Délicat équilibre entre méfiance et confiance

Un soupire s’échappe d’entre mes lèvres alors que le parchemin me glisse des doigts pour voleter jusqu’à la table. D’une main, je me frotte les yeux. Une autre invitation. J’ai cessé de compter il y a longtemps le nombre de missives que j’ai reçues de mon frère aîné qui m’invitent à reconsidérer mes positions. Bartholomé a gagné en subtilité au fil des ans, je dois le reconnaître, mais ses missives ne m’en laissent pas moins mal à l’aise, bien au contraire. Il n’y a pas 1000 façons acceptables de refuser les requêtes de son amiral…

Les yeux baissés vers l’écriture serrée de mon frère, je relis les mots qu’il a confiés au parchemin afin qu’ils me parviennent jusqu’à la tour de l’Ancrage où je réside. Je ne peux réprimer une vague impression de déjà-vu et les questions abondent déjà, silencieuses, sans réponses, impuissantes. M’invite-t-il pour tenter de me convaincre de rejoindre la marine ansemarienne? Ou cherche-t-il une fois de plus à me trouver une épouse parmi les femmes de la noblesse? Ni l’une ni l’autre sont des perspectives qui m’enchantent. Il faudra bien, pourtant, que je me présente à lui…



Quelques coups à ma porte résonnent et une petite voix m’annonce que Bartholomé est à présent prêt à me recevoir. J’aurais très bien pu trouver mon chemin à travers les couloirs si familiers seul, mais le jeune page semble bien décidé à m’accompagner jusqu’à ma destination. Peut-être a-t-il reçu l’ordre de s’assurer que je ne dérobe pas à la demande de Bartholomé. Je n’ose pas le lui demander de peur de le mettre mal à l’aise si bien que j’ajuste la longueur de mes pas aux siens et le suit jusqu’aux appartements où Bartholomé m’attend.

Je toque brièvement avant d’ouvrir la porte, aussitôt suivi par le jeune page qui annonce mon arrivée. Il est clairement mal à l’aise de n’avoir pu me retenir jusqu’à ce que Bartholomé soit prêt à me recevoir. Je ne pourrais guère affirmer sans mentir me sentir que je ne ressens pas moi-même un certain malaise qui m’est bien propre. Toute cette formalité m’inquiète et je ne peux m’empêcher de m’incliner devant mon frère.

« Votre majesté, vous m’avez fait mander? »

Je lance un coup d’œil discret vers la porte, espérant voir le petit disparaître en fermant derrière lui pour nous laisser seuls. Bartholomé y comprendra peut-être ma confusion : la présence du garçon indique-t-il qu’il s’agit là d’une rencontre officielle entre l’amiral et un de ses nobles? Ou est-ce le frère qui m’appelle ainsi à ses côtés ?

L'aube est belle à Port-Liberté. La brume matinale flotte doucement sur la mer encore calme alors que le soleil se lève tranquillement. Depuis son balcon, la vue sur l'océan laisse voir les navires endormis au large. Bientôt, les voiles se lèveront pour se gonfler du souffle puissant du vent. Beaucoup s'éloigneront ; pour pêcher, pour transporter diverses marchandises, pour patrouiller. Sa vivenef est là, dansant subtilement sur le roulis des vagues. Fier navire qui ne trompe personne sur son propriétaire - pourtant une seconde est en construction, commandée quelques mois plus tôt. Elle sera plus grande et plus belle et Bartholomé ne se tarde de la mouiller.

Les matins se ressemblent tous un peu sur terre. Et après avoir quitté ses draps et enfilé une chemise, il s'installe à son bureau pour s'affairer devant quelques parchemins qui demandent son attention alors qu'un domestique vient déposer une assiette qui constituera son petit-déjeuner. Sa plume glisse sur le papier, signant ici son nom, rejetant là quelque demande. C'est un quotidien répétitif, incessant mais nécessaire. Il le sait. Il a été élevé pour tenir ce rôle, paperasse incluse. Mais ce jour-ci, son esprit est ailleurs. Cette fois, Bertin n'a pas pu refuser son invitation. Faute d'excuses sans doute. Il sait très bien que son frère le fuit pour échapper aux pressions qu'il lui impose ; il n'arrêtera pas pour autant de tenter de le convaincre de revenir à ses côtés.

Il était un temps où ils étaient bien plus proches qu'aujourd'hui. Le souvenir de leurs jeunes années lui arrache toujours un sourire nostalgique. Alors que leur père était encore vie, qu'il n'avait pas encore la responsabilité d'une nation sur les épaules.
Mais il est venu. Et l'amiral en est plus qu'heureux. Il a hâte de voir ce frère qui lui manque malgré tout.

La matinée est révolue quand on toque a sa porte ; alors que le jeune page n'a même pas le temps de présenter Bertin que ce dernier est déjà entré. Il voit bien dans l'attitude de son frère, dans les mots choisis, qu'il ne sais pas sur quel pied il doit se tenir pour cette rencontre - et peut-être que l'amiral l'a fait exprès, juste un peu. « Si c'est ce qu'il faut pour que mon propre frère daigne venir me visiter ! » Son sourire trahit la joie qu'il a de voir Bertin - et pour ces premiers instants ce ne sera que cela : une joie fraternelle de se savoir réunis. Et ni de une ni de deux, il traverse les quelques pas qui les séparent pour serrer Bertin dans ses bras. « Et cesse ne m'appeler Votre Majesté, veux-tu? Ne peux-tu pas simplement être content d'être ici, chez toi à la maison? » parce que Bartholomé ne peut pas concevoir que la notion de maison soit autre part à présent pour son frère. Oh s'il savait. S'il savait tout ces secrets que son frère protège de lui, avec raison.

Un simple regard jeté vers le page qui, toujours figé à la même place, s'en va de sitôt, refermant derrière lui et les laissant seuls. « Je te sers un rhum? » Il demande mais il est déjà là, à faire couler le liquide d'un bon rhum vieilli dans deux coupes, l'une qu'il tend à son frère sans vraiment lui laisser le choix.

Tic, tac. Quelques secondes à peine – moins peut-être même – s’écoulent avant qu’il ne prononce son premier reproche. Oh, la chaleur de son sourire a bien réussi à chasser une part de la dureté de ses paroles et c’est sans doute à cause de celui-ci que je ravale l’objections qui m’était venue en tête. Peut-être prendrais-je davantage de plaisir à côtoyer mon frère si nos conversations ne tournaient pas immanquablement, tôt ou tard, vers les mêmes sujets.

Cette familiarité soudaine, cette étreinte me laisse pantois. La transition a été vive, rapide, et si je lui retourne cette étreinte presque inattendue, c’est d’abord par réflexe. La chaleur vient ensuite, un coup la surprise et l’inconfort passés.  Elle grimpe, s’installe peu à peu, si bien que Bartholomé verra sans doute la détente qui s’est emparée de mes traits lorsque nous nous séparons et qu’il s’éloigne déjà pour nous servir à boire. Un rhum d’Ansemer. L’idée même me fait sourire.

- J’accepte avec plaisir.

Libéré des contraintes de rang, des formalités qui me pèsent toujours malgré les années, je ne me gêne pas pour me diriger, coupe à la main, vers l’une des confortables chaises qui meublent le bureau de Bartholomé. Installé, j’en promis pour observer mon frère, remarquer le travail des années sur ses traits. Des années, et de l’inquiétude constante, sans doute, liée à ses devoirs…

- Tu sais très bien que j’apprécie les moments que je peux passer en Ansemer, mais qu’ils sont limités par mes responsabilités à l’Ancrage. Je ne peux pas prendre congé comme je le veux.

