer sur la femme que j’allais devenir, sur cette parfaite épouse qui ferait le bonheur de l’homme qu’ils me choisiraient le jour venu. Tout comme ma mère avait tout fait pour devenir la femme qui tenait notre maison. Elle savait tout faire. Que ce soit gérer la maisonnée, garder un oeil sur le commerce de mon père sans avoir l’air de le faire, créer de vrais bijoux avec de la nacre, ou encore veiller sur chacun de nous.
Mais j’avoue, j’ai toujours préféré ne pas m’en préoccuper. Il faut dire que courir sous la pluie avec Tyr était bien plus amusant. Que de chasser l’écume des vagues avec lui aussi. Je ne compte plus le nombre de fois où nos rires ont résonné à l’unisson alors que les années passaient, que nous grandissons tous les deux et que cette complicité était tout sauf une illusion.
Oh, tout n’était pas rose non plus. Que ce soit les soit-disant amies qui ne m’entouraient juste pour s’assurer d’attirer l’attention de Tyr, un des meilleurs partis de la région. Ou encore cette sensation de ne pas être totalement à ma place, de ne pas être la jeune fille parfaite que tous s’attendaient à me voir devenir. Mais heureusement que j’avais mon frère. Avec lui, je n’avais pas à mentir, je n’vaisi pas à cacher qui je suis. Le lien qui s’est noué entre nous à notre naissance n’a fait que grandir à mesure que passaient les jours, malgré toutes les différences liées à notre sexe.
Et puis, je me souviens aussi d’avoir vu mes parents pleurer. Nous avions 10 ans à peine lorsqu’ils ont évoqué cette “guerre”. J’ai longtemps cru à une maladie qui avait emporté notre oncle. Mais elle était tout près, sans que j’en ai réellement conscience, tant ils faisaient tout pour nous préserver et pour que nous ayons une vie douce malgré tout. Après tout, notre petit village n’intéressait guère les soldats, c’est ce que ma mère nous répétait, malgré ses yeux rougis par la perte de son frère.
J’aurais pourtant aimé que cette période dure toujours. Que nous ne devenions jamais assez grands pour qu’il faille prendre notre destinée en main. J’aurais aimé pouvoir continuer de rire à n’en plus finir. Ramasser des coquillages. Et peut-être que tout le reste ne serait jamais arrivé.
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1er septembre 976Tyr est parti.
Je savais pourtant que ça allait finir par arriver, qu’il allait vivre sa vie alors que je resterais coincée dans cette maison pour continuer d’apprendre à la tenir, pour devenir cette parfaite épouse qui ferait la fierté des Stuadhan, cette famille qui est la mienne… qui était la mienne. Et puis, il était parti pour la bonne cause. Etudier à l’académie. Pour devenir quelqu’un d’important, qui allait protéger les gens et dont on serait fiers. Même si j’étais déjà fière de lui, quoi qu’il fasse.
J’avoue tout de même, la jalousie m’a transpercée comme un poignard alors que, de mon côté, les tests confirment que je n’ai aucune capacité magique et que je serais donc bien destinée à me marier pour asseoir les relations commerciales de la famille. Ma mère n’a de cesse de me répéter que je suis jolie, que je ferais une parfaite épouse si j’oublie toutes ces fadaises que j’ai dans la tête, si j’arrête de vouloir me montrer plus intelligente que les hommes que l’on me fait rencontrer. Ils détestent qu’on leur tienne tête, qu’on ait plus d’esprit, qu’on soit trop curieuse. Et c’est difficile pour moi. De m’oublier. De ne pas être qui je suis vraiment.
J’essaie de ne pas alarmer Tyr dans les nombreuses missives que nous échangeons. Il a suffisamment à penser et beaucoup de choses à étudier. Sans compter qu’il a sa propre vie maintenant. Mais j’ai l’impression de m’éteindre à mesure que passent les jours. Puis les semaines. Notamment quand mes parents décident que je n’ai plus besoin d’aller à l’école, que mon apprentissage continuera à la maison, là où est ma place.
