Histoire
• 6 juin 961Il y avait bien longtemps que je ne répondais plus au nom des Stuadhan. Pour autant, ce nom restait gravé dans ma mémoire comme au fer rouge. C’était une période de vie chargée d’amertume, mais d’insouciance aussi. La plupart du temps, je tentais de l’enfouir au plus profond de moi, d’étouffer cet élan de tristesse et de nostalgie, qui m’apparaissait comme un puits sans fond. Personne ne connaissait ce Tyr là… Et personne n’avait réellement besoin de le connaître.
Je conservais assez peu de souvenirs de mon enfance. Cette période me semblait aussi lointaine que diffuse, comme vécue dans un rêve éveillé, alors qu’elle avait été recouverte par la suite d’un voile carmin et lugubre. Chaque joie éprouvée alors ne s’enfonçait que plus dans l’abîme de mes pensées. D’après ma mère, nous étions tous deux nés une belle journée ensoleillée, le 6 juin 961. Tara avait ouvert les yeux la première, ce qu’elle ne cessait sans arrêt de me rappeler, dans notre tendre enfance, pour me faire enrager un peu à se faire passer pour la grande sœur. Nous étions des jumeaux. Ma mère nous rappelait souvent le travail colossal que nous lui avions donné, dans nos premières années. Elle s’était beaucoup occupée de nous, au début, délaissant un peu l’aide qu’elle apportait normalement à mon père dans ses affaires commerciales. Heureusement, mon père n’était pas le seul ostréiculteur, assisté par d’autres familles. L’extraction de la nacre des coquillages, ainsi que des perles, rapportait beaucoup. Ma mère avait du goût en matière de raffinement, quand il était question de proposer des objets finement sculptés pour agrémenter une tenue et apporter davantage d’élégance à l’ensemble. Ce n’était pas toujours si simple, surtout en période de guerre, mais les Stuadhan trouvaient toujours preneurs. La famille jouissait d’une certaine notoriété dans notre modeste cité, au nom si évocateur de Nacreperle.
Tara et moi, nous ne manquions jamais de rien. Pour autant, notre père était souvent occupé par son travail. Ma mère s’occupait de nous, quand elle ne l’assistait pas sur ses tâches. Souvent, on nous proposait d’aller jouer sur le rivage à deux, ce qui ne nous gênait pas vraiment. Je pouvais passer des heures seul avec ma sœur, à sauter de pierre en pierre, à s’inventer des histoires, pour finalement se faire surprendre par la marée haute. Olvar accueillait alors nos rires d’enfant, tandis que nous fuyions à toute vitesse. Rien alors ne semblait pouvoir nous séparer.
Que ce soit Tara ou moi, dès que nous fûmes en âge, on nous envoya à l’école pour étudier. Il était déjà question, à l’époque, que je puisse reprendre l’affaire de mon père en main, et que Tara assure un beau mariage auprès d’un de leur partenaire commercial pour renforcer notre notoriété. C’était comme si tout avait déjà été décidé à l’avance, pour nous deux. Ca se ressentait également à l’école, où la plupart ne cherchait notre compagnie que parce que nous étions comme une famille importante, dans le coin. Au début, j’en jouais pas mal. J’appréciais assez cette popularité dont je pouvais jouir, qui me donnait de l’importance. Contrairement à Tara, qui était plus réservée, j’étais affable et de bonne compagnie. Je savais comment faire pour être constamment bien entouré, et j’avais appris à aimer ça, même si, plus les années passaient… Plus ça me faisait rire qu’autre chose. J’apprenais que le monde était bien vaste, en dehors de Nacreperle. J’avais aussi appris à quel point le monde pouvait être parfois bien cruel aussi. Je le compris surtout quand notre mère nous annonça que notre oncle ne reviendrait plus. L’existence paraissait parfois si douce qu’on en oubliait presque que la guerre était à nos portes, avant qu’elle ne se rappelle durement à notre réalité. Je n’avais que dix ans alors, et ce n’était qu’un concept comme un autre pour moi. J’avais voulu en apprendre plus sur mon oncle alors, ce qu’il faisait quand il partait. Ca faisait plaisir à ma mère de m’en parler, avec une certaine nostalgie. Elle ne s’apercevait même pas à quel point elle me décrivait son grand frère comme un héros.