Ou peut-être ne le veux-je pas, peut-être a-t-il un peu raison. Peut-être me suis-je montré un peu trop distant, ces derniers temps. Cela valait-il, pourtant, toutes ces formalités qu’il nous a imposé ? Je soupire légèrement alors que je lève la coupe pour venir en humer le parfum et je me surprends à fermer les yeux sourire d’appréciation. Je viens lentement tremper mes lèvres dans le liquide ombré dont je me délecte un court instant, profitant simplement d’être là, dans le moment présent.

- Même à l’Ancrage, le rhum ne goûte pas aussi bon, admette-je enfin avec un sourire. C’est la compagnie, dirais-je.

Je me laisse aller un peu plus confortablement dans mon fauteuil, mon regard se portant de nouveau sur mon frère.

- Comment vas-tu ? Ta missive était avare de détails personnels, j’ai craint le pire en voyageant jusqu’ici…

Dans l’étreinte partagée, il le sent se détendre un peu. Et quand il s’éloigne, il peut deviner les traits de son frère plus calme, serein. Tant mieux ! Il n’a pas l’envie de jouer les souverains avec lui aujourd’hui, simplement le frère aîné qui s’enquiert de sa famille. Peut-être.

Le rhum est servi. Et parce qu’aucune rencontre entre Ansemariens ne serait digne de ce nom sans un bon verre du liquide ambré, Bartholomé soulève son verre en direction de son frère avant de le porter à ses lèvres et d’avaler une gorgée - sans en profiter, sans s’en délecter. Le rhum est l’eau des marin et son goût est confort et familiarité sur sa langue.

« Tes responsabilités ! Mais bon sang Bertin ! Tu es prince d’Ansemer. Que veux-tu qu’ils fassent? Qu’ils te coupent les vivres? Comme si tu n’avais pas les revenus de Vivécume pour te subvenir. » Ou bien qu’ils le congédient peut-être, et qu’il soit forcé, justement, de venir s’occuper de son domaine en en sa propre personne. Mais Bartholomé se garde de le dire. Il n’en a pas besoin pour que Bertin sache très bien que c’est ce qu’il pense, de toute façon. L’amiral a toujours souhaité qu’il revienne s’établir dans sa nation - et son frère de se trouver mille et une excuse pour s’en tenir le plus loin possible, il semble.

La compagnie? Un sourire glisse sur ses lèvres, mais il ne relève pas. Pas de reproche. Pas de confirmation. Même s’il est vrai que le rhum semble avoir bien meilleur goût à cet instant, alors qu’il le partage avec le prince.
Il le laisse s’installer et prendre ses aises, lui-même toujours debout.

« Bien. Il n’y a rien de nouveau de quoi te délecter j’ai crainte. Guenièvre n’est pas enceinte. Mes filles sont toujours ce qu’elles sont : des filles. » Il passe les détails sur ses nombreuses maîtresses qu’il enchaîne à présent. Son frère en a peut-être entendu parler, il ne s’en cache plus. Pas que ce soit tabou. C’est plutôt commun en Ansemer, encore plus pour un marin, mais Bartholomé étant l’amiral il y a certaines étiquettes qui sont bien vue d’être respectées en haute société. « Je compte prendre la mer au tournant du mois. J’espère bien que ce sera mon dernier long voyage sur la Blanche-Armoise. » Il s’est déplacé jusqu’à une grande fenêtre, et à ses mots son regard se porte sur sa vivenef qui se berce au loin sur la mer tranquille. Les voiles sont rangées, l’ancre est jetée. D’ici elle est bien trop loin pour percevoir ses détails, mais il la connaît par coeur et sait très bien comment le soleil qui plombe à présent sur la mer caresse les traits féminins de sa figure de proue. « Je me fais construire une nouvelle vivenef. Je te l’avais dit, non? Je ne sais plus. » Non. Il ne lui a pas dit. Mais peut-être que Bertin sait, malgré tout. Difficile de garder discrète une telle construction, et les murmures se rendent si facilement jusqu’à l’Ancrage.

« Tes responsabilités ! Mais bon sang Bertin ! Tu es prince d’Ansemer. Que veux-tu qu’ils fassent? Qu’ils te coupent les vivres? Comme si tu n’avais pas les revenus de Vivécume pour te subvenir. »

Ces mots me frappent comme un coup de masse. Je les accueille d’un lourd silence, le regard baissé, posé sur le tapis qui orne le sol. Je contemple, dans ce silence, à quel point Bartholomé ne me comprend pas. Ne me connait pas. À quel point, peut-être, le temps nous a séparés. Plus encore que la distance. J’inspire lentement, me rendant bien compte qu’il s’attend à une réponse... Lentement, je lève le regard vers lui. Qu’il se rende compte que mes paroles ne sont pas dites dans la honte ! Que ce que j’affirme en ce jour est quelque chose en quoi je crois vraiment !

« Je ne sais pas ce qui me meurtri le plus, Bartholomé. Le fait qu’après toutes ces années tu songes encore que ma motivation principale pour mon service est l’argent… Ou celui que tu ne sembles toujours pas comprendre que c’est ma vocation et que j’y trouve un réel plaisir. » Je pose mon verre à peine entamé sur la table basse à mes côtés. Le rhum ne me fait guère plus envie soudainement. Je suis las de cette conversation si souvent répétée. Las que, sans cesse, l’on se dispute presque – ou carrément parfois – à ce sujet. J’avais eu l’espoir, pendant un instant, que l’on puisse avoir une conversation normale. Mais on ne sort par l’amiral de l’homme. Peut-être suis-je moi-même le sot dans cette histoire d’avoir osé espérer…

« J’ai beau ne pas partager ton amour de la mer, ton envie d’y naviguer, ça ne m’empêche pas d’accepter que ce soit ta vocation et la source de ton bonheur. Pourquoi ne peux-tu pas faire de même avec moi ? » Je pose la question à mi-voix. Je me fais moi-même l’effet d’un gamin à qui l’on vient de reprocher sa dernière bêtise, soudain, et mon regard fuit. Il s’arrête, embrouillé, sur ma jambe droite posée de façon décontractée sur mon genou gauche. Je sens mes mains se crisper légèrement contre les accoudoirs du fauteuil. Bartholomé a toujours eu le don d’éveiller de vieilles colères que je préfèrerais taire.

Le changement de sujet est bienvenu. Je m’y concentre, cherche à me détendre. Je n’ai pas envie de me disputer avec mon frère. Je n’ai pas envie que ce séjour démarre tout en tensions. « Bien. Il n’y a rien de nouveau de quoi te délecter j’ai crainte. Guenièvre n’est pas enceinte. Mes filles sont toujours ce qu’elles sont : des filles. » « Tu m’en vois sincèrement désolé. » J’ai beau ne pas toujours partager les opinions de mon frère – surtout quand elles sont à mon sujet – mais cela ne veut pas dire que je ne veux pas son bien malgré tout… « Je compte prendre la mer au tournant du mois. J’espère bien que ce sera mon dernier long voyage sur la Blanche-Armoise. » « Oh..? »

Entendra-t-il la surprise dans mon ton? La verra-t-il sur mes traits? Et l’incompréhension, s’est-elle glissée elle aussi dans ma voix? Je l’observe, ne pouvant m’empêcher de songer que cela doit être une blague. Ou, enfin… Bartholomé, cesser de naviguer ? Même si un part de moi doit bien avouer que ça l’arrangerait car je crains toujours pour mon frère lorsqu’il est en mer, je ne peux pas l’imaginer à terre… . « Je me fais construire une nouvelle vivenef. Je te l’avais dit, non? Je ne sais plus. » Ah, ceci explique cela. « Je n’ai pas souvenir que nous en ayons discuté, non. J’ai entendu des rumeurs au sujet d’une telle construction, mais je ne leur ai pas prêté attention. Je préfère entendre ces nouvelles directement de toi. Dis-m’en davantage. Quand sera-t-elle prête ? »

Il s’était dit qu’ils ne s’engeuleraient pas. Pour une fois. Qu’il ne lui reprocherait rien. La belle promesse ! Bien sur que Bartholomé était incapable de la tenir. Mais son frère semblait savoir parfaitement quels mots utiliser pour l’amiral ne puisse s’empêcher de rétorquer de reproches et de réprimandes. Était-ce là cette relation fraternelle à laquelle ils étaient à présent voués? Sans doute, oui. Si l’amour entre eux était toujours là, sous jacente, les vies opposées qu’ils entretenaient était un gouffre qui les séparait à jamais.