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1er février 978Tout bascule pour de bon quand on finit par me présenter celui qui sera mon futur mari. Il est vieux, bien plus vieux que moi. Et cette lueur qui brille dans ses yeux me fait peur. Pourtant, je ne suis pas habituée à avoir peur de qui que ce soit. Cet homme est un très bon ami de notre père, un de ses meilleurs clients et un excellent marchand. Il est riche, selon les critères de notre village en tout cas. J’aurais une belle maison et peut-être même du personnel pour me seconder afin de la tenir au mieux. L’amour n’a que peu d’importance dans tout cela me dit ma mère. Et je suppose que je dois l’écouter. Même si cela implique que, lorsque ce mariage aura lieu, je doive quitter ma famille, mes repères et partir à Vertebourg. Loin de la mer que j’aime tant. Pour mon plus grand malheur. Même si j’ai entendu mon père dire, un soir, alors qu’il me pensait endormie, qu’il préférait me savoir plus loin de la frontière, pour me protéger de la guerre.
Et puis, ma mère me l’a dit à mi-mots mais, malgré la situation de notre famille, il a été difficile de me trouver un parti acceptable en réalité. A cause de mon caractère trop tranché, de mon incapacité à tenir ma langue et j’en passe. Alors, je dois être heureuse de ce qui se passe. Les fiançailles seront célébrées l’été suivant et le mariage est prévu pour mes 20 ans.
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1er août 980Je ne me sens pas prête à embrasser ce destin qui est le mien. Jusqu’à ce que ma route croise celle de Bastien l’été suivant. C’était un marchand venu de Sombreciel, d’Euphoria exactement. Pour asseoir de nouvelles relations commerciales qu’il espère prospères entre nos deux pays afin de rebondir après une guerre qui nous avait déjà touchés mais dont j’avais été tout de même beaucoup préservée de par mes parents, même si j’avais déjà vu des soldats blessés, même si notre oncle était mort. C’était … abstrait d’une certaine façon, et cette tension était normale pour moi. Jusqu’à ce que Bastien m’explique que non, que le monde n’était pas comme ça en réalité et qu’il me parle de ce qu’il y a, au-delà de ma simple maison. Il loge chez nous et mes parents sont fiers d’avoir un tel hôte de marque qui n’a de cesse de les complimenter sur les supports à éventails créés par ma mère ou encore les broches qu’elle sait faire avec une rare dextérité. Sans se douter de ce qui va se passer.
Tyr le croise, juste avant de repartir pour l’académie. Il me dit qu’il ne l’aime pas, que je dois me méfier de lui. Je crois que c’est la plus grosse dispute que nous ayons jamais eue. Je lui dis des choses horribles, que je ne pense pas vraiment. Qu’il m’a abandonnée, qu’il n’a aucun droit sur ce que je peux faire ou avec qui. Qu’il l’a perdu en préférant vivre loin de moi. Je lui fais mal autant que je me fais mal en prononçant ces mots et je crois que je finis par lui dire que je le déteste, qu’il n’a qu’à repartir et ne jamais revenir.
Alors, forcément, quand je me retrouve à croiser Bastien tous les jours, je m’y raccroche sans réfléchir. Il est charmant. Drôle. Intelligent. Il me fait passer des livres en secret, que nous passons des heures à discuter de sa vie là-bas, de tout ce que le monde peut offrir et que je ne soupçonnais même pas. J’ai comme l’impression d’être envoûtée et de ne plus me sentir seule ou condamnée à un avenir que je ne veux pas. Je lui montre la plage, ces endroits qui n’étaient connus que de Tyr et de moi jusque-là. Je lui ouvre mon coeur, mon âme. Et, à mesure que passent les jours, les semaines, je réalise que je l’aime, que ce sentiment que ma mère avait dit inutile me consume toute entière.