Avec l’adolescence qui débutait, je rêvais d’ailleurs, d’être quelqu’un d’autres, des ambitions plein la tête. Je ne me satisfaisais plus de ces relations superficielles qui ne me satisfaisaient pas, même si j’aimais attirer l’attention sur moi, et toujours un peu plus celles des filles. J’avais envie d’être un héros, moi aussi, comme mon oncle. Mon père me disait souvent de ne pas me préoccuper de ça, que je devais me concentrer sur des choses plus importantes. La guerre ne viendrait pas ici, personne n’avait besoin d’un autre soldat parti à la guerre. Pourtant, j’avais du mal à me retirer de la tête toutes ces idées nouvelles. J’étais curieux de tout, avide de connaissances. Je voulais savoir comment se désignait chaque parcelle de terre et ce qui se cachait par-delà l’océan. Je voulais connaître tous les faits d’armes de ceux qui étaient pour moi les courageux défenseurs d’Ansemer. J’aspirais à partir dans des contrées lointaines, à couper net avec ce quotidien ennuyeux, ces promesses d’avenir toutes tracées qui ne m’intéressaient pas. Les autres, à l’école, m’ennuyaient de plus en plus. Oh, bien sûr, je savais sourire, enjoliver, donner le change quand il le fallait… Mais tout sonnait faux pour moi.
Il n’y avait qu’avec Tara que c’était différent. Ma chère sœur était une véritable perle dans ce monde devenu fade à mes yeux. Elle était intelligente, curieuse elle aussi. Je pouvais lui parler pendant des heures de tous les sujets qui me passionnaient sans qu’elle s’en lasse, de tous ces grands projets qui me donnaient envie, même si… Je sentais qu’elle n’y croyait pas vraiment, qu’elle pensait seulement que je rêvais à un avenir meilleur, pas que je franchirais le pas un jour.
• 15 mai 976Quand je leur parlais finalement de mon idée de m'inscrire à l’académie, ce ne fut pas à demi-mots. Je l’annonçai à mes parents, en même temps que Tara, de façon catégorique. Mon père tenta bien de me faire revenir à la raison. Ma mère était trop surprise, à chercher à comprendre… Et Tara ? Il fallut que je lui explique longuement mes raisons, pour qu’elle les accepte pleinement. Bien sûr, que je reviendrais. Je lui promettais de le faire, que ce ne serait l’affaire que de quelques années. Je pourrais faire de grandes choses, protéger des gens moi aussi, comme notre oncle, et aspirer à un bel avenir.
J’aurais voulu qu’elle me suive. Elle en avait les capacités, elle aussi, mais… Ma mère était catégoriquement contre. Elle ne voulait même pas que je lui en parle. Elle me reprochait de partir, comme si je les trahissais, mon père et elle. Quand je leur balançais finalement avec colère que je n’allais pas passer toute ma vie dans ce trou paumé pour leur faire plaisir, la discussion fut close. Ils savaient que je ne reviendrais pas sur mes positions, qu’il était impossible de me faire changer d’avis.
Le soir même, comme si cette fameuse journée de juillet avait marqué un tournant dans ma vie, je fis une rencontre pour le moins inattendue au bord du littoral. Le petit animal cendré venait de rattraper dans ses pattes l’un de ces cailloux que je jetais en ricochet, tout à mes réflexions. Elle s’appelait Luath, de ce que j’appris rapidement. C’était étrange de sentir cet esprit si lié au mien. C’était beaucoup trop naturel, comme si je me sentais enfin… Moi-même. Pourtant, Luath n’était pas n’importe quel familier. La ratonne laveur avait un débit de paroles particulièrement élevé, à dresser des théories farfelues en permanence, parfois si bavarde et hyperactive que je cherchais le moyen de la faire taire. C’était comme donner une voix supplémentaire à mon cerveau pour me tourmenter un peu plus encore avant de dormir… Elle ne se lassait vraiment jamais.