Il hausse un sourcil, à écouter son frère se défendre. Et il a envie de rire. De rire que Bertin puisse penser encore que son amour de la mer et de la navigation soit un choix. Ce n’a jamais été un choix, et bien heureux qu’il en tire son bonheur à ce jour, mais comment pourrait-il faire autrement? Refuser son titre pour le transmettre au prochain sur la lignée? La belle blague ! Bertin aurait refusé cent fois avant lui et voilà, en de simples caprices personnels, les de Bellancre ne seraient redevenus que de simples marquis et adieu tout le pouvoir gagné par la famille au fil des nombreuses dernières décennies.
Bertin ne le regarde même pas, alors qu’il pose sa question, mais Bartholomé non plus. Il s’est détourné, terminant d’un long trait son verre, s’empêchant de répondre sur le tact, d’alimenter cette querelle sans fin entre eux. Son frère verra-t-il les efforts qu’il fait à cet instant? Oh, il n’en a que faire, vraiment. Et si Bertin a besoin d’entendre qu’il accepte ses choix de vie, soit. Il fera un effort aussi à cet instant pour lui faire plaisir. « J’ai accepté ton choix, Bertin. Comme celui de Penny, aussi. » Après tout, il pourrait très bien ordonner leur retour en Ansemer, non? « Ne me demande pas de comprendre ton envie d’exercer aussi loin de moi, ta nation, ta famille. » Oops. Raté pour l’effort. « Je suis heureux si tu es heureux ainsi, c’est bon? » Les mots sonnent un peu faux sur ses lèvres. Mais c’est parce qu’il ne peut se dissocier de son rôle, comme son frère semble être capable de le faire. Il ne peut pas se permettre simplement d’être heureux, il n’est pas question de cela, quand tu portes les devoirs et obligations de ton titre sur tes épaules.

Une autre fois, les querelles. S’il l’a fait venir, c’était véritablement parce que son frère lui manquait. Les reproches pourront toujours être là. Encore et toujours. La prochaine fois et au travers de leurs correspondances.

Il ne remarque pas le questionnement, la surprise, qui s’empare de Bertin, quand le sujet change et qu’il en vient à parler navire. Il ne remarque pas, mais c’est principalement parce qu’il ne porte pas attention. « Hmm. J’aurais cru que. » qu’il souffle tout doucement, son regard toujours posé sur sa vivenef actuelle. Il se souvient encore des belles années de la Blanche-Armoise. Pas qu’elle ne soit plus un admirable navire à présent. C’est surtout qu’elle évoque des souvenirs un peu amers en lui ; construite l’année de ses fiançailles avec Guenièvre.

Il se détourne de la fenêtre, remplit son verre de rhum à nouveau et s’avance pour faire de même pour son frère, remarquant le verre à peine entamé et dépose plutôt la bouteille juste à côté avant de venir se poser sur le second fauteuil tout proche. « La construction est presque terminée. Trois ponts, vingt-deux canons. Capacité de quelques deux cent hommes. Six cent tonneaux à priori. » Il ne sait même pas si Bertin comprend le jargon naval qu’il lui sort pour décrire son bateau. Une magnifique vivenef plus grande mais aussi plus légère que la précédente aurait sans doute suffit. « Il va me falloir terminer la commande pour la figure de proue. » Le point le plus important de toute vivenef, sauf qu’il n’a pas encore décidé sous quels traits il la veut.

« J’ai accepté ton choix, Bertin. Comme celui de Penny, aussi. Ne me demande pas de comprendre ton envie d’exercer aussi loin de moi, ta nation, ta famille. Je suis heureux si tu es heureux ainsi, c’est bon ? » Je ne lève même pas le regard vers Bartholomé. Si ses paroles m’avaient parue pleines d’espoir, il a vite rebroussé chemin. C’était trop beau pour y croire. Je pourrais lui rétorquer que Penny aussi est ma famille. Que l’abandonner seule à l’Ancrage n’est pas un choix beaucoup plus familial. Mais à quoi bon. Nous ne céderons ni l’un ni l’autre. Lui, décidé qu’il est à se faire le centre de mon univers. Moi, à fuir les responsabilités qu’il cherche à m’imposer. Il n’a jamais compris. N’a jamais voulu comprendre. Cette conversation si souvent répétée, à toutes les saveurs, tous les parfums… Aujourd’hui, c’est l’amertume qui prône. Comme souvent.

Je peux remercier l’océan qui accapare son regard, son esprit. Qui l’amène ailleurs tandis que je recompose une expression qui cachera la blessure douloureuse causée par son entêtement. Il ne sert à rien de la lui montrer. Ni de lui montrer qu’il était sot de songer qu’il aurait pu m’en parler. Nous ne discutons plus guère de la vie de matelot depuis que j’ai refusé catégoriquement de m’y prêter après le décès de notre père. Une page tournée sur un chapitre tragique qui a fortement marqué ma vie, qui la marque encore…

Mon regard se porte sur la bouteille déposée là, non loin de lui. Il s’y attarde un instant. Bartholomé a toujours eu des goûts raffinés. Même pour ses alcools forts. Je soulève mon verre seulement pour le poser sur mon genou, en fixer le liquide ambré. Un fin sourire étire mes lèvres lorsqu’il me lance toutes les spécificités de ce nouveau navire. J’arrive à en comprendre l’essence. Même sans connaissances navales, j’aurais pu deviner que cela ne pouvait que signifier une chose : un meilleur navire pour l’amiral. Toujours.

« Sais-tu quand elle sera prête pour son premier voyage ? » Je lève les yeux vers Bartholomé, retrouvant, un instant, cette complicité qui nous lie malgré les différents et la distance. « Je ne veux pas savoir quels traits du compte offrir à ton navire. Je veux avoir la surprise, lorsque je viendrai à quai pour te souhaiter un bon voyage inaugural. » J’offre un sourire à Bartholomé alors que je porte mon verre à mes lèvres pour en prendre une gorgée qui roule sur ma langue. « Tu ne m’en priveras pas, j’espère ? » Ce serait quand même le comble alors qu’il me reprochait il y a quelques minutes à peine de ne pas venir le voir assez souvent…

Ils sont vite oubliés les instants précédents de querelle masquée alors que que Bartholomé parle à son frère de son navire. Et que ce dernier s’y intéresse, ou fait mine de le faire. L’amiral est heureux, d’une telle discussion, et dans sa voix on peut facilement dénoter l’excitation de la construction, la hâte qu’il a de voir le chantier terminé. « Non. Pas encore. » Mais il est là dans sa tête à calculer. Il ne faut encore que quelques semaines, si tout va bien, pour la construction générale de s’achever. Et alors que celle de la figure de proue pourra commencer, en parallèle il pourra commander le tissage des voiles et l'ameublement intérieur. Mais ce sera le plus long. Le plus minutieux et important surtout. Si la charpente du navire peut s’élever relativement rapidement tellement les ansemarient sont rendus maîtres dans la construction de leurs embarcation, faire naître une figure de proue est différent. C’est un processus réfléchis. C’est une pièce vivante qui se doit d’être parfaite, Bartholomé n’en acceptera pas moins. Le projet à déjà été confié à un mage modeleur ; pas à Laurent de Brunante, au grand étonnement de ce dernier et de plusieurs. Si l’amiral prétend qu’il est pour distancier la nouvelle vivenef de la précédente, la vraie raison se nomme pourtant Louis, et Laurent n’a simplement que le malheur d’être le frère de ce dernier. « Quelques mois, si tout va très bien. Réalistiquement, une année encore sûrement. Je crois qu’il serait plausible de la mouiller pour Beltane de l’année suivante. » C’est loin. Mais Bartholomé préfère annoncer plus loin et se féliciter de devancer que l’inverse. Il n’aime pas particulièrement s’excuser.