Il promet de tout faire pour m’épouser. Il dit qu’il parlera à mon père, qu’il arrivera à le convaincre et qu’il m’emmènera loin d’ici. Qu’il me montrera les manèges d’Euphoria, qu’il me fera découvrir tout le continent. Et que nous serons heureux ensemble. Il me dit tout cela alors que ses lèvres cherchent les miennes, que son corps se presse contre le mien. Et je le laisse faire, n’ayant jamais cru pouvoir éprouver ce genre de choses pour qui que ce soit. Le plaisir se mêle à la honte, même si j’ai réussi à me convaincre que ce n’est pas une mauvaise chose vu que nous allons nous marier.
Jusqu’à ce que tout bascule pour de bon quand je réalise que je porte un enfant. Son enfant.
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10 février 981Dès que j’ai compris, que j’ai su, je l’ai cherché. Au village tout d’abord, avant de me rendre à la maison. Pour apprendre de la bouche de ma mère qu’il a dû rentrer à Euphoria. Retenant à grand-peine les larmes qui me montent aux yeux, je l’écoute à peine quand elle me dit que c’était prévu depuis des semaines déjà et qu’il n’avait la moindre intention de rester.
Et je quitte la maison, sans vraiment prêter attention à l’endroit où me mènent mes pas. Je finis par m’effondrer sur cette plage où nous passions des heures enfants, avec mon frère. Et je pleure, alors que je réalise ce que j’ai fait. Que mon état va bientôt finir par se voir et que je n’ai aucune explication qui pourrait le justifier, que ce soit à mon “fiancé” qui presse mon père pour avoir une date de mariage ou à ma famille qui voit bien que quelque chose ne va pas.
Je ne saurais pas dire ce qui a m’a décidée pour de bon. Ce qui m’a poussée à écrire sur ce morceau de parchemin destiné à mon seul frère à qui je demande pardon pour tout. Pardon d’avoir été une si mauvaise sœur, une si mauvaise femme. Pardon d’avoir déshonoré notre famille. Pardon de ne pas avoir le courage d’assumer tout ça. Pardon d’être moi, tout simplement. Je lui laisse mon bracelet avec cette petite perle que j’ai portée depuis toujours. Que je ne suis plus digne de garder.
J’embrasse ma mère et je quitte la maison, sachant pertinemment que c’est pour la dernière fois. Et je laisse mes pas me guider jusqu’aux falaises que j’avais toujours eu interdiction d’approcher étant enfant. Trop dangereux. Ils avaient raison. J’étouffe un sanglot alors que je regarde la mer, que je me perds un instant et que je me demande si je ne prends pas la pire des décisions. Mais je ne vois pas quoi faire d’autre. Alors je fais un pas de plus. Un pas de trop.
Le contact avec l’eau froide est violent. Je sens mon corps entier s’engourdir et l’obscurité m’envahir, persuadée que ce sera pour de bon. Mais ce n’est pas le cas. Je ne saurais dire combien de temps je suis ballottée par les flots, mais je finis par sentir le contact de galets sous mes doigts. Et le goût du sel sur mes lèvres alors que j’ai l’impression de n’être que douleur. Je ne veux pas ouvrir les yeux. Je ne veux plus jamais les ouvrir. C’est ce que j’avais décidé.
Sauf que j’entends un petit hululement. Doux. Apaisant. Et je sens quelque chose se blottir contre ma paume entrouverte. Je fini par me décider à ouvrir un œil. Puis un deuxième. Pour sentir une toute petite flammèche réchauffer mon corps meurtri. Parce que je viens de rencontrer mon familier, Archimède. Que mon enfant est toujours en vie. Alors, moi aussi.
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4 avril 981Alors que je n’ai rien fait pour le mériter, le Destin, les Dieux ou que sais-je encore, en tout cas quelqu’un décide de me donner une autre chance. Je suis recueillie par une famille de pêcheurs qui veille sur moi, me nourrit et panse mes blessures sans rien demander en retour. Je leur dis que j’ai failli me noyer après le naufrage du navire où j’étais. Je pleure la perte d’un époux inexistant alors que les semaines passent et que mon ventre s’arrondit.
