Toutes ces choses que l'on a criées

Cela faisait presque trois semaines que les mêmes pensées tournaient en boucle dans sa tête, répétant inlassablement les mêmes causes, les mêmes hypothèses, les mêmes conséquences. « Tu pourrais rejoindre la police, être mon ailier. On pourrait faire une bonne équipe tous les deux, j’en suis convaincu. » Bertin avait lâché cette bombe dans son esprit et elle ne cessait de revenir aux moments les moins opportuns. Lui aussi était convaincu qu’ils feraient une bonne équipe. Ewen appréciait la compagnie du policier, sa simplicité et le respect qu’il lui portait. Il n’avait pas l’arrogance qu’on pourrait attendre d’un prince. Il se comportait avec lui, simple roturier, comme avec un ami. Travailler à ses côtés lui donner l’impression d’aborder les choses avec un mélange de camaraderie détendue et de concentration professionnelle. Tout ce qu’il appréciait en somme.

Être policier n’était pas dans ses objectifs de carrière. Mais quand il réfléchissait à ses rêves avortés de mage de bataille, il savait mieux que personne que le destin pouvait bien souvent jouer de ses facultés pour modifier le cours de son avenir. Il était guerrier depuis quelques années déjà et enchaîner les missions dans une certaine liberté lui convenait. Il restait en Ansemer majoritairement, voyait du pays, aidait du mieux qu’il le pouvait à protéger sa terre et les siens comme son frère l’avait fait avant lui d’une certaine manière. Oui, il était fier de ce qu’il était désormais. Travailler à plein temps aux côtés de Bertin était un choix de carrière largement envisageable. Bien sûr ce serait différent de ce qu’il connaissait déjà, mais il savait qu’il réussirait. Parce qu’il n’abandonnait jamais, parce que se battre pour réussir était ancré dans ses gênes et qu’il avait pleinement conscience que son ami serait là pour l’épauler comme il l’était pour lui.

Mais en contrepartie ce n’était pas de n’importe quel homme qu’il serait l’ailier. Certes d’un ami, mais avant tout d’un prince. Le prince d’Ansemer. Son prince. Le prince de toute une nation. Qu’adviendrait-il si jamais Ewen ne réussissait pas à le protéger convenablement ? L’idée de risquer de faire perdre un être aussi cher au triumvirat lui était insupportable. C’était une trop grosse responsabilité pour lui et toutes les conséquences qui en découlaient lui donnaient une migraine depuis de nombreux jours. Ses nuits étaient hantées par les différentes options qui s’offraient à lui et ses jours étaient entrecoupés de soupirs de désespoir de ne savoir que faire.

Il savait que le policier attendait une réponse. Alors lorsqu’on lui fit parvenir le message indiquant l’endroit et l’heure où son ami l’attendrait pour discuter, il dût se hâter de prendre une décision. Tout au long du trajet le menant jusqu’aux abords de la capitale, loin des oreilles indiscrètes., il passa en revue les choix possibles. Et lorsque enfin il aperçut la silhouette du prince se découpant dans la lumière du soir, debout fièrement, il avait pris sa décision. « Bien le bonsoir Bertin, tu as demandé à me voir ? Je suis étonné que tu ne souhaites pas discuter autour d’un bon ragoût et de rhum ! »

Il s’approcha de lui, un grand sourire aux lèvres. La simple présence de son ami lui donnait le sourire. Oui, il savait que ce serait le bon choix. Pourtant en observant le profil du prince, les coins de ses lèvres glissèrent progressivement vers le bas et ses sourcils se froncèrent, soucieux. Toute trace de joie avait quitté son faciès pour ne laisser qu’une légère inquiétude. « Tu as l’air soucieux, quelque chose ne va pas ? » Il ne savait pas ce qui pouvait préoccuper le policier, mais pour qu’il le "convoque" loin de toute oreille, cela devait être important.