L’amorce de la phrase suivante lui donne espoir. Et le sourire qui s’affiche presque sur ses lèvres se voudrait celui d’un gamin à qui on a réservé la plus belle surprise. Mais il se coupe en pleine course, et ses lèvres se figent à mi chemin. Bien sur que non. Bien sur que Bertin ne viendrais pas. Lui souhaiter bon voyage depuis les quais est ce qu’il pourrait espérer de mieux de la part de son frère. Au moins, il se propose lui-même de venir en Ansemer cette fois ! Il n’aura pas besoin de jouer de son titre pour le forcer à venir le saluer. « Je ne sais pas encore quels traits lui donner de toute façon. » Maintenant qu’il est décidé qu’il remise la vivenef à la figure de sa femme, sous les traits de laquelle de ses maîtresses va-t-il présenter ce nouveau navire? Parce que bien sur que Bartholomé est prévisible. Et bien sur qu’il donnerait les traits d’une des femmes qui lui plait à sa figure de proue. Ou peut-être fera-t-il un mélange des atout de plusieurs de ces femmes qui partagent ses draps? C’est que s’il n’en est plus à cacher ses amantes, il n’a pas encore osé l’affront de nommer une favorite. Cette vivenef pourrait bien être le couronnement de l’une de ces femmes. Ces jolies blondes ansemariennes qui savent si bien le flatter peut-être? Ou la dernière en date… cette cielsombroise soeur de coeur du polyarche avec qui il ne comptait pas passer plus qu’une seule nuit et pourtant, voilà que déjà elle ne se compte plus sur une seule main…?

« Mais bien évidemment que tu seras là Bertin ! Et si tu ne t’étais pas proposé pour venir, je t’y aurais obligé, ne t’inquiète pas. » Un petit rire qui s’échappe de ses lèvres malgré tout, avant qu’il ne le noie dans le liquide ambré qui retrouve ses lèvres. Lorsqu’il dépose son verre, il est soudainement un peu plus sérieux. « Je te l’aurais offerte, tu sais. » La Blanche-Armoise, mais il n’a pas besoin de préciser. « Mais je sais que tu la refuseras. » Il n’en rajoute pas plus, comme s’il le mettait au défi de le contredire, et dans le silence qu’il laisse s’éterniser il ne le quitte pas des yeux. Il n’y a pu vraiment d’espoirs, dans ses tentatives continuelles de ramener son frère sur la mer, mais il ne peut s’empêcher d’essayer, encore et encore. Encore et toujours.

Et il hausse doucement les épaules, repoussant tout cela, venant se reposer sur le dossier de son siège, son verre encore entre ses doigts. « Et toi, alors? Et Penny? Tes missives sont toujours très avares de la vie que vous menez là-haut. »

« Un an… » Ma surprise s’entend forcément dans ma voix malgré la douceur des mots. « J’en oubliais presque le temps qu’il en faut pour construire un navire, surtout une vivenef… » Non pas que la notion m’échappe totalement, mais c’est quelque chose qui n’a guère fait partie de mon quotidien ces douze dernières années. L’Ancrage n’est pas exactement l’endroit où les vivenefs se construisent le mieux – et cela est peu dire vraiment – et je m’étais laissé aller à songer que ce serait beaucoup plus rapide que cela.

« Je n’ai aucun doute quant au fait que tu trouveras, au temps venu. Reste que je veux la surprise ! » Au risque d’avoir une mauvaise surprise, certes, mais tout de même. Puisque dans l’immédiat j’ignore tout de ses intentions, je ne peux que me laisser aller au jeu. C’est innocent, comme une parcelle d’enfance entretenue dans ce mystère. Peut-être est-ce pour cela que l’idée m’attire autant. Un autre aurait pu proposer à Bartholomé d’en discuter avec lui. De peser les pours et les contres de l’une ou l’autre silhouette. Je ne peux pas dire que ce soit une conversation qui m’attire. Pourquoi la risquer ? Mieux vaut effleurer le sujet et laisser à Bartholomé sont entière liberté sans même tenter de lui expliquer mon sentiment si nous en venions à ne pas partager la même opinion. Non pas qu’il ait besoin de ma bénédiction pour la prendre, cette liberté. Il en a fort l’habitude déjà, et ma présence ici en est déjà une preuve.

Il me la rappelle, cette liberté, la sienne, lorsqu’il affirme qu’il m’aurait forcé à venir assister à son premier départ. Je me surprends à lui sourire pourtant, comme si cette nouvelle ne m’affectait pas. Je ne suis pas choqué, ni fâché. Attristé un peu, peut-être, qu’il soit prêt à en arriver là, certes. Peut-être autant qu’il l’est à en juger par les traits qui se sont figés sur son visage un instant plus tôt. « Préviens-moi dès que tu sauras la date. Je m’arrangerai pour avoir congé et venir te voir pendant quelques jours avant votre départ. » Je hoche légèrement la tête en parlant, ajoutant le poids de la certitude, de cette promesse fraternelle que j’offre à mon frère.

Comme Bartholomé, je profite de la bonne humeur, de la légèreté du moment pour porter mon verre à mes lèvres, en prendre une petite gorgée. « Je te l’aurais offerte, tu sais. Mais je sais que tu la refuseras. » Mon geste s’arrête alors que je sens le rhum humecter mes lèvres comme dans un doux baiser volé. Puis, lentement, je prends une petite gorgée pour aider à justifier mon silence. Mon regard croise le sien, s’y plonge un moment, avant de s’en détourner pour fixer les reflets ambrés projetés par le breuvage qui s’agite dans mon verre. « Je sais… » Je soupire longuement avant de lever de nouveau mes yeux vers lui. « Je ne refuserais pas un tel cadeau, Bartholomé. Ce serait un honneur. Mais je ne suis pas l’homme qu’il faut pour la commander. Elle rejoindrait la flotte de Vivécume, simplement. Et je doute que ce soit le futur que tu désires pour un navire que tu connais si bien… » Il se pourrait que je me trompe, mais j’en doute. Il pourrait l’offrir à un capitaine qui saura en prendre soin, quelqu’un à qui il pourra offrir ses conseils et transmettre ses connaissances du navire… Et cet homme ne sera jamais moi…

« Et toi alors? Et Penny? Tes missives sont toujours très avares de la vie que vous menez là-haut. » Un mince sourire étire mes lèvres tandis que je hausse les épaules. « Il n’y a guère à dire. Pénélope et moi nous voyons peu. Elle est très prise avec son travail à l’Académie et moi avec le mien dans la cité. Elle allait bien, cependant, la dernière fois que je l’ai vue, si cela peut te rassurer à son sujet. » Mon sourire s’élargit tandis que je soupire, non pas de découragement cette fois, mais peut-être de soulagement. Ce pourrait vite devenir un sujet délicat à naviguer pour moi, mais pour le moment j’aime à me laisser aller à un minimum de détente. Après tout, peut-être pourrons-nous parvenir à simplement apprécier notre rencontre aujourd’hui. Ce serait agréable.

