So long, and goodbye - Hiéranie & Flavien

Je n’ai jamais particulièrement aimé le matin. D’aucuns diraient que c’est comme une promesse qui se renouvelle, chaque jour – l’esquisse de ce que sera la journée, un avant-goût des événements à venir. La certitude que la nuit est terminée, et que la lumière a vaincu. Bon. J’ai toujours préféré le crépuscule, en fait : la lente descente du soleil sur l’horizon, le ciel qui s’embrase sous toutes les teintes enflammées du soir. Ce calme souverain qui descend sur la terre, les hommes qui cessent d’envahir le monde de leur bruit… juste le silence. Et la nuit. La nuit a toujours été mon moment favori, je pense : d’abord enfant, quand je courais avec Sibeliane dans les couloirs de la bicoque branlante où nous avons grandi, à courir après les fantômes et à chasser les esprits de la cave au grenier. Ces instants volés à cavaler à pleines jambes, à rire à gorge déployée… ou à nous faufiler en catimini de notre nourrice. De précieux moments. Plus grande, la nuit était mon moment d’étude privilégié : lorsque le calme tombait sur l’académie, que l’agitation de la journée s’apaisait, venait pour moi la possibilité de me concentrer sur mes leçons, sur mes devoirs. Sur mes projets. Sur mon avenir. Sur ces rêves, que je voulais accomplir. Et puis, plus âgée – adulte enfin – les nuits sont restées mon refuge. Mon moment de calme, de concentration, de réflexion… Et, bon, parfois aussi, le moment réservé à Ardashir, à Mélisende. Lorsque nos parcours respectifs nous mettent en présence les uns des autres.

Et quand le matin me permet de me réveiller près d’eux, il en devient presque mon moment favori. Aujourd’hui, ce sont les bras d’Ardashir qui m’entourent, et je dois bien reconnaître qu’il est plaisant de commencer la journée sous ces agréables aspects… Même si je me sens affreusement coupable que Méli ne soit pas avec nous. J’ai mauvaise conscience, presque, de profiter de notre amant sans elle ! Tout comme je m’en veux terriblement quand je suis avec elle et qu’Ardashir n’est pas là. Il faudra du temps, sûrement, avant que cette culpabilité s’atténue – tout cela est encore bien nouveau pour moi. Allons, trêve de divagations – je n’ai pas le temps de m’attarder, je dois voir Flavien.

Il me faudra toute la journée pour réussir à trouver le bon moment. Il y a toujours quelque chose à faire, quand la caravane voyage ! Le camp à lever, des affaires à ranger, et une fois la marche lancée… les pauses ne sont pas le meilleur moment pour papoter. Ce n’est pas grave : j’ai mes carnets en main, et je peux recopier les résultats de mes études au propre pour en garder une trace plus pérenne. C’est confortable, installée sur le banc de la roulotte tandis qu’Ardashir mène le cheval à son rythme. Le mien, de cheval, est attaché à l’arrière et suit le mouvement, docilement, habitué à ma vie d’itinérance. C’est le soir venu, une fois le campement installé pour passer la nuit, que je trouve enfin l’occasion de m’approcher de Flavien pour lui parler tranquillement. Je le salue d’un sourire, et m’installe à ses côtés lorsqu’il m’y invite. « Tout va très bien, je te remercie. Tout va toujours très bien, lorsque je voyage avec la caravane, c’est un plaisir sans cesse renouvelé. » Je ne mens pas : j’apprécie fortement mes trajets avec la petite troupe de bateleurs et d’artistes de Flavien. C’est un bon meneur, un guide sûr, et il est tout aussi honnête qu’on pourrait l’exiger de n’importe quel commerçant. Extrêmement tolérant, aussi : nos petits arrangements conjugaux à trois, avec Mélisende et Ardashir, ne lui ont jamais fait hausser le sourcil, et je suppose que son ouverture d’esprit doit parfaitement convenir à certains passagers aux professions peut-être moins… avouables… qu’une archéologue en transit. Nous ne parlons jamais de ces sujets-là : certaines choses savent très bien se cacher en pleine vue, et mieux vaut-il ne pas s’y pencher de trop près.