Tes pensées s’emmêlent, s’entrechoquent. Tu t’entends soupirer une nouvelle fois. Une de plus, alors que tes pas te portent… où ? Tu l’ignores. Loin, te crie une part de toi. L’autre s’est résignée depuis longtemps à se sentir prisonnière, par devoir, par loyauté. Tu ne l’entends guère en ce moment. Ce sont les échos des paroles de Bartholomé qui résonnent en toi. C’est la colère qu’il a éveillée avec ses sempiternelles reproches à peine masqués qui bout en toi. Une colère que tu refuses pourtant de laisser déferler sur ton frère. Tu t’es muré dans un silence relatif alors qu’il tentait une fois de plus de faire de toi celui que tu ne seras jamais plus. Tu as écouté sans entendre vraiment, comme lui, chaque fois qu’il te prie de lui expliquer pourquoi tu refuses de reprendre la mer et de servir Ansemer comme un vrai de Bellancre. Enfin libéré, tu as tenté de te retirer dans ta chambre pour te calmer, mais tu t’es vite rendu compte que c’est peine perdue, aujourd’hui. Tu n’en peux plus.

L’expression figée, les traits tendus, tu as quitté ta chambre, quitté le palais pour rejoindre les rues de Port-Liberté. Là, seulement, as-tu enfin l’impression de pouvoir respirer un peu. Tu as éventuellement songé à envoyer une note au palais pour prévenir de ton absence. Tu t’es ensuite décidé à faire parvenir une note à Ewen également. Sa compagnie te fera peut-être du bien. Ou à tout le moins, parviendras-tu peut-être à oublier le temps d’une heure tes différents avec ton frère…

Tu t’es rendu sur la plage bien avant l’heure du rendez-vous. Tu t’es laissé aller à admirer la mer avec une touche de nostalgie. Comme si elle te manquait déjà. Tu t’es perdu dans tes pensées, si bien que l’arrivée d’Ewen te fait sursauter. Le rire qui t’échappe alors contribue à la chaleur de ton expression alors que tu te tournes pour accueillir cet ami. « Bonsoir Ewen. » Tu souris légèrement avant de nier de la tête. « Il y a des conversations qu’il vaut mieux avoir loin des oreilles indiscrètes. La couronne a des yeux et des oreilles partout… Ici, je sais que personne ne nous entendra. » C’est bien pour ça que tu lui as demandé de te rejoindre si loin. Tu as envie de pouvoir avoir une vraie bonne discussion, sans devoir surveiller tes mots, sans devoir risquer que, demain, un des espions de ton frère – parce que tu assumes qu’il en a, évidemment – lui ait fait un rapport détaillé de ta conversation avec un homme du commun.

Tu inspires lentement à la question d’Ewen. Tu ne voulais pas l’inquiéter, surtout pas dès son arrivée. Mais voilà qu’il est trop tard pour cacher tes tracas. Tu te demandes un instant ce qui a bien pu trahir tes pensées avant de décider que cela n’importe pas. Tu comptais, de toute façon, dire l’essentiel à Ewen avant que vous vous sépariez ce soir. « Je comptais prendre de tes nouvelles avant de t’annoncer les miennes… Tu as raison, je suis soucieux, et c’est la raison pour laquelle j’ai demandé à te voir. Ce que j’ai à te dire te concerne indirectement, vu nos dernières conversations… » Tu inspires lentement avant de pousser un long soupir. Tu cherches par où commencer. Les mots qui d’ordinaire s’enchaînent aisément peinent à passer la barrière de tes lèvres. Tu sais que tes nouvelles pourraient être mal prises. En grosse partie par ta faute…

« Il y a quelques semaines j’ai écrit à un ancien camarade de l’Académie. Il s’est installé à l’Ancrage après ses études. J’étais curieux de savoir si la police de l’Ancrage est à la recherche de nouveaux membres... J’ai reçu sa réponse il y a deux jours… » Tu ne termines pas ton idée. Ton regard s’est perdu sur les vagues qui lèchent le sable de la plage. Ton air soucieux a chassé le masque dont tu tentais de couvrir tes traits quelques minutes plus tôt à peine. Ton regard se teinte de tristesse à présent. D’hésitation, aussi…