« Avant que tu ne trouve l’occasion de me poser la question, je sens qu’il faut que je précise que j’ai des temps libres, mais que ceux-ci ne m’ont pas permis de rencontrer une femme digne de ma cour. Je n’ai donc pas de bonne nouvelle à t’annoncer de ce côté-là non plus. » Je pousse un long soupir. Ce n’est pas une nouvelle qui me réjouit. « Et ce n’est pas faute d’essayer de me mêler à la vie mondaine de l’Ancrage. » Il faut préciser, tout de même. Il pourrait aisément lire un manque de volonté de ma part. Ce serait se rapprocher un peu trop de ma vérité pour que je me risque à le laisser songer à cette possibilité. En toute honnêteté, il est vrai que j’ai assisté à quelques événements mondains où je me suis mêlé à la gente féminine. Qu’y puis-je si aucune n’attire mon affection ?

Il hausse un sourcil, devant l’étonnement de son frère pour la durée de construction d’une vivenef. Il se retient de lui rappeler qu’il s’en souviendrait peut-être s’il avait voulu participer aux démarches pour la créations de sa vivenef actuelle, mais il ne rajoute rien. C’était cette même année que leur relation s’était drastiquement détériorée et que Bertin avait quitté pour rejoindre Pénélope à l’Ancrage. L’amiral avait vu le départ de son frère comme un abandon, et si les années passées avaient atténué un peu le sentiment, il lui en voulait toujours autant d’exercer si loin de sa famille, de sa nation, de lui.

Un sourire se pointe sur ses lèvres quand Bertin lui dit souhaiter la surprise. Est-ce simplement parce qu’une nouvelle fois ce dernier ne souhaite pas s’impliquer? Ce n’étonne pas Bartholomé, il ne peut plus espérer vraiment de son frère un réel intérêt pour ce qui touche les navires et la navigation. « J’espère qu’elle te plaira. » Parce que malgré tout son opinion importe encore. Importera toujours. Son sourire s’agrandit quand Bertin propose de rajouter quelques jours à cette visite à venir qu’ils planifient déjà. S’il ne peut pas nourrir l’espoir de partager le voyage inaugural avec lui, au moins ils partageront quelques jours avant.

La légèreté de leur conversation tombe un instant, alors qu’il se fait un peu plus sérieux. Il soutient le regard de son frère, jusqu’à ce que ce dernier le relâche. Il ne dit rien au soupire qui s’en suit, il attend et il écoute la réponse du prince. Il hoche la tête doucement. « Hm. Non. » C’est tout ce qu’il répond, devant  la réponse de Bertin qui a ses yeux équivaut au refus qu’il anticipait. Mais il ne rajoute rien de plus. Il prend une longue gorgée du rhum qui valse dans son verre sous le rouli créer de sa main, avant d’enterrer ce sujet. Pour aujourd’hui, du moins.

La réponse de Bertin est autant avare de détails que le sont les rares missives qu’il reçoit. Et il a parfois l’impression que son frère et sa soeur vivent une vie complètement différente dans l’ombre nuages et la sécurité de la ville-île. « Toute cette vie si loin pour si peu alors? L’on pourrait presque croire que tu me caches la double vie que vous y vivez, à l’abri de votre nation et de vos titres ! » mais il rigole un peu en disant ces mots, et il n’a pas conscience que c’est en fait exactement cela.
La rectification suivante de son frère lui arrache un rire. C’est ce qui a poussé Bertin a quitter Ansemer, entre autres : la pression que Bartholomé lui posait pour prendre une place auprès de lui et pour trouver une femme. Il n’a jamais cessé, continuant de lui proposer une telle ou une autre, au travers des missives échangées. Les réponses de son frères évitaient soigneusement le sujet, comme si l’amiral ne l’avait jamais abordé. Mais ce dernier sait, n’est-ce pas, qu’il ne pourra pas s’en sauver éternellement? « Est-il alors toujours question d’amour et d’histoire idyllique? » Il soupire, une pointe de nostalgie dans sa voix alors qu’il sait très bien que sa propre histoire a été cela : un amiral qui tombe éperdument amoureux d’une femme et qui l’épouse. Mais Bartholomé tombe probablement beaucoup plus rapidement sous le charme de ses dames que le fait Bertin. La suite de son histoire est moins romantique, et avec le recul - et ses nombreuses maîtresses - Bartholomé voit de moins en moins l’intérêt d’un mariage d’amour. « Quand te lasseras-tu de chercher la femme de tes rêves si elle n’existe pas? » Existe-elle simplement? Mais la question sous-entend plutôt quand accepteras-tu de te marier pour faire le devoir qu’il t’es exigé par ton rang? Sauf qu’aujourd’hui, dans un essai de rester en bons termes avec Bertin, la question restera ainsi voilée...

Il y a des détails de la vie marine qui sont restés fermement ancrés dans ma mémoire. La durée moyenne d’un voyage entre certaines villes, par exemple, ou comment réaliser les nœuds de cordage utilisés sur les navires. Il y en a d’autres – la construction d’une Vivenef en faisant partie, clairement – qui ne me reviennent que difficilement en tête, voire pas du tout. Cela ne veut pas dire que je n’en suis pas curieux, ne serait-ce que pour avoir l’occasion de me rapprocher un peu de Bartholomé. Il serait difficile, cependant, de lui expliquer pourquoi je ne veux pas participer à la discussion sur sa future figure de proue. Je pourrais lui offrir une première raison évidente : mon désir d’avoir la surprise, tout simplement, et de m’émerveiller devant le travail terminé… Mais ce serait mentir. Certes, cela motive peut-être une toute petite partie de mon envie de mystère. Mais la vraie raison, c’est pour éviter que nous en venions à nous disputer. Bartholomé est un homme impulsif. Cela ne m’étonnerait qu’à moitié que je désapprouve de son choix de figure de proue et il me serait difficile de lui taire mon désaccord s’il devait me consulter de frère à frère. Je n’ai pas envie de m’enliser dans une autre source de conflit entre nous. Surtout pas aujourd’hui. Il vaut mieux, donc, que je me taise, qu’il continue à croire que je ne m’intéresse tout simplement pas à la chose.

Qu’il mette autant d’importance sur mon opinion, qu’il la considère même comme valable a quelque chose de surprenant à mes yeux. J’offre à Bartholomé un petit sourire calme avec un hochement de tête. « Je ne saurai peut-être pas m’émerveiller devant ses prouesses nautiques comme un marin aguerri, mais je suis persuadé qu’elle sera magnifique. Te connaissant, tu n’accepterais rien de moins que cela et avec raison. Ultimement, je l’apprécierai si elle te rend heureux. Et plus encore si elle te ramène sain et sauf à Port-Liberté au terme de chacun de tes voyages. » Il y a une sincérité un peu bourrue dans mes propos. Il est évident que je voudrais son bonheur. Et sa sécurité. Non pas par crainte d’hériter d’Ansemer – enfin oui, peut-être un peu, mais rien qu’un peu – mais plutôt par crainte de perdre mon frère comme j’ai perdu mon père. C’est un risque du métier, j’ai appris à l’accepter, à taire les inquiétudes lorsque les tempêtes retardent un retour et que les nouvelles mettent d’autant plus de temps à me parvenir… Mais elles restent là, à me ronger. Cela ne m’étonnerait pas que Bartholomé trouve cette sentimentalité exagérée, mais soit. Si ce navire le rend heureux, alors je continuerai à bâillonner mes peurs.