• 1er septembre 976Après avoir passé les entretiens avec succès en juillet, Luath et moi prîmes la route pour l’Ancrage pour la rentrée prévue en septembre. J’avais pris le minimum syndical. Ma mère s’était un peu adoucie, mais mon père restait farouchement opposé à cette idée. Ca m’importait peu. Je me contentais de sourire, me faisant le serment qui ne me gâcherait pas mes dernières heures en leur présence. Je promis à Tara de lui écrire, le plus souvent possible, et de revenir la voir chaque été sans faute. Puis… Je partis, pour de bon.
J’intégrai un cursus dans les forces de l’ordre à partir du 1er septembre 976. Il était question d’apprendre tout un pan juridique, d’exceller autant dans des matières qui demandaient de la force physique que du mental. J’appris à me battre à la force de mes poings, mais aussi avec une lame ou un bâton à la main. Je devais aussi maîtriser des techniques de filature, ou encore de cryptage. Il fallait savoir calculer, et même connaître un peu d’histoire. Dès qu’on me proposait des options supplémentaires, comme d’apprendre les premiers secours, je sautais sur l’occasion de renforcer mes connaissances dans tous les domaines. J’étais avide d’apprendre. C’était éreintant, mais gratifiant. Je revenais de chacune de mes journées plus fourbu encore que la précédente. C’était bien différent que d’aider mon père à enfiler des perles, c’était le cas de le dire ! J’en rigolais parfois auprès des nouveaux amis que je m’étais fait à l’académie. Je me sentais bien plus proche d’eux que je ne l’avais été auparavant de ceux qui se pensaient mes amis en Ansemer. Je découvrais le vrai sens de ce mot, en vérité. Nous partagions les mêmes rêves, les mêmes ambitions, et ça jouait beaucoup.
Je n’avais pas failli une seule fois à ma promesse d’écrire régulièrement à Tara. Malgré la distance, je conservais une relation privilégiée avec ma sœur de sang. Je me demandais comment ça se passait pour elle, de son côté. A chaque lettre qu’elle m’écrivait, je la sentais un peu plus distante, un peu moins enjouée. Sans doute qu’elle ne devait pas apprécier autant qu’avant que je l’assomme de quantité d’anecdotes qui me paraissaient toutes plus intéressantes les unes que les autres. J’avais fini par faire une petite entorse en lui envoyant quelques extraits de mes notes sur mes cours de droit. J’étais certain que ça l’intéresserait.
• 1er septembre 979J'avais travaillé dur pour me hisser aux meilleures places, en fin de premier cycle. J'avais des facilités certaines pour l'apprentissage théorique, ce qui m'aida à réussir haut la main les épreuves écrites et orales du premier cycle fin juin, et de me réserver une place de choix.
A l'issue de ces deux années, et avec l'accord de mon maître de stage, je devais pouvoir devenir douanier de plein droit. Je pourrais alors retourner à Ansemer auprès des miens, et faire ce dont j'avais toujours rêvé.
• 10 février 981Je reçus une nouvelle lettre de Tara. Comme toujours, j’étais ravi d’avoir de ses nouvelles, surtout que nous nous étions quittés en mauvais termes cet été à cause de ce maudit cielsombrois, si bien que ses lettres s’étaient beaucoup espacées. Je la dépliai d’un geste rapide, avant de me figer aussitôt lorsque son bracelet de perle me tomba entre les mains. Elle ne se séparait jamais de ce cadeau que lui avait fait notre père, il y a des années de cela. Je tremblais, subitement, en parcourant vivement le contenu du regard. J’étais devenu livide à mesure. J’avais fait semblant que tout allait bien devant mes camarades, avant de me réfugier dans ma chambre. Quelque chose n’allait pas. Ce n’était pas seulement de lire ces mots, où elle s’excusait de tout, sans raison aucune. Elle… avait déshonoré la famille ? Elle ne nous méritait pas ? Je ne comprenais pas ce qu’elle entendait par là, et l’inquiétude prenait lentement le pas sur la stupéfaction. J’avais besoin de réponses. Quelque chose n’allait pas.