Il savait combien Bertin chérissait Ansemer mais détestait la mer. Leur lieu de rendez-vous ne l’avait que plus étonné. Mais quoi de plus apaisant que le doux roulement des vagues au soir couchant ? Mais quelque chose ne tournait pas rond, son ami ne pouvait le lui cacher. Le lieu n’était pas anodin et bien que le prince soit expert dans l’art de dissimuler ses ressentis, Ewen le connaissait suffisamment pour avoir conscience que quelque chose n’allait pas. Pourquoi donc il ne voulait pas qu’ils soient entendus ? Qu’est-ce qui pouvait être suffisamment important pour ne pas être dit autour d’une table de taverne ? Le guerrier était inquiet et l’inspiration du policier ne lui dit rien qui vaille. « Ce que j’ai à te dire te concerne indirectement, vu nos dernières conversations… » À ces mots Ewen soupira et baissa les yeux. Oui ils s’étaient disputés souvent ces dernières semaines. Oui il avait vu l’impatience de Bertin pour avoir une réponse. Oui il avait parfois insinué que Bertin se comportait en lourdaud à lui demander sans cesse une réponse. Mais s’il était dans cet état de nervosité c’est qu’il ne voulait pas risquer de faillir à sa tâche en acceptant.

« Écoute Bertin, je suis désolé si j’ai pu être dur et ingrat ces derniers jours.  Mais  faut voir comment tu t’es comporté aussi ! » Faire des reproches à son ami n’était pas chose aisée mais son exaspération l’emportait parfois. Il faisait de son mieux. Son coeur battait fort dans sa poitrine alors qu’un sourire  se dessinait aux coins de ses lèvres. Il était sûr de lui cette fois-ci. « Alors je suis désolé, et du coup j’en profite pour te dire... » Les mots s’étouffèrent dans sa bouche alors que son camarade reprenait la parole. Il écouta sans rien dire, tandis que chacun des mots semblaient l’emmener vers une chute inexorable.

D’un tambourinement bruyant, le guerrier eut l’impression que son palpitant s’arrêtait brusquement.  Il était figé, choqué par ce début d’annonce. Il n’avait pas envie d’entendre la suite, elle s’était dessinée d’elle-même dans sa tête. Il avait mis trop de temps à répondre. Ewen s’attendait à tout sauf à ça. Il ne savait même pas à quoi s’attendre réellement, puisque toutes leurs dernières conversations tournaient systématiquement sur une dispute. Sa bouche était entrouverte, son regard balayait l’homme qui observait la mer sans avoir conscience de la bombe qu’il venait de lâcher dans le cœur de son potentiel ailier. Lorsque enfin il réussit à reprendre le contrôle de ses expressions, ce ne fut qu’un retroussement de lèvre dégoûté qui se dessina sur son visage et un petit secouement de tête dédaigneux. « Et alors ? Tu vas quoi ? Partir ? Laisser tomber ta terre et ta patrie pour une ville à l’autre bout du monde ? »

On pouvait clairement sentir à quel point il était blessé que son ami prenne la décision de partir alors qu’il était prêt à lui dire oui, à accepter d’être à ses côtés. Un petit rire le prit alors que lui aussi portait ses yeux sur la mer. « Nan en fait dit rien. Par Levor, et dire que je pensais que t’étais le genre de gars hyper fier de ses origines je vois que t’en as autant à cirer que des premiers poils d’un adolescent. » La comparaison était peu flatteuse, stupide même, mais il s’en fichait. C’était le vocabulaire du peuple, du sien du moins, de celui dont Bertin n’avait pas l’air de vouloir s’occuper. « Qu’est-ce que ça fait l’idée d’abandonner ton propre peuple pour aller en protéger un autre qui n’est pas le tien ? » Qu’il était outré et dégoûté qu’il puisse partir. Car c’est bien ce qu’il allait lui dire de toute manière. Il se doutait qu’il n’aurait pas abordé les choses de cette manière si là n’était pas son intention.

Tu sais que tu t’es montré impatient. Tu sais que cette impatience aurait pu paraître malpolie. Tu n’as pas forcément l’habitude que l’on te fasse attendre et tu sais quel honneur tu fais à Ewen de lui proposer un tel poste. Tu ignores si tu parviens à croire qu’il lui a fallut aussi longtemps pour réfléchir. Peut-être as-tu fini par perdre espoir. Par craindre qu’il n’accepte que pour ne pas te décevoir seulement pour détester le travail par la suite. Ça n’aurait en rien aidé votre amitié. T’emporter face à ses reproches non plus, et c’est sans doute ce que tu aurais fait… Du moins si tu avais été dans un état normal. Mais tu ne l’es pas. Ewen se rend-t-il seulement compte du mal qui te ronge ?