Je m’attendais à bien davantage de la part de Bartholomé que ce simple « Hm. Non » au sujet de la marine. Ce silence me met presque davantage mal à l’aise que la conversation à laquelle je m’attendais lorsque la question a été abordée. Peut-être aurait-il été plus sage de laisser ce sujet derrière moi, je l’ignore. Pourtant je ressens le besoin de rassurer Bartholomé. « Offre-la à un homme qui sera digne d’elle. Je n’ai pas besoin d’un navire pour continuer à te servir, tu sais. Nous sommes frères, c’est là un lien beaucoup plus fort que ce que tous les cadeaux pourront t’offrir chez d’autres. Je te serai toujours loyal, même sans navire. » Ça ne vaut pas le plaisir qu’il aurait eu en m’entendant l’accepter. Pourtant, c’est sincère. Je lui suis fidèle. À lui, à Ansemer. Je puis reconnaître que cela ne transparait pas toujours dans mes gestes, et qu’il serait aisé pour autrui de douter de mes motivations. Que même pour Bartholomé, ma fidélité ne doit pas toujours sembler gagnée. Ces quelques mots ne suffiront sans doute pas à le rassurer, mais il était important pour moi de les lui offrir. À mes yeux, c’est une promesse qui va bien au-delà de l’allégeance que je lui ai jurée en tant que vassal.

Un petit rire m’échappe lorsque Bartholomé affirme qu’on croirait presque à une double-vie. « Je pourrais te donner davantage de détails sur mon travail. La semaine dernière, par exemple, j’ai mené une enquête sur une série de vols dans certaines boutiques de l’une des tours de l’Ancrage. J’ai tenu des horaires étranges toute la semaine pour tenter d’appréhender le malfaiteur. Tu n’as jamais semblé avoir d’intérêt particulier pour ce genre de détails, cependant, si bien que je ne vois guère l’intérêt de te les mentionner. » Ce serait, à mes yeux, comme s’il me détaillait le quotidien de sa vie en mer. Certes, il y a des événements qui sortent de l’ordinaire et qui sont intéressants à partager, mais le quotidien ?

Aaaah, les femmes. Un éternel sujet de discorde entre nous, semblerait-il. « Je ne cherche pas la femme parfaite, quoi que tu puisses en penser. Mais est-ce si mal de désirer une femme qui sache être davantage qu’une décoration pendue à mon bras lors des soirées officielles ? Une femme qui ait de l’esprit ou à tout le moins des compétences qui sachent rendre sa présence moins ennuyante ? Combien de femmes ne t’ai-je pas vu fréquenter rien que pour te voir t’en lasser peu de temps après ? Ce n’est pas le genre de vie que j’ai envie de mener… Alors si tu as une femme en tête qui sache tenir une conversation intelligente sur d’autres sujet que la broderie et les rumeurs de la cour, je t’en prie, introduis-moi auprès d’elle. » Je sais qu’il y en a, de telles femmes. Nous avons tous deux grandis sous le regard d’Ermengarde de Viremont, après tout. Reste à savoir si Bartholomé a, par le passé prit le temps d’avoir une discussion éclairée avec les femmes qui le poursuivent pour tenter de gagner ses faveurs…

« J’y compte bien, de revenir sain et sauf. » Tant qu’il n’aura pas de fils pour lui succéder, du moins. C’est un point qui le tracasse, chaque fois qu’il part en mer. S’il lui arrivait quelque chose. Enfin, il sait pertinemment qu’un jour il lui arrivera quelque chose. Il est né sur la mer et il sait au fond de lui qu’il mourra sur la mer. Mais pas tout de suite, il ne faut pas. Pas pour encore longtemps, du moins. Parce que quand bien même aurait-il un fils demain matin, le gamin aurait besoin de nombreuses années devant lui pour acquérir l’expérience nécessaire pour gouverner. Et qui pourrait s’occuper de la régence? Bacchus n’étant pas plus éternel que lui. Bertin refuserait aussi, non? Et s’il accepterait, serait-il seulement un bon amiral, lui qui n’a jamais vraiment vogué?

Les mots qui suivent de la part de Bertin quant à sa loyauté ne suffisent pas réellement à satisfaire Bartholomé. Le sera-t-il seulement un jour, complètement, de son frère, satisfait? « Tu sais fort bien que ce n’est pas question de loyauté… » Enfin, si, mais c’est une autre question qui n’a pas lien avec le cadeau qu’il aurait aimé pouvoir lui faire. Il ne lui aurait jamais offert sa vivenef pour chercher sa loyauté. Par amour fraternel, plus. « Elle restera dans ma flotte. Je lui nommerai un capitaine permanent. » L’affront sera peut-être moindre pour Guenièvre que s’il offrait le navire à quelconque autre noble Ansemarien, d’ailleurs. Si le changement de navire de l’amiral est avant tout une question de se renouveler, c’est aussi un peu un geste symbolique. Parce qu’il ne construit pas une nouvelle Blanche-Armoise. Et c’est un détachement de sa femme qu’il annonce ainsi un peu publiquement. Elle le sait. Il le sait. Mais l’insulte serait bien plus grande si la possession du navire quittait les de Bellancre. Bartholomé n’en est pas là. Pas encore.

« Passionnant ! » feint l’aîné face à la description de la dernière enquête de Bertin. Bertin a raison, un peu. Il n’a pas d’intérêt particulier pour ces détails, comme le prince n’a pas d’intérêt pour les détails de son quotidien en mer ou bien des commandes qu’ils passent jour après jour. Mais ce n’est pas cela qu’il veut dire, pas vraiment. L’Ancrage c’est si… différent. À Ansemer, ils ont toujours vécu, gravité, en plein coeur de la cour royale. La vie de Bartholomé y est encore, entrecoupée uniquement de l’univers différent de la mer. Mais sur terre, il ne sait pas réellement ce qu’un quotidien hors des barèmes de noblesse équivaut. « Ce n’est pas ce que je te demande, tu sais.  Mais l’Ancrage, c’est si différent… il n’y a pas de cour ! Pas de banquet, pas de doléances. Il n’y a pas un million de gens qui gravitent constamment autour de toi. » La vérité, c’est que Bartholomé serait perdu, sans tout cela. C’est tout ce qu’il connaît, après tout. « Que fais-tu, quand tu ne travailles pas? » Il y a une réelle curiosité dans la question. Comme si son frère faisait alors parti d’un monde différent qu’il n’avait jamais visité.

Et les femmes ! Enième sujet de discorde entre eux ! « Oh Bertin. Quel piètre Ansemarien tu fais, n’est-ce pas? » qu’il déclare avec un sourire amusé, la réplique ne se voulant pas vraiment un reproche - mais un peu peut-être, après tout. Il se lève, et se dirige vers un petit cabinet qu’il ouvre. Dans une boite, il attrape un pile de parchemins. Ils ont tous été ouverts, leur sceau déchiré en témoignant, et simplement repliés. Il les dépose à côté de Bertin. « Tu sais que les nobles d’Ansemer m’écrivent encore pour me proposer leur fille, pour toi. » Il a cessé de lui rapporter ces propositions depuis un bon moment déjà. « Il y a peut-être même quelques familles démérianes dans le lot, peut-être que ces dernières pourraient t’être d’un plus grand intérêt ! » Les filles de la nation voisines pourraient à coup sûr entretenir une conversation sur d’autres sujets que la broderie où les rumeurs ! Mais de là à les considérer en mariage… « Elles sont pour toi, après tout. Faits en ce que tu veux. » Est-ce là aussi une façon de dire à Bertin qu’il est libre de se marier avec qui il lui semble?

« J’y compte bien, de revenir sain et sauf. » « Bien. » Même si vous savez tous les deux que la simple volonté de Bartholomé ne suffira pas à garantir son retour. Les flots peuvent être capricieux, et Messaïon pourrait décider de rappeler à lui son serviteur plus tôt que nous le voudrions vraiment. Mieux vaut peut-être, toutefois, ne pas trop y penser. Qu’y gagnerait-on, à s’y attarder de trop? Rien que des inquiétudes supplémentaires.