Je retrouvais mon maître de stage dans l’espoir qu’il m’autorise à regagner ma famille pour démêler cette situation. Il ne semblait pas comprendre la nature de mon énervement, face au refus qu’il m’exposait. Il cherchait à me calmer, à me rappeler à la raison, mais je ne parvenais plus à réfléchir posément. A l'écouter, je ne pouvais pas me permettre de quitter l’académie comme ça, sur de simples inquiétudes. Je n’en pouvais plus de l'entendre me le répéter ! J’étais certain que ça avait un lien avec ce Bastien. J’avais tenté de la mettre en garde, mais eTara ne m’écoutait déjà plus depuis longtemps.
Il ne fallut que quelques jours de plus pour qu’une autre lettre ne me parvienne. C’était l’écriture de ma mère cette fois, qui, tremblante, m’invitait à… L’enterrement de Tara. Je ne voulais pas y croire. Elle avait pris la peine de m’écrire, si peu de temps auparavant ! Mais, bientôt, le déni laissa place à une vive colère qui était prête à tout emporter sur son passage, pareille à un raz-de-marée. Je n’étais pas certain de pouvoir remettre un pied à l’académie, après les mots durs que je venais d’avoir envers mon maître de stage, mais il semblait aussi sonné par la nouvelle, se sentant un peu coupable, alors qu’il me donnait l’autorisation de rentrer à Nacreperle pour les funérailles.
Sauf que je ne comptais pas assister à cette vaste blague. Je ne pouvais pas la croire morte… Impossible de m’y résigner. Ils n’avaient même pas de corps à me présenter… Ils voulaient fleurir une tombe vide ! Dès que je fus sur place, je m’évertuai à la chercher sur tout le littoral, embauchant des marins dans le temps imparti, qui seraient prêts à m’emmener où je leur indiquerais. Mes parents étaient atterrés. Ils ne comprenaient pas ma colère envers eux. J’avais réussi à faire fondre ma mère en larmes, en leur reprochant de n’avoir jamais rien fait de bien pour elle, de l’avoir poussée au suicide eux-mêmes. J’étais en colère contre le monde entier, et aussi… Contre moi-même. J’aurais dû être là pour elle. Elle me l’avait reproché, cette fameuse nuit d’été, et je n’avais rien trouvé de judicieux à lui rétorquer pour une fois. Je lui avais seulement demandé d’être patiente, que je reviendrais en Ansemer dès cette dernière année d’études révolue, pour ne plus jamais les quitter. J’avais l’impression de lui avoir menti, de l’avoir trahie.
Les recherches ne donnèrent rien, et il me fallut me résoudre, la mort dans l’âme, à retourner à l’académie après le délai écoulé. Je n’adressais plus la parole à mes parents, qui me reprochèrent de leur côté de ne pas être venu assister aux funérailles. Je n’avais aucune envie de rentrer à l’académie, mais encore moins de rester parmi eux. Plus rien ne m’attendait ici. Plus personne.
• 28 février 981Contre toute attente, mon maître de stage accepta mon retour sans faire grand cas de mes précédents élans colériques. J’avais repris mon apprentissage presque comme si de rien était, même si je ne mettais plus le même entrain à les finaliser correctement. J’étais un élève brillant, d’après lui… C’était bien dommage que je me laisse aller quelques mois avant de terminer mon second cycle. J’étais en phase de décrochage, quand nous fîmes une rencontre inattendue en ville.
Ce fut Luath qui le rencontra en premier, en vérité. C’était fou ce que cette ratonne pouvait apprécier les perles, ironiquement. Je n’avais même plus le cœur à lui retirer des griffes, quand elle arrivait à chaparder un objet brillant lors d’une de mes vadrouilles. D’habitude, elle était assez discrète pour ne pas m’attirer d’ennuis avec ça. Mais cette fois, elle avait jeté son dévolu sur une broche ouvragée à laquelle son détenteur semblait tenir. Il avait eu la décence de ne pas attraper mon familier par le cou et de venir plutôt me trouver pour me la réclamer. Je l’avais récupéré des griffes de Luath qui s’était réfugiée dans mon cou, prêt à lui rendre, mais il semblait étrangement peu tenir à la récupérer immédiatement. Non, il semblait vouloir discuter un peu, même si je ne me sentais pas d’humeur à le faire. Sauf que… Cet homme me posait quantité de questions sur des sujets qui faisaient plus écho en moi que je ne l’aurais cru. La justice, l’ambition, le désir de liberté. Quand il voulut reprendre la broche, il m’avait déjà trop intrigué pour que je le laisse faire sans lui soutirer un peu plus d’informations. Je la dissimulai à son regard d’un geste habile, pour lui promettre de lui rendre à notre prochaine rencontre. L’idée le fit sourire, sans que je ne comprenne pourquoi.