« Et alors ? Tu vas quoi ? Partir ? Laisser tomber ta terre et ta patrie pour une ville à l’autre bout du monde ? » Non. Il n’en a clairement aucune idée. Tes traits se tordent en une grimace douloureuse avant que tu ne puisses réellement les maîtriser. Tu soupires longuement, le regard fixé devant toi alors même que ta vue s’embrouille. « Nan en fait dit rien. Par Levor, et dire que je pensais que t’étais le genre de gars hyper fier de ses origines je vois que t’en as autant à cirer que des premiers poils d’un adolescent. »  Tu inspires lentement, baissant la tête en te détournant d’Ewen pour cacher ta douleur, ta colère, et toutes les émotions qui bouillonnaient déjà avant son arrivée. C’est donc le dos tourné que tu te laisses happer par les dernières paroles « Qu’est-ce que ça fait l’idée d’abandonner ton propre peuple pour aller en protéger un autre qui n’est pas le tien ? »

Le silence s’installe. Tu finis par relever le regard, le laisser parcourir la plage. Si ton visage réussit à garder une expression à peu près calme, si ta voix est posée lorsque tu romps enfin ton silence, ce n’est qu’artifice. Tes épaules, les muscles de ton cou, les poings serrés derrière ton dos. Tout démontre l’effort que tu fais pour garder contrôle. « Tu n’as aucune idée de ce que c’est qu’être prince, Ewen. » Tu te tournes vers lui, soudain, pour lui faire face. « Laisses-moi t’éclairer. Quoi qu’il fasse, un prince n’en fera jamais assez. Toujours il y aura quelqu’un pour critiquer ses choix, la moindre de ses actions… Savais-tu que cela commence lorsqu’un prince sait à peine marcher ? » Tu sens la colère montrer en toi. Elle fait trembler ta voix, mais tu fais un effort pour prendre une longue inspiration. Tu veux tenter de garder ton calme malgré tout.

« Savais-tu que l’on a critiqué mon désir de rejoindre l’Académie pour devenir mage de bataille ? Savais-tu que d’autres ont encore trouvé à redire sur mon service en tant que policier ? Que quoi que je fasse, ce n’est jamais assez ? Tu me le prouves encore ce soir… Je comptais profiter de ta compagnie pour tenter de peser les pours et les contres, mais je vois que cela ne servirait à rien. Je suis déjà coupable à tes yeux… » Tu nies de la tête avant de détourner de nouveau le regard.

Le silence s’installe pendant de longues secondes au bout desquelles tu réussis presque à parler calmement. Presque. « Si tu crois que je ne songe pas à mon peuple en prenant cette décision, tu te trompes. J’y pense tous les jours. » Tu te penches pour récupérer un coquillage que tu examines du bout des doigts avant de le lancer de toutes tes forces vers la mer, bien loin devant toi. « Si tu crois qu’un noble, un prince, prend ce genre de décisions à la légère, tu es fort naïf. Cela fait quelques années que je songe à ma carrière et à ce que je voudrais en faire. Quitter Ansemer m’a longtemps tenté, non pas par trahison comme tu sembles le croire, mais par désir d’apprendre à voler de mes propres ailes. Ne plus être protégé, professionnellement, par mon statut de prince. Faire mes marques sans que mon nom, mon titre ne me précèdent pour m’ouvrir la voie. Vouloir apprendre, réellement apprendre, pour mieux servir Ansemer à mon retour. »

Tu te tournes vers Ewen, ajoutant en plongeant son regard dans le sien : « Mais je ne m’attends pas à ce qu’un homme comme toi, un homme du peuple, puisse comprendre quoi que ce soit des envies d’un prince. » Tes paroles autant que le mépris qui y vibre t’étonnent. Tu voudrais les ravaler, mais déjà elle se sont envolées. Tu ne joues pas d’ordinaire de ton statut de prince auprès de tes collègues et encore moins auprès de tes amis. Tu ne cherches pas à les rebaisser simplement parce qu’ils n’ont pas eu la chance de naître noble. Mais les paroles d’Ewen te rappellent de trop l’opinion de ton frère sur ta personne et cela a éveillé le pire chez toi… Et tu ne le regrettes pas. Tu n’es pas en état même d’avoir des regrets. Demain, peut-être. Mais pas maintenant.