« Tu sais fort bien que ce n’est pas une question de loyauté… » Je ne peux m’empêcher de soupirer légèrement. « Pas directement, Bartholomé, mais je sais que tu entretiens toujours l’espoir de me convaincre de reprendre la mer. Je sais que mon sang voudrait que ce soit ainsi que je serve Ansemer. Et donc que ce devrait être ainsi que je te montre ma loyauté. » Je nie de la tête avant de vider mon verre d’un coup. « Mais je ne peux pas. Et les autres gestes, les autres paroles, ne semblent jamais vraiment suffire. » De savoir que la vivenef restera dans ta flotte a quelque chose de rassurant, peut-être. En fait, le sort du navire en tant que tel m’importe peu, mais cela me semble être une solution acceptable.

Je ne peux m’empêcher de rire légèrement lorsque Bartholomé souligne – avec fort sarcasme – le côté passionnant de ma vie professionnelle. Puis vient sa véritable question, celle beaucoup moins terre à terre. Plus… philosophique ?  Non, ce n’est pas vraiment l’expression. Quoi qu’il en soit, cette question, cette réponse, je devrai les naviguer avec soin. Il serait si aisé de trop en dévoiler. Il y en a des choses, pourtant, que je peux dire sans risquer les secrets que je garde précieusement dans un coin de mon cœur.

« Il n’y a pas de cour, c’est vrai, mais cela ne veut pas dire que je n’y vois personne, tu sais. Les soirées s’organisent comme entre les petites maisons qui reçoivent dans leur manoir de Port-Liberté pendant la saison. Je ne vois certainement pas autant de membres de la noblesse que toi lorsque tu es à terre, mais j’entretiens mes relations malgré tout, à ma façon. J’ai gardé contact avec nombre de mes camarades de l’Académie. Certains se sont depuis installés dans d’autres nations, mais il leur arrive de visiter l’Ancrage. Et, lorsque je ne vois personne, ma foi, je me repose. C’est apaisant parfois de savoir que l’on peut se poser un instant, une petite heure, pour simplement se reposer. Nous devrions tenter, la prochaine fois que tu passeras par l’Ancrage. D’ailleurs, tu dois toujours venir voir les changements que j’ai faits aménager à la tour. »

Il y a longtemps que la tour de Bellancre était restée plus ou moins inchangée. Depuis la dernière fois que mère l’avait fait redécorer, certainement. Les tentures et le mobilier avaient pris en âge, et j’ai entrepris ces dernières années de rafraîchir les pièces qui en avaient le plus besoin. Il y a des souvenirs que je me refuse à abandonner, des touches d’une enfance, une époque révolue, mais il est bon parfois de se laisser aller à changer le décor qui nous entoure.

À l’exclamation de Bartholomé sur les femmes, je ne peux que sourire, amusé. « Est-il si contraire à nos mœurs que de trouver toutes les femmes ennuyantes? Pourquoi m’embêter de leur présence si la simple idée d’être installé à table aux côtés de l’une d’elle m’emplis d’impatience ? » Je l’observe se lever, aller trouver, dans son cabinet, une pile de missives qu’il pose à côté de moi. J’ai pour lui un regard curieux avant de me laisser aller à prendre l’enveloppe qui se trouve sur le dessus. « Ah, Conception de Fort-Loyal. N’est-ce pas l’aînée avec le bec de lièvre, et toujours cet air revêche? Comment pourrais-je même m’intéresser à une telle femme ? Elle a autant de conversation qu’une mule…» Je place la note sur la table, à côté de la pile avant de prendre la suivante. Je reconnais son nom, mais je ne saurais replacer laquelle, de toute la fratrie, m’est proposée. Je hausse les épaules avant de replacer l’enveloppe sur la pile. « Voilà qui occupera quelques soirées de mon temps solitaire à l’Ancrage. Désires-tu que je réponde aux offres moi-même ? »

Il ne peut pas nier la véracité des propos de son frère. Oui, même si les tentatives pour le convaincre se sont fait moindre avec les dernière années - et l’éloignement - il entretient toujours l’espoir de retrouver son frère sur les flots. Il entretient l’espoir que Bertin respecte son sang, son rang, et serve Ansemer comme il aurait toujours dû. La place d’un prince n’est pas à jouer les policiers sur le territoire neutre de l’Ancrage. Mais il sait que cette discussion est inutile, et les mots ne servent à rien à le ramener auprès de lui. Il ne lui reste que le temps. « Qu’espères-tu de moi Bertin? Que j’approuve la vie que tu as choisie de vivre? » Ce ne sera jamais le cas. Les mots brûlent sur sa langue, mais il se retient de les dire. Parfois, il sait se retenir. Quand les tempêtes sont calmes et que les tumultes ne prennent pas l’emprise de tout son être. Aujourd’hui, c’est le cas. Parce que le sujet à tellement été abordé entre eux, que les querelles ont déjà eu lieu, il est capable de retenir ces mots ; ces mots que malgré tout Bertin devine déjà.

Et l’amiral écoute, son frère le prince raconter ce qu’est sa vie là-bas, là-haut dans les nuages où le monde est si différent du seul qu’il a toujours connu. Il compare avec la petite noblesse qui reçoit dans leur manoir de la capitale. Mais quand il est question de l’amiral, ce n’est jamais cela. On n’invite pas Bartholomé de Bellancre comme on n’inviterait son voisin le comte. En fait, les seules invitations  reçue par la très haute noblesse sont celles royales ou diplomatique. C’est le triumvirat qui reçoit. C’est la cour qui invite et s’invite. Il est reçu, ailleurs, dans les domaines et manoir des nobles d’Ansemer, quand il est en déplacement. Mais ils n’ont jamais vraiment le choix. L’amiral s’impose toujours un peu, parfois en petit comité, parfois avec une partie de sa cour.
Alors il ne peut que s’imaginer, ce monde qui ne lui sera jamais accessible.

Il rigole un peu, quand Bertin lui dit qu’ils devraient tenter, se poser, se reposer. Être seuls. Oh, il y arrive, non? C’est ce qu’il se fait croire, quand il vire ses domestiques et s’enferme dans ses bureaux. Mais il sait pertinemment que ce n’est qu’illusion. Et même seul, coupé de ses conseillers, de ses domestiques, de sa cour, jamais vraiment il ne se repose. Toujours attablé devant une pile sans cesse grandissante de parchemins qui demandent son attention. Et sinon occupé avec ses propres affaires, plus personnelles. Celles qu’il multiplie de plus en plus alors que sa relation avec sa femme s’amoindrie doucement.
Le commentaire sur la tour de Bellancre lui arrache un haussement de sourcil interrogatif. « Ah? Tu t’es improvisé décorateur alors? Il faudra que je vienne voir cela. Que je m’exile à l’Ancrage pour apprendre à m’y reposer peut-être. » qu’il ajoute, le ton de sa voix témoignant qu’il doute être capable de réellement se poser, se déconnecter de tout le reste.

« Je ne te dis pas de les trouver ennuyantes. » Il ne les trouve pas ennuyantes, non. Elles ne sauraient pas captiver son attention si c’était le cas. D’autant plus que les nobles Ansemariennes reçoivent malgré tout une certaine éducation, et si leur avis n’est pas nécessairement consulté. elles sont habituellement capables de comprendre quelque peu la politique et de discuter d’autre chose que la broderie. Mais elles n’ont pas à s’y intéresser.
Mais pour Bertin il lui semble que ce qu’Ansemer a à offrir ne sera jamais assez.

Quand il revient avec les missives qu’il lui offre, il lui laisse le plaisir de les lire alors qu’il se ressert un fond de rhum avant de retrouver son fauteuil. À la description de l’aînée de Conception de Fort-Loyal, Bartholomé arrête le geste de son bras qui portait son verre à ses lèvres à mi-chemin. Ne pouvant réprimer un rire franc. « Bon. Je t’accorde que même pour moi, elles ne sont pas toutes intéressantes ! » C’est l’image en tête de la dite demoiselle - à la description faite par Bertin somme-toute assez juste - qu’il prend finalement sa gorgée de rhum, un sourire amusé flottant encore sur ses lèvres. « Ne t’en sens pas obligé. Je ne leur réponds plus moi-même. Je doute qu’ils m’écrivent réellement en espérant une réponse. » Ou comment dire que même la noblesse d’Ansemer à perdu espoir un peu en ce prince des eaux qui a choisi de vivre différemment.