Jusqu’à ce que j’apprenne où j’ai échoué. Jusqu’à ce que je comprenne que Bastien n’est pas loin, que je n’ai qu’une dizaine de jours de route jusqu’à Euphoria. Je me souviens qu’il m’a décrit sa demeure, je suis sûre de pouvoir le retrouver. Alors je leur demande de l’aide et ils m’envoient vers la sœur du pêcheur. Elle tient une petite auberge à Euphoria et sera ravie de m’héberger quelques jours. Je récupère les quelques affaires qu’ils m’ont gracieusement donné, je les embrasse, reconnaissante.
Et je prends la route pour Euphoria. J’intègre une caravane et je paie mon voyage comme je le peux. Mes doigts s’écorchent dans l’eau froide du linge que je nettoie, la vaisselle que je lave. Les deux semaines passées en compagnie de ces gens que je ne connais pas, que je ne reverrais probablement jamais, m’aident à me remettre les idées en place, à comprendre toutes les conséquences de mon geste. Plus d’une fois, je me dis que je devrais rentrer, que Tyr saura m’aider, veiller sur moi. Avant de me dire que je ne ferais que gâcher sa vie si je fais ça.
Et puis, la découverte de ce pays, puis de cette ville, a quelque chose d’extraordinaire. Leurs inventions, leur façon de vivre, tout est tellement différent du village côtier dans lequel j’ai grandi que j’en ai la tête qui tourne. Mais ce n’est pas si désagréable, bien au contraire. J’ai tout de même du mal à imaginer quelle pourrait être ma place ici, quand bien même je suis bien résolue à retrouver l’homme que j’aime. Je suis sûre que ce n’est qu’une erreur et que, une fois que nous nous serons retrouvés, tout s’arrangera.
Il ne me faut que quelques jours pour le trouver. Ou plutôt, pour trouver son commerce. Je suis plutôt fière de moi, j’ai réussi à enquêter malgré mon état, déambuler dans la ville n’est pas si effrayant que je l’aurais cru au premier abord, même si j’ai parfois des sursauts de surprise à voir les tenues tape-à-l’oeil des uns des autres. Il me faut pourtant encore plusieurs jours pour me décider à frapper à la porte de Bastien. Et, quand je vois une magnifique jeune femme ouvrir, je comprends à quel point il m’a menti. Son sourire narquois quand elle devine l’arrondi de mon ventre alors que, sans bien savoir pourquoi, mon regard se perd sur les bracelets qu’elle porte aux poignets et qui me rappellent ceux de l’homme que j’aime. Visiblement, je ne suis pas la première qu’il a mise dans cet état. Et, d’un ton léger, elle me fait remarquer que je suis par contre la seule à avoir osé venir jusque-là. C’est pour ça qu’elle me donne une bourse pleine de pièces. Elle est lourde entre mes mains alors que je bats des cils, sans vraiment comprendre. Si elle me trouve jolie et qu’elle n’aurait aucun mal à me faire une place dans leur foyer dans d’autres circonstances. elle n’a guère apprécié que son homme lui cache la situation une fois de plus. Surtout qu’il ne lui a pas parlé de moi, c’est que je ne suis pas importante, qu’il est déjà passé à autre chose.
Alors elle me claque la porte au nez, non sans me rappeler qu’elle ne veut plus me voir ici. Même si le regard qu’elle porte à mon ventre m’inquiète, sans que j’arrive vraiment à saisir pourquoi. Comme si elle était… intéressée.