« Il fallait que je te parle. Nous serons bientôt à l’Hirondelle – c’est là que je vous quitterai. Je dois remonter vers Edenia : j’y ai un rendez-vous important, avec Mélisende que tu connais bien. Elle doit partir faire une croisière en zeppelin au-dessus de Déméria et de la jungle, c’est fou, non ? Imagine un peu, monter sur un bateau qui vole… » Rien que d’y penser, j’en frémis. « Pour moi, la poussière de la route est devenue naturelle… je pense que je me sentirais vraiment mal à l’aise, perchée aussi haut dans les airs. Ça ne te perturberait pas, toi ? »

Le regard de Flavien ne cesse de parcourir les alentours, et je ne peux retenir un sourire devant une vigilance si poussée. Il est connu pour le soin presque religieux qu’il prend de sa petite troupe ; et je dois bien reconnaître que mes voyages avec la caravane ont toujours été empreints d’une sensation de sécurité que j’ai rarement retrouvée ailleurs. C’est compliqué à définir, et je n’ai rien d’une poétesse ! C’est un peu comme si les membres du convoi, les réguliers, ceux qui vivent sur les chemins, avaient fini par constituer au fil du temps une famille chaleureuse et incroyablement soudée. Pour ceux qui, comme moi, partagent leur quotidien au gré d’un voyage ou de dix, c’est un peu le confort de la maison, la chaleur d’un accueil convivial, et surtout le sentiment d’appartenir à un ensemble uni, même de manière honoraire. Je me sens toujours un peu chez moi, ici, surtout à présent que j’ai la certitude d’y retrouver Ardashir ; et quitter la protection de Flavien est toujours une décision que je prends à regret.

Mais point de tergiversation, je ne peux pas retarder mon départ, cette fois – et quand bien même j’aimerais rester plus longtemps à arpenter la poussière des chemins avec mon Arhabéen, j’ai ma Cielsombroise qui m’attend, et c’est un rendez-vous que je ne peux songer ne serait-ce qu’une seule seconde à manquer. Je retrouverai la caravane plus tard, dans quelques semaines ou dans quelques mois, quand ses déplacements coïncideront avec les miens entre deux fouilles. Profiter de l’instant présent : voilà l’enseignement que je tire de chacune de nos rencontres.

Je secoue doucement la tête à la question de Flavien, un sourire amusé aux lèvres. « Je ne monterai pas à bord, je n’ai pas les moyens d’acheter une place – c’est un privilège réservé aux gens puissants ! C’est Mélisende qui part pour la croisière, je pense qu’elle a envie de visiter Déméria. Moi, je dois la retrouver au point d’embarquement, pour lui dire au revoir – et je la retrouverai lorsque le zeppelin sortira de la jungle, nous avons convenu que je l’attende à la ville de l’escale. Cela me permettra de visiter un peu Déméria également ! Je n’ai pas particulièrement envie de m’envoler, de toute manière. » Je n’ai jamais eu le vertige ; mais l’idée d’être suspendue dans les airs, sans aucun contact avec le sol… Cela me semble inutilement dangereux. On court déjà bien assez de risques avec les pieds sur terre…

D’un sourire, je remercie Flavien qui m’apporte à dîner. Le ragoût de la caravane est toujours délicieux – il faut croire que son guide aime à s’entourer de personnes compétentes pour faciliter le quotidien de la troupe. Ma propre cuisine étant plutôt déplorable, il est appréciable de pouvoir profiter d’un tel confort. Cela me manque toujours un peu pendant les opérations de fouilles – je devrais peut-être m’associer à quelqu’un qui soit capable de préparer à manger sans intoxiquer ses convives… Il faudra que j’y réfléchisse. En attendant, Flavien me pose une nouvelle question, à laquelle le réponds également par la négative. « Ardashir reste ici, je n’oserai jamais te voler un de tes guerriers ! Il prend très au sérieux ses engagements, s’il avait l’intention de partir, il t’en aurait parlé, tu sais. » Je trinque avec lui, levant ma chope à l’intention du reste des dîneurs éparpillés autour de nous dans un salut silencieux. « Je ne suis pas sûre qu’il ait très envie de mettre les pieds sur un zeppelin ; et en ce qui me concerne, j’ai été mandée par la matriarche Gaïane à Edenia, et cette invitation ne mentionnant pas d’accompagnateur. C’est toujours pénible de le laisser derrière moi quand je dois vagabonder à tous les vents, mais je reviendrai le voir dès que je le pourrai. »