« Qu’espères-tu de moi Bertin? Que j’approuve la vie que tu as choisie de vivre? » « Rien », m’entends-je dire, « je n’espère rien. » C’est faux, bien sûr. Une petite part de moi, enfantine sans doute, espère toujours qu’un jour Bartholomé comprendra. Acceptera, peut-être même. Pas approuver, non, parce que je comprends très bien que, dans sa position, il ne puisse s’y résoudre. Mais en tant que frère, s’il pouvait seulement… Mais je crains qu’il ne sera jamais prêt à comprendre, qu’il ne puisse y parvenir même si j’arrivais à lui exprimer des sentiments que je m’explique mal à moi-même. Alors il est plus simple de dire que je n’espère rien, parce qu’au fond, c’est ce à quoi je m’attends.

« Hmmmm, non, par tout à fait, » dis-je avec un petit rire. « J’ai engagé quelqu’un pour m’aider et n’ai guère fait plus que donner mon avis et investi les fonds nécessaires. Mère avait bon goût, mais certaines étoffes avaient très mal vieilli. Je voulais m’assurer que nous pourrions toujours donner réception à l’Ancrage si la fantaisie nous en prenait. Tu trouveras malgré tout tes appartements intouchés. Ils ont été bien entretenus par la maisonnée, et j’ai cru que tu aimerais peut-être garder une touche des souvenirs que nos parents y ont laissé. » Bartholomé ne m’a jamais semblé être un homme sentimental, et peut-être trouvera-t-il cette idée farfelue. Elle est sincère, pourtant. Peut-être comme moi trouve-t-il parfois réconfort à retrouver quelques maigres souvenirs d’une époque révolue. Qui serais-je, alors, pour lui refuser ce privilège dans sa propre demeure toute aussi mienne qu’elle puisse l’être dorénavant ? « Quand penses-tu que je pourrai avoir la chance de t’y recevoir ? »

Qu’il est bon de pouvoir échanger un rire avec Bartholomé! Un rire franc, sincère. Complice, aussi. Un peu comme autrefois. C’est ce genre de moment qui me fait encore chérir ma relation avec lui malgré les tensions. « Je ne peux pas te promettre de trouver une épouse dans ces missives, mais je te promets de faire un effort. J’écrirai à celles qui pourraient faire une épouse décente. » Je soupire longuement avant de me redresser pour attraper la bouteille de rhum dont je fais couler un peu de liquide ambré dans mon verre. Je doute de trouver une femme qui m’intéresse réellement dans celles offertes à Bartholomé. Pourtant, il faut bien commencer quelque part, qu’importent mes véritables envies. « Cela te convient-il ? »

Bien. Il le pense, sans le dire. Parce qu’il sait, que ce n’est pas vrai. Il sait, des efforts que Bertin fait, que ce dernier espérerait que l’amiral en fasse autant pour comprendre, accepter. Mais c’est un terrain glissant, entre eux. Ce l'est toujours été, ce le sera toujours. Jamais ils ne se comprendront complètement. Jamais Bartholomé ne s’autorisera à le faire. Ils ne sont pas que de simples frères, de simples enfants issus la noblesse. Et si Bertin a pu retirer la couronne sur son front, Bartholomé ne le peut pas. Il ne le peut pas alors que toute l’histoire de leur famille repose à présent sur ses seules épaules. Oh, et qu’elles sont lourdes de cette pression à poursuivre. De cette envie de voir le nom des de Bellancre perdurer en sa place de puissance au sein du triumvirat.

Alors il ne rajoute rien. Ce n’est pas un combat qu’ils gagneront un jour, ni l’un ni l’autre. C’est peut-être là un combat qu’ils ne gagneront jamais, à vrai dire.

Il se souvient bien, de la tour de Bellancre, à l’Ancrage, même s'il y a un moment déjà qu’il n’y a pas mis les pieds. Il sourit doucement quand Bertin mentionne l’avoir entretenu pour qu’ils leur soit toujours possible d’y tenir réception, et son sourire se fait un brin nostalgique quand il lui mentionne qu’il a laissé ses appartements intouchés. Au palais, il n’y a peu de trace encore de la présence de leur parents, si ce n’est des portraits qui s'alignent dans les grands corridors qui relient les diverses salles officielles. Mais son frère a raison, il est heureux malgré tout de savoir qu’une petite trace de leur présence perdure encore quelque part.
La question qui vient le prend un peu par surprise. « M’y recevoir? » Il ne se souvient pas de la dernière fois que Bertin l’ai invité ! L’a-t-il seulement déjà fait? « C’est la pleine saison pour la navigue, et avec la construction de ma vivenef, qu’il commence, enchaînant les excuses, peut-être à l’automne. » Mais il sait que les excuses sont trop faciles, aussi. Qu’à l'automne il sera également occupé. Et s’il veut garder la relation avec son frère, il se doit cette fois de faire un effort. « Je viendrai, qu’il assure. Je traînerai ma cour avec moi s’il le faut. À l’automne ou alors à l’hiver, pour pouvoir pleinement t’y visiter, sans me contenter d’un rapide aller-retour. » Il assure, et ses mots ont saveur de promesse. Une promesse qu’il a vraiment l’intention de tenir.

Un sourire se glisse sur ses lèvres quand Bertin lui assure à son tour qu’il fera un effort, qu’il considérera réellement ces filles qui lui sont offertes. « Je prendrai ce que tu me donnes, Bertin. » Il prendra la moindre parcelle d’intérêt que son frère témoignera pour l’enflammer. « Cela me convient parfaitement. » Et même s’il se doute que Bertin ne trouve pas réellement une épouse au travers ces missives, c’est l’intention de son frère, de tenter, qui lui réchauffe le coeur d’un peu d’espoir. Peut-être que tout n’est pas vain après tout.

« Oui, t’y recevoir. » Bertin sourit légèrement. Était-ce donc un concept si abstrait que l’idée d’une visite de l’aîné à l’Ancrage? Son sourire s’estompe légèrement lorsqu’il entend les excuses de Bartholomé, pourtant. Évidemment. Rien ne pouvait être si simple entre eux. Puis vient cette hésitation, et enfin cette promesse, et Bertin hoche calmement la tête. « À l’hiver, cela me convient très bien. Le voyage est court lorsqu’on le fait en portail, mais les séjours plus agréables néanmoins lorsqu’on passe quelques jours. Puis, quand as-tu visité l’Ancrage la dernière fois ? Il faut que je remédie à cette situation ! » Il semble satisfait, Bertin, de cette entente. C’est une issue beaucoup plus favorable à cette rencontre qu’il ne l’aurait initialement cru possible!

« S’il se trouve une perle rare dans ces missives, peut-être ta cour aura-t-elle raison de te suivre pour fêter mes fiançailles… » Bertin sourit, amusé à l’idée, mais loin d’être convaincu que cela se produira malgré tout. Il ne faut pas se faire d’illusion. Si les jeunes filles n’ont pas réussi à attirer son œil lors des événements mondains, elles ont peu de chance de le faire à travers les lettres d’introduction de leur parenté. Quoi qu’il en soit, il a promis de faire un effort. Et qui sait. Peut-être que.

La conversation se poursuivra un temps sans doute, sur la vie de tous les jours, sur Ansemer dont Bertin est toujours heureux d’avoir des nouvelles. Il n’est peut-être pas en mesure de conseiller Bartholomé comme Bacchus le fait, mais ça ne l’empêche pas d’écouter, de donner son avis lorsqu’il est sollicité. Parfois une perspective différente peut aider à résoudre un différent. Parfois, seulement…