Mais, au final, je suis seule. Pour de vrai. Il ne veut vraiment pas de moi. Il m’a menti, dupée, trahie. J’ai gâché ma vie par sa faute, j’ai perdu tout ce qui m’était cher, persuadée qu’il me rendrait heureuse. Je ne pourrais jamais rentrer chez moi à cause de lui. Et les larmes commencent à rouler sur mes joues. Je me retourne, sans bien savoir où aller ou quoi faire, pour me figer quand je me retrouve face à lui. Le pire ? Ce sont ces quelques secondes où il ne me reconnaît pas. Plus tard, je comprendrais aussi qu’il vient de prendre une des drogues locales, ce qui n’a probablement pas aidé. Mais qu’importe dans le fond. Je ne suis rien pour lui. Comme tant d’autres avant moi visiblement. Et comme le seront d’autres après.
Sauf que je ne veux pas que ça arrive. Et que cet enfant est le mien, que cette vie qui grandit en moi n’appartient à personne d’autre. Je sèche mes larmes d’un geste rageur et je le bouscule, alors que quelque chose en moi vient de basculer sans que j’en ai vraiment conscience, alors que Tara Stuadhan semble comme disparaître pour de bon sans que je ne fasse rien pour la rattraper.
Il paiera pour ce qu’il a fait. Même si je ne sais pas encore de quelle façon.
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17 juillet 981J’effleure l’ovale de ce visage tellement doux, tellement parfait, que je me demande si je ne suis en train de rêver. Les larmes me montent aux yeux alors que son regard semble accrocher le mien. Si j’ai cru aimer Bastien, ce n’était rien en comparaison de ce que je ressens en cet instant, alors que je tiens ma fille dans mes bras pour la première fois.
Abigaïl...La grossesse a été difficile. Même si j’avais largement de quoi vivre avec ce que m’avait donné la femme de Bastien, j’étais seule et effrayée. Mais je ne le serais plus désormais. Et je me fais la promesse que personne ne lui fera jamais de mal. Que personne ne l’empêchera d’être qui elle veut. Que personne ne la dupera ou brisera son coeur.
Si l’espace d’un instant j’ai cru pouvoir passer à autre chose, pouvoir construire ma vie à Euphoria, je me rends compte que ce ne sera pas possible tant qu’il sera là. Tant que Bastien sera en vie, tant qu’il pourra prétendre récupérer cet enfant qui est aussi le sien, je ne serais pas tranquille. Je sais que je ne suis rien pour lui, je l’ai accepté. Mais j’ai appris aussi à quel point les enfants sont précieux ici.
Je pourrais partir. Mais pour aller où ? Rentrer en Ansemer est exclu, encore plus maintenant que j’ai mis mon enfant au monde et que rien ne me fera l’abandonner. Mais je ne connais rien d’autre.
Alors, sans que je n’arrive à comprendre comment l’idée a pu germer dans mon esprit, je réalise qu’en vérité, pour arriver à vivre pleinement ma vie, je n’ai qu’une solution.
A la peur et la honte se mêle un nouveau sentiment que je ne connaissais pas encore. La colère. Et, surtout, la vengeance. Qui commence à prendre le pas sur tout le reste. Mis à part ma fille, je ne m’occupe plus que de cela. Je passe des journées entières à observer Bastien, tapie dans l’ombre. A réfléchir à la meilleur façon d’en finir avec lui sans que le moindre soupçon ne puisse peser sur moi. Il faut dire que je ne suis rien pour lui, c’est un avantage. Que j’ai disparu de la circulation et que je suis sure que même sa femme ne se souvient plus de notre rencontre. Mais je prends mon temps, je continue de me faire oublier, laissant les jours laisser la place aux mois.
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12 novembre 981Les pièces données par l’épouse de Bastien me permettent de vivre une vie simple mais sans que je n’ai à me soucier de chercher de quoi manger pour moi ou pour mon enfant. Je peux me focaliser sur ce qui importe, sur ce qui est devenu une obsession pour moi. Parce que je réalise que je ne veux rien d’autre que le faire disparaître. . Je ne pourrais même pas dire qu’il s’agit d’une saute d’humeur ou d’un geste incontrôlé. Pour la sécurité d’Abigaïl d’une part mais aussi, parce qu’il a gâché ma vie, tout simplement. Archimède me suit à chacun de mes pas, hululant discrètement pour me prévenir dès que je risque quelque chose. Il est mes yeux, mes oreilles. Et je finis par le faire.