Dans sa tête c’est le chaos, le branle bas de combat total. Il y a tellement de mots qui se bousculent, tellement de choses qu’il aimerait lui dire, lui confier. Que l’idée de le laisser partir lui fait peur, que de perdre un ami cher lui fait mal. C’est ça principalement qu’il a envie de lui dire, qu’il a mal à l’idée que Bertin s’en aille et le laisse seul le brise. Il a envie de pleurer. De crier aussi. Mais un homme ça ne pleure pas, ça ne parle pas de ce genre de douleur. C’est un guerrier, et un guerrier ça se doit d’être solide. C’est pour cela qu’il s’impatiente, qu’il serre nerveusement les poings. Le silence qui les entoure le blesse plus efficacement qu’une flopée de coups d’épée. Son mutisme l’énerve. « Répond bordel ! » Il s’agite, tourne en rond.

Il ne sait si c’est le silence où le calme apparent du prince qui attise le feu qui brûle en lui. Comment peut-il rester aussi stoïque à côté de la tempête qu’est Ewen ? Lorsque enfin l’Ansemarien prend la parole, le guerrier laisse retomber sa main sur sa cuisse dépitée. Il le laisse parler, regarde la mer en serrant les dents. Il n’est pas prêt pour une leçon de morale. La presque condescendance dont Bertin fait preuve l’agace. Il l’écoute, il ne peut faire que ça alors qu’il a déjà déchargé sa déception pour lui. Sa gorge est nouée, ses yeux légèrement embué par les reproches qu’on lui assène. Il n’a pas envie que son prince le voit dans cet état. Pourtant lorsque son regard croise le sien il ne le détourne pas. Il s’agit d’être fier avant tout.

« Mais je ne m’attends pas à ce qu’un homme comme toi, un homme du peuple, puisse comprendre quoi que ce soit des envies d’un prince. » La fin de son discours le heurte. Il n’y a pas une once d’amitié. La condescendance a laissé place au mépris. D’ami il est passé au stade de moins que rien. Son visage s’est crispé un instant, sous le coup verbal avant que sa mâchoire se mette à trembler légèrement. « T’as raison, je peux pas comprendre. Je vaux pas autant que toi, moi. » Il ne sait trop comment réagir. Bien qu’il tente de garder la face, il s’est brisé aussi sûrement que s’il s’était jeté du haut des falaises.

Son regard se porte sur le lointain alors que ses poings se serrent. « Mais je suis pas sûr que le naïf dans l’histoire ce soit moi. » Ce mot l’a blessé et il résonne comme une insulte. « Quoique, après tout on s’est bien que les hommes du peuple sont suffisamment cons pour croire tout ce qu’on leur dit. » Un petit hoquet cynique le prend alors qu’il secoue la tête. « Si vous croyez que vous allez pouvoir passer outre votre nom vous vous trompez, votre altesse. » L’ironie pointe aisément dans la manière dont il se met à le vouvoyer, à utiliser son titre plutôt que son prénom. C’est étrange pour lui, mais en même temps ce n’est que la preuve qu’ils se sont éloignés ce soir. « Partout en Arven, tu resteras le prince d’Ansemer. Mais vas-y, continue à te voiler la face. Continue à accuser les autres comme si on était responsable de la famille dans laquelle t’es né. »

Il est vrai que c’est bien son nom qui a fait hésiter Ewen. Mais il était prêt à passer outre. Enfin avant que cette discussion n’éclate. « Les pauv’ merdes du peuple sont pas faits pour côtoyer les gens d’la haute. Nan, ça doit juste s’abaisser et obéir soigneusement à ce que ces messieurs veulent. » Le guerrier se sent bafoué, utilisé. Est-ce que c’est ça que voulait Bertin durant toutes ces années, l’utiliser simplement ? Est-ce que l’amitié qui s’est nouée entre eux n’était finalement que factice ? C’est l’impression qu’il a désormais. Quelques larmes coulent sur ses joues. C’est lâche et enfantin. Mais après tout, c’est bien digne d’un homme du peuple.