Cela m’inquiète, en réalité. La première fois, c’est la distance qui a saboté notre relation – est-ce que la situation ne risque pas de se reproduire ? Il y a tant de caravanières accortes et peu farouches, dans cette petite troupe disparate, est-ce que mon guerrier résistera à la tentation… ? Hors de question d’exprimer mes angoisses à Flavien, en tout cas – ce ne sont pas ses affaires, et je me hâte de reprendre le fil de la conversation. « Je t’avoue que je suis un peu anxieuse à l’idée de rencontrer une reine… Mélisende doit me conseiller sur la tenue à porter, quand je la retrouverai, mais je ne sais pas vraiment comment me comporter en présence d’une souveraine aussi grande. Tu as déjà rencontré des rois, toi ? La caravane s’est-elle déjà produite dans un palais ? »

Flavien me parle de ses parents, et son offre généreuse me tire un sourire reconnaissant. Je n’irai sans doute pas déranger ces braves gens, mais savoir que j’ai un point de chute en cas de besoin est toujours une information bienvenue ! Le soin que le guide de la caravane prend de ses ouailles est véritablement remarquable, et je ne regrette jamais de faire confiance au Harpelige lorsque mes besoins de voyage correspondent avec le chemin tracé pour la petite troupe des artistes vagabonds. Leur vie est si trépidante ! Toujours un nouvel endroit à visiter, de nouveaux visages à rencontrer, de nouvelles coutumes à découvrir. Et les petits trafics clandestins que mes séjours parmi eux m’ont laissé entrevoir doivent générer un profit plus qu’intéressant pour des nomades. Si ma vie était différente, si je n’avais pas la passion de l’histoire qui brûle en moi, leur existence itinérante m’aurait sûrement séduite. Voguer sans attache, arpenter sans fin les routes et les chemins que le Destin place sous mes pieds… Oui, cela m’aurait sûrement plu, en dépit de mon absence totale de tout talent artistique. Mais mes choix ont porté ma vie dans une toute autre direction, pas vrai ? Bien loin de mon adorée cousine Sibeliane, elle aussi lancée dans une carrière à laquelle notre éducation ansemarienne ne nous aurait jamais destinées. Une savante, et une pirate – comment s’étonner que nous n’ayions pas trouvé notre place dans le royaume de notre enfance…

Très attentive, je bois les paroles de Flavien, qui me raconte son expérience avec les têtes couronnées du continent. Étrangement, malgré sa réputation quelque peu effrayante, je ne crains pas particulièrement la matriarche Gaïane. C’est une femme réputée forte et déterminée, et si elle parvient à s’entendre avec la redoutable Ermengarde, nul doute que j’approuverai de tout cœur ses décisions. Je n’ai pas le tempérament d’une Démériane ; mais je les rejoins sur quelques principes fondamentaux, et j’attends cette rencontre avec grande impatience. La proposition de Flavien est tentante, mais mon emploi du temps est un peu serré, et je doute d’avoir le temps de passer voir ses parents avant ma convocation au palais. « Je te remercie, j’irai sans hésiter les trouver si j’ai le temps de faire le détour ; je ne voudrais pas risquer de m’égarer sur les chemins et de louper le rendez-vous, ce serait un affront considérable pour la reine. » Pensivement, je tapote mon menton du doigt, toute idée de dîner oubliée. Notre conversation s’est orientée sur un sujet fort intéressant, et si je n’éprouve pas particulièrement de peur à l’endroit de la matriarche de Déméria, il est un autre souverain que je redoute tout particulièrement de croiser. Fantasque, colérique, connu pour ses sautes d’humeur et ses idées absurdes… et aussi, le frère de cœur de ma bien-aimée, que je devrai fatalement le rencontrer un jour ou l’autre. Le reste de sa fratrie est déjà suffisamment terrifiant – encore que, pour la jumelle, je ne m’inquiète pas trop, Sissi m’en disant le plus grand bien – mais celui-là… Celui-là ! J’en fais parfois des cauchemars, la nuit, tant cette idée me préoccupe.