Il m’invita à nous retrouver aux épreuves du solstice, dans quelques mois, pour intégrer le Pas de l’Ombre. Il promettait de m’offrir une nouvelle vie, si je réussissais. Une existence qui ne serait plus dénuée de sens pour moi. C’était idiot. Dans quelques mois, avec de la chance, je serais douanier. C’était ce dont j’avais toujours rêvé de faire, non ? Alors pourquoi notre discussion ne cessait de me hanter depuis lors ?
• 30 juin 981Mon maître de stage fut agréablement surpris de voir mon revirement. J’étais revenu auprès de lui avec de nouvelles motivations, prêt à me remettre en selle. Les quelques mois qui me séparaient des épreuves du solstice d’été devaient être pleinement mises à profit. Je ne négligeais pas mon apprentissage, mais je passais désormais le plus clair de mon temps libre à l'association de sport des douaniers. J’avais un plan en tête, que j’étais prêt à mettre en œuvre. Je délaissais complètement les autres apprentis, qui n’en prenaient pas ombrage, connaissant ma propre situation. Certains étaient même plutôt contents pour moi que je retrouve une source de motivation, m’accompagnant sans se poser trop de questions.
J’aimais déjà bien l’escalade auparavant, mais là, j’avais clairement un objectif en tête qui me donnait des ailes. Pourtant, ce ne serait sans doute pas suffisant pour les impressionner. Je pouvais bien m’entraîner en cachette sur quelques petits tours de passe-passe avec Luath pour les impressionner également, mais… Je n’avançai pas assez vite pour être opérationnel à temps. J’étais de plus en plus étrange aux yeux de mes camarades, si bien que je commençais à leur mentir assez ouvertement pour me justifier, avec toujours ce sourire factice, avant d’avoir le déclic. Le charme, le mensonge… C’était peut-être bien ma chance. Ils avaient tiré une de ces têtes, quand j’avais recommencé à draguer des filles dans les couloirs de l’académie. C’était amusant d’avoir plusieurs conquêtes en même temps, mais un véritable casse-tête à gérer. Bref, une situation parfaite.
Mes bons résultats précédents réussirent à me sauver la mise. J’avais assez travaillé les années précédentes pour donner le change. Je pensais retirer beaucoup de fierté d'empocher mon diplôme dans les forces de l’ordre, mais il n’en fut rien. J’avais l’impression d’avoir cruellement échoué à sauver la personne qui m’importait le plus en ce bas-monde… Alors comment aurais-je prétendre défendre qui que ce soit ? J’avais finalement décidé de rester à l’Ancrage pour exercer mon métier. Je voulais couper définitivement les ponts avec mon ancienne existence, et surtout, je n’avais pas perdu de vue les épreuves du solstice à venir.
Peu de temps après, je m’étais présenté aux épreuves. J’avais misé sur ce qu’il fallait pour sortir un peu du lot, alors que la plupart tentait de montrer leurs prouesses techniques. Je m’étais contenté de discuter un peu avec une voleuse, assez séducteur pour détourner suffisamment l’attention, le temps que Luath subtilise une nouvelle pièce brillante. Je m’étais pris au jeu, sans même y penser. Un maître-voleur m’avait repéré pour mon potentiel, prêt à me prendre sous son aile. J’étais prêt à rejoindre le Pas de l’Ombre, en oubliant aussitôt mes anciennes aspirations. Je n’avais plus rien à perdre. Et lui ? Il m’offrait une nouvelle vie.
Une renaissance.