La nouvelle fait grand bruit le lendemain matin. Poignardé alors qu’il était dans une auberge en galante compagnie. La femme qui l’accompagnait est incapable de se rappeler de ce qui s’est passé mais les drogues qu’ils avaient prises étaient plus fortes que de coutume. Cela m’a coûté cher, presque la moitié de ce qui restait dans ma bourse. Mais son regard quand j’ai planté ma lame dans son coeur en valait la peine.
Je me sens soulagée. Libérée. Et ma conscience ne semble guère vouloir me tourmenter. Une vie pour une vie. Il m’a pris la mienne, j’ai fait de même, sans lui laisser la possibilité de se racheter cette fois. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’en agissant comme ça, je me suis vouée à Lida. Que mon nom a été murmuré à l’Oracle et que je suis désormais surveillée.
Quelques semaines plus tard, ils viennent à moi. Le Solstice d’Hiver était proche. Un maître m’attend si je le veux bien. Avec une nouvelle famille, pour moi mais aussi pour Abigaïl. Et j’accepte, devenant alors, en cette fin d’année 981, l’apprentie d’un maître-assassin du Pas de l’Ombre.
Je crois que je ne pouvais pas rêver meilleur maître qu’Arthur. Il est à l’écoute, sait user de mes forces, m’apprend à pallier mes faiblesses. Et il semble particulièrement satisfait de ma capacité à me grimer seule. J’apprends à changer ma voix, ma posture. A devenir méconnaissable à chaque instant. Et, surtout, à me rendre invisible ou peu s’en faut. A me faire oublier quand j’entre quelque part. Je ne suis qu’une ombre parmi d’autres et personne n’est capable de se souvenir de moi lorsque je fais ce qu’il faut pour.
Il se prend d’affection pour moi mais aussi pour Abigaïl. A nous trois, nous sommes une petite famille, un rien dysfonctionnelle. Mais je commence à retrouver goût à la vie. Ma fille grandit et devient plus belle de jour en jour. Son vif intérêt pour les manèges d’Euphoria ne m’échappe pas. Et Archimède aime à se pencher au-dessus de son lit pour hululer doucement, comme s’il lui chantait ses propres berceuses.
Je commence à suivre Arthur lorsqu’il exécute des contrats en Sombreciel, laissant ma petite fille dans ces moments-là à nos amis de l’Ombre, visiblement ravis de s’encombrer d’une petite puce de plus en plus curieuse. Malheureusement, cela ne dure pas. Je devrais le savoir pourtant, que le bonheur ne dure souvent qu’un instant. Fugace, éphémère et surtout, prêt à éclater au pire des moments.
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12 mai 984J’assiste à la mort de mon maître sans pouvoir rien y faire. La cible de son contrat était au courant de sa venue ou trop forte pour lui. Je ne le saurais jamais vraiment. Mais il n’a pas pu le remplir. Je n’ai pas eu le temps de le pleurer, j’avais un travail à accomplir. Je ne voulais pas qu’il laisse un travail inachevé. Et ils ne m’attendaient pas. Alors, guidée par Lida, je fais ce que j’ai à faire. Ce n’est qu’après que j’accepte sa perte, même si je sais qu’il n’aura de cesse de me manquer.
Il ne faut que quelques jours pour que je sois appelée. A la cour des miracles de l’Ancrage. Je n’hésite pas longtemps avant d’accepter et de m’y rendre, comme si je savais que ma destinée devait me conduire là-bas. Et, quand je pose les pieds dans cette cité à peine une mois après la mort d’Arthur, je comprends pourquoi. Si j’ai aimé Euphoria, je sais que mon coeur va battre au rythme de l’Ancrage aussi longtemps que je vivrais. Que je finirais par connaître chaque pavé, chaque ruelle. Que je suis chez moi. Pour de bon. Et Abigaïl aussi.