« T’as raison, je peux pas comprendre. Je vaux pas autant que toi, moi. » Cette phrase résonne dans ta tête. Même dans ta colère, même dans ta rancœur, tu sais que ce n’est pas ce que tu voulais dire. Que ce n’est pas ce que tu as dit. « Tu déformes mes propos. » Ta voix est basse, si basse que tu l’entends à peine par-dessus le bruit des vagues qui viennent lécher la plage un peu plus bas. Ewen t’aura-t-il seulement entendu ? Tu l’ignores. Tout ce que tu sais, c’est qu’il continue sa tirade.

« Mais je suis pas sûr que le naïf dans l’histoire ce soit moi. Quoique, après tout on s’est bien que les hommes du peuple sont suffisamment cons pour croire tout ce qu’on leur dit. » Tu nies de la tête, un geste tendu par l’effort que tu fais pour garder contrôle. C’est que malgré la dureté de tes paroles, malgré ce différend qui vous sépare soudain avec une violence à laquelle tu n’étais pas préparé. « Si vous croyez que vous allez pouvoir passer outre votre nom vous vous trompez, votre altesse. » Tu inspires lentement, assailli sous les critiques d’Ewen qui attise toujours davantage les flammes de ta colère. Et pourtant tu n’exploses pas. Là, peut-être, se trouve-t-elle une des différences majeures dans vos éducations respectives. Si seulement tu te doutais, à ce moment, de l’effet que ce contrôle pouvait avoir sur Ewen…

« Partout en Arven, tu resteras le prince d’Ansemer. Mais vas-y, continue à te voiler la face. Continue à accuser les autres comme si on était responsable de la famille dans laquelle t’es né. » Croit-il seulement que tu l’ignores ? Non. Tu sais que, où que tu ailles, ton nom te précédera. Qu’il sera suivi de près par ta réputation. Que quoi que tu fasses, tu n’échapperas pas entièrement à ce rôle que ta naissance t’a donné. Mais il y a des choses auxquelles tu échapperas. Des choses qu’un homme qui n’a pas vécu au palais ne pourrait pas connaître, non pas à cause de sa naissance, mais d’une expérience différente. « Les pauv’ merdes du peuple sont pas faits pour côtoyer les gens d’la haute. Nan, ça doit juste s’abaisser et obéir soigneusement à ce que ces messieurs veulent. »

« C’est vraiment ce que tu veux croire, Ewen ? Qu’après les dernières années, cela soit mon opinion de toi ? » Tu t’entends rire de l’un de ces rires auquel la colère donne une teinte lugubre. « C’est une belle amitié que la tienne ! Moi qui croyais pouvoir discuter d’homme à homme avec toi, me voilà bien détrompé. » Il y a de la froideur dans ton ton. Une dureté qui laisse entendre qu’il t’a blessé, lui aussi, même si tu parviens à garder mieux contrôle que lui. Tu inspires lentement, puis soupires tout aussi lentement, le regard perdu au loin sur l’horizon. Puis soudain tu frissonnes, te retournes vers Ewen.

« Je ne sais pas à quoi tu t’attendais en fréquentant un prince… Il était évident dès nos premières rencontres que nos expériences passées sont différentes. Que ni toi, ni moi ne comprendrions l’autre complètement avec aisance. Que cette amitié, si elle devait durer, se bâtirait sur un effort mutuel pour apprendre de l’autre. Du moins, c’est ainsi que je percevais la chose. » Tu détournes le regard pour cacher tes émotions, mais ta voix s’est brisée, ton regard s’est troublé. Tu as mal. Tu as mal de le voir te rejeter ainsi. De voir que vos années d’amitié n’ont pas mené à davantage d’ouverture d’esprit de sa part… « Mais je crois voir à présent que j’étais le seul à y accorder autant d’importance… Peut-être ai-je fait une erreur en voulant t’en parler, même si à mes yeux ce devait être un témoignage de la confiance que je t’accordais. » Tu es toujours en colère. Elle est sous-jacente et s’entend dans le chevrotement de ta voix, se voit dans ton maintien tendu. Et pourtant, dans ton regard que tu prends soin de fixer au loin, il y a douleur et tristesse. Tu avais fondé l’espoir de parvenir à y voir plus clair avec l’aide d’Ewen. Tu comptais sur son amitié, aujourd’hui. La déception te pèse et tu as du mal à ne pas simplement quitter la plage. À quoi bon rester, te tonne ta colère. Mais une part de toi est bien décidée à ne pas laisser Ewen avoir le dernier mot…