• 30 juin 984Concilier mes occupations de douanier et de voleur se révéla un sacré jeu d’équilibriste. Mes journées, tout autant que mes nuits, étaient fortement occupées. Mes collègues me trouvèrent fortement changés, les premiers mois passés, mais aucun soupçon ne pesait sur moi. Ils attribuèrent ce revirement à l’envie de me reprendre en main, en me charriant parfois sur une nouvelle conquête qui m’accaparait une bonne partie de mes soirées. Je ne les détrompais pas, même si celui que je retrouvais, à la nuit tombée, n’avait rien des charmes que j’appréciais chez la gente féminine. Le vieux voleur était très énigmatique, avec l’esprit vif et acéré. Il n’était pas parvenu à ce grade uniquement grâce à des mains lestes et à un visage avenant, de toute évidence.
J’étais un bon élève, aussi attentif qu’audacieux. Il appréciait bien souvent mes initiatives, couronnées de succès. Je me faisais doucement un nom de par quelques plans bien ficelés, qui permirent à plus d’un voleur de s’en tirer à bon compte. Il fallait dire que mes activités dans la douane avait un avantage certain pour permettre des entrées et sorties discrètes, à des endroits clefs. Cette double casquette se révéla plus rapidement une aide bienvenue qu’un frein à mon activité, quand je devins voleur de plein droit. On me surnomma alors Parle-d’Or, car tous buvaient mes paroles quand j’établissais la stratégie à adopter ou… Quand je rattrapais leurs quelques bavures pour les couvrir auprès des miens.
Le Pas de l’Ombre était devenu ma nouvelle famille. Je les protégeais à ma manière, assurant leurs arrières. J’avais juré allégeance à Isil et Udun, à qui je vouais la plupart de mes prières, dès qu’un vol était réalisé avec succès, que des événements imprévus surgissent ou non. Luath devait avoir une mauvaise influence sur moi. J’étais devenu aussi accro qu’elle à l’adrénaline que prodiguait un bon larcin.
• 12 mai 994Mes preuves n’étaient plus à faire, après dix ans passés. Mon maître avait fini par connaître une fin tragique, lors d’un vol. Mais je savais que c’était ce qu’il avait toujours souhaité. Il avait refusé de rejoindre les rangs des mendiants pour s’adonner à une activité moins dangereuse. Il faisait partie de ceux qui ne savaient pas s’arrêter, l’heure venue. Je m’imaginais être comme lui plus tard. Je voulais donner aux autres un peu de ces enseignements à travers moi. En devenant maître-voleur à mon tour, je me prêtais au même jeu que lui, à tester quelques futurs disciples, avant de porter mon choix sur une jeune Arhabéenne du nom d’Indira. Elle me plaisait par son caractère flamboyant qui me rappelait parfois qui j’avais été plus jeune.
Lui enseigner les rudiments du vol étaient d’une tâche colossale de plus à assurer en parallèle de mes propres fonctions, mais nous trouvâmes pour elle une bonne couverture qui me permit de la conserver sous mon aile. Indira, devenue interprète en Arhabéen à la douane, devenait peu à peu une voleuse émérite sous mon regard vigilant. Ma première disciple.
• 5 février 1000Quand le précédent Second des Ombres prit sa retraite, je ne pensais pas être choisi pour prendre sa relève. Oh, bien sûr, mes talents n’étaient plus à prouver, j'avais su me faire remarquer à de nombreuses occasions, mais c’était un travail à plein temps. Curieusement, mes capacités à mener ma double existence de front en y trouver dans chacune une nouvelle opportunité semblait bien les séduire. Les nuits seraient d’autant plus courtes, et il me faudrait sans doute déléguer bon nombre de tâches aux doyens et écoutants pour parvenir à tout concilier. Je ne pouvais pas me déplacer aussi aisément que je l’aurais voulu. Sans doute, à terme, me faudrait-il prendre également des officiers. En attendant, j’appréciais surtout la confiance renouvelée du Virtuose et de l’Oracle, qui avait vu en ma personne celui le plus à même de les représenter au Pas de l’Ombre. Je n’avais plus en tête qu’une seule chose… Ne pas les décevoir.