« Flavien, si tu as fait le tour des cours du continent, que peux-tu me dire sur celle de Sombreciel ? Le polyarche Castiel… est-il si effrayant que la rumeur le dit ? On le prétend particulièrement instable, et je me demandais si tu pouvais m’en dire un peu plus à son sujet. L’as-tu déjà rencontré ? »

Spoiler:

Flavien prend son temps pour me répondre, et ce silence m’oppresse un peu. Je le sais théâtral, bien sûr, habile en effets de style, à faire durer le suspense et à ménager ses effets – mais quelque chose me dit que ce n’est pas pour ça qu’il me fait patienter. Il prépare sa pipe, l’allume, concentré sur ce qu’il va me dire ; et moi, légèrement penchée en avant, les mains jointes sur mes genoux, je l’écoute attentivement. La rumeur court si fort, quand il s’agit de Castiel de Sombreflamme, que je préfère me fier à l’avis de quelqu’un qui l’aurait approché, même brièvement – et qui ne soit pas sa sœur de cœur, car je soupçonne Mélisende d’une coupable indulgence à l’endroit de son souverain. Il est bien naturel qu’elle aime sa famille – moi-même, j’adore positivement ma fantasque cousine, et visiblement Flavien a pour les siens un attachement tout aussi sincère – mais je dois bien avouer que la personnalité du célèbre souverain de Sombreciel m’inquiète quelque peu. Il faudra bien que je le rencontre un jour, si je tiens à conserver Mélisende dans ma vie (et j’y tiens si fort !), mais je dois bien reconnaître que cette perspective m’angoisse.

Le tableau brossé par Flavien n’est guère engageant, et j’en frémis un peu. Je ne suis pas une pleutre, et jamais il n’a été question de lâcheté dans mes actes ni mes décisions, mais là… Là, vraiment, cette description est tout sauf rassurante ! Pendue à ses lèvres, j’opine du chef mécaniquement, gravant chaque détail dans ma mémoire, me promettant d’aborder le sujet avec Mélisende. Un jour. Quand la situation s’y prêtera. Je suis certaine que l’on peut éviter les présentations encore longtemps ! Reportant mon attention sur Flavien, j’émets un petit rire nerveux. « C’est dans des situations pareilles que je me réjouis d’être sujette de la consule Ermengarde ! C’est une femme profondément sensée et raisonnable avec laquelle j’ai eu plaisir à discuter. J’appréhende un peu de rencontrer la matriarche Gaïane, mais elle semble une souveraine éminemment stable également… et je suis curieuse de savoir ce qu’elle attend de moi. » Mon regard se perd au loin, et je laisse passer quelques secondes de réflexion, ponctuées par les bruits du camp qui s’installe pour le repas. Cela va me manquer, cette ambiance collégiale, la présence constante d’autres voyageurs à mes côtés sur les routes – Ardashir va me manquer également, je ressens déjà au cœur les premiers pincements de son absence, mais une part de moi est heureuse tout de même de pouvoir se lancer à nouveau au galop sur les chemins, seule avec Cordéliane.

« J’enverrai des nouvelles à la caravane si j’ai besoin d’une place parmi vous pour le retour, mais je ne sais pas combien de temps ma mission durera. Tu prendras bien soin de tout le monde, Flavien, mais pense à te reposer, hein ? Tes caravaniers ont besoin d’un polichinelle en pleine possession de ses moyens. » Un sourire affectueux complète mes mots. Cela fait longtemps que je partage épisodiquement le quotidien de cette petite troupe bigarrée, et j’en venue à éprouver un sincère attachement pour chacun de ses membres.