Je continue ma formation avec un nouveau maître pendant quelques mois. Qui me trouve, tout comme Arthur, particulièrement douée pour me grimer, pour changer de visage comme je le souhaite. J’y gagne un surnom qui me suivra toute ma vie.
Je deviens Mille-Visages.
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1er septembre 986Mais ce n’est pas suffisant. Alors que ma fille grandit et s’épanouit au sein de la cour des miracles, qu’elle se fait une place au milieu des autres bambins et que l’avenir semble lui offrir toutes les possibilités que je n’aurais pas cru pouvoir entrevoir un jour, ma route croise celle de Tyr, dix ans après, presque jour pour jour, son départ pour l’académie. Je ne saurais dire à quel point le Destin peut se jouer de moi. A quel point il aime me mettre à l’épreuve. Quelles étaient les possibilités pour que Tyr décide lui aussi d’intégrer le Pas de l’Ombre ? Et qu’il y brille, comme je l’avais imaginé briller n’importe où, quoi qu’il décide de faire.
Le bonheur de le voir en vie, en bonne santé, se mêle à la honte à l’idée qu’il puisse savoir que je suis sa sœur. Je sais que j’ai tout gâché, que je ne mérite pas le pardon. Et si mon coeur se brise à cette idée, je sais aussi que je n’ai pas le droit de lui dire que c’est moi. J’ai décidé que Tara était morte il y a longtemps et je ne peux pas revenir en arrière, au risque de tout détruire, lui y compris.
Alors, je décide de me plonger un peu plus dans le personnage que j’ai commencé à créer lors de mon entrée au Pas de l’Ombre. En souvenir de ma mère qui passait de longues heures à graver le nacre, je commence à me fabriquer des masques. J’en ai de différentes formes, différentes figures. Certains, que je porte au quotidien, sont aussi simples que pratiques. D’autres sont plus richement ornés, utilisés pour des occasions bien spécifiques comme les solstices ou les grands rassemblements à la cour des miracles. Si j’ai eu peur que certains en prennent ombrage, au final, cela ne fait qu’alimenter cette image que je tisse tous les jours. Et, même si je ne cache jamais entièrement mon visage, c’est suffisant pour que personne ne soit vraiment capable de me décrire avec précision.
Car personne, si ce n’est ma fille et quelques rares exceptions, n’a pu se vanter de me voir sans le moindre artifice. Si cela m’éloigne un peu des gens, m’empêche de tisser les liens que je voudrais, je sais aussi que Tyr peut continuer de vivre sa vie sans avoir à porter le poids que je pourrais être sur ses épaules. Je n’ai pas le droit de lui infliger ça. Je reste dans l’ombre, dans la sienne. L’observant avec un amour et une fierté grandissants tandis que passent les années.
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8 mai 994Les années passent. Vite. Bien trop vite. Des bulles de bonheur éparses qui éclatent çà et là. Une existence remplie de belles choses. Bien plus que je l’aurais cru. Malgré le manque des miens, j’ai réussi à me construire ma propre famille. Malgré cette douleur constante d’avoir perdu mon frère et d’être condamnée à devoir l’apercevoir bien trop souvent, Mille-Visages a réussi à se faire une vraie place au sein du Pas de l’Ombre.
D’assassin expérimentée, je suis devenue maître-assassin. Prenant des novices sous mon aile, leur apprenant comme moi-même j’ai pu apprendre. Je suis restée dans les environs de l’Ancrage. Parce que je suis chez moi. Parce que je peux y voir Tyr, profiter de sa présence, même si c’est parfois fugace. Et parce qu’Abigaïl est chez elle.
Les années passent oui. Cette petite fille aux joues rondes et aux yeux identiques aux miens devient une belle jeune femme, sans rien qui rappelle son père. Au contraire, pour un peu, l’on pourrait demander à Tyr s’il n’a pas une paternité qu’il n’aurait pas assumée. Je crois même que la question m’a déjà été posée, ou plutôt suggérée à maintes reprises, les gens gardant une certaine distance avec moi, même si certains arrivent à franchir le pas et que de vraies amitiés finissent par se nouer, pour Abigaïl comme pour moi, que ce soit entre les murs de la Cour ou en dehors. Et puis, elle a son sourire et le même froncement de sourcils lorsqu’elle réfléchit. La musique est restée sa passion. Tout comme les manèges. Et elle passe des heures, des journées entières même, à tenter d’en percer les secrets.
Après avoir passé de nombreuses années à vivre à la cour des miracles, je finis par nous trouver une petite maison pour toutes les deux au coeur même de l’Ancrage. Qui sera la mienne et celle d’Archimède quand ma douce finira par prendre son envol. Ce qui ne saurait tarder, j’en suis bien consciente. Mais mes apprentis sont les bienvenus chez moi, tout comme ceux qui souhaitent un abri pour quelques jours, quelques semaines. Si beaucoup ne savent pas qui je suis, ils savent qu’il y a toujours un lit de disponible chez la dame aux masques, sans question et sans jugement.
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1er septembre 996Je ne suis guère étonnée quand Abigaïl m’annonce qu’elle entre à l’académie. Elle est brillante et je sais que je ferais tout pour qu’elle obtienne ce qu’elle veut. Pour qu’elle soit qui elle souhaite devenir. C’est une enfant des miracles. Elle est cette vie que j’ai perdue et que je n’ai pas le droit de récupérer. Et jamais elle ne sera seule, jamais elle n’auras à s’isoler des autres pour éviter qu’ils aient à subir la honte ou le déshonneur.
Si elle n’a pas montré de talent pour la magie l’été de ses 15 ans, celui qu’elle a pour la mécanique est étonnant. Je ne sais pas de qui elle le tient mais, à sa passion pour ces automates qui m’avaient fascinés lorsque j’ai découvert Euphoria, s’est mêlé une envie de connaître les mécanismes des manèges. Elle veut être de ceux qui les reproduiront. Et je préfère ne pas songer à cette ironie latente. Après tout, cet amour ne lui vient-il pas de ce que j’ai pu vivre ? Ne le portait-elle pas déjà dans ses gênes à cause de son père ? De ce que j’en sais, peut-être était-il lui aussi un grand mécanicien. Il ne m’en a jamais parlé mais, après tout, il y a eu bien des mensonges entre nous? Ce ne serait qu’un de plus.
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1er mars 1000Cette année, elle aura 19 ans. Elle sera plus âgée que moi lorsque j’ai dû dire adieu à celle que j’étais. Parfois, je me dis que je pourrais retourner à la maison. Je me demande si nos parents sont toujours en vie, à quel point ils me détestent. Et puis, je croise le regard de Tyr. Je réalise à quel point j’ai peur d’entendre les réponses à toutes ces questions qui me tourmentent depuis tant d’années. A quel point je voudrais lui dire la vérité. A quel point il me manque. A chaque seconde. Je vois aussi dans les yeux d’Abigaïl qu’il y a des vérités que je n’ai pour l’heure, pas pu lui avouer. Comment lui dire que son père n’a pas voulu de moi ? De nous ? Que je l’ai tué ? Que j’ai tout perdu alors que j’étais plus jeune qu’elle ne l’est aujourd’hui. Je lui ai dit que je lui raconterais un jour, je lui ai promis. Mais pas tout de suite. Parce que j’ai peur aussi de sa réaction. Dans ces moments-là, Archimède vient se blottir contre moi, petite boule de plumes à la chaleur réconfortante. Peut-être pour me rappeler que, quoi qu’il puisse arriver, je ne serais pas seule.
Alors je profite. De ces bulles de bonheur. En espérant que, lorsque la marée va monter, elle n’emportera pas une nouvelle fois tout sur son passage.