Mission de haut vol

Gaïane est avec Zéphyre dans son jardin privé, une sorte de patio à l’intérieur des appartements de la souveraine où la nature y est luxuriante. C'est le printemps donc le jardin vit ces plus beaux jours, c'est très agréable. Le soleil est à son zénith et il fait bon dans le patio. Gaïane porte une robe bleu pastel en mousseline de soie assez légère. Iorek n’est pas là, il est en forêt et Olivia est avec ses professeurs et trois arcanistes qui veillent en permanence sur elle.

Elles sont installées non loin d’une grande volière où les oiseaux vont et viennent librement et d’un petit bassin. L’ambiance est paisible. Il y a également un potager au fond du jardin, petit secret entre Gaïane et Olivia, elles aiment faire un peu de jardinage toutes les deux. (Difficile d’imaginer la matriarche les mains dans la terre et pourtant ça arrive !) Elles peuvent récolter, quand c’est la saison, quelques fraises, tomates cerises… Un petit moment qu’elles partagent entre mère et fille loin des obligations de reine et princesse.

Elles sont en train de parler de la future mission de Zéphyre. Si habituellement, cette dernière est assignée à la protection de la princesse héritière Olivia, cette fois on a besoin d’elle pour veiller à ce que la traversée de l’Astrolabe au-dessus de Déméria se passe sans encombre. Gaïane appréhende un peu. Elle a freiné autant qu’elle le pouvait l’ouverture d’une ligne de zeppelin, mais forcée de constater que le monde évolue et la matriarche n’a pas d’autre choix que de faire avancer Déméria également. Elle n’aime pas les changements, cela l’oblige à sortir de sa zone de confort, créer de nouveaux problèmes, potentiellement ne plus avoir le contrôle sur la situation ; et tout ceci ne lui plaît pas.

« Zéphyre, nous t’avons assigné avec Lionel à la mission dite « de haut vol ». Si tu veux bien, tu l’accompagneras à bord du zeppelin : l’Astrolabe pour veiller sur les passagers qui y seront. On m’a annoncé qu’il y aurait des personnalités issues des familles royales des nations voisines. Nous n’avons donc pas le droit à l’erreur. L’Astrolabe part d’Euphoria le 17 mai, puis fait une escale à l’Ancrage et arrivera à Edenia le 26 mai pour repartir le 29. » Gaïane explique à Zéphyre un petit peu la mission sur un ton calme, mais sérieux.

Elle a pleinement confiance en sa nièce pour mener à bien cette mission. Elle a également besoin d’elle pour une mission plus secrète, en sous-marin, mais tout aussi importante…

Convoquée par la matriarche ! La nouvelle lui est parvenue alors que son tour de garde auprès d’Olivia prenait fin, et Zéphyre s’est empressée de se rendre au petit jardin privé de sa reine, là où bien peu ont leurs entrées mais où elle peut se présenter à toute heure – privilège de nièce de la souveraine et de cousine adorée de l’héritière, même née bâtarde. Elle n’en abuse toutefois que fort peu, n’osant trop entrer dans ces lieux sans la présence de leur propriétaire, et n’en reçoit la convocation qu’avec plus de joie encore, à l’idée de pouvoir profiter du printemps au milieu des fleurs. Installée aux côtés de Gaïane parmi les massifs, bien au fond, entre la volière et le petit potager où Olivia adore enfoncer les doigts, l’arcaniste écoute attentivement les consignes de sa souveraine.

Il est malaisé, parfois, de savoir comment se positionner par rapport à celle qui est bien plus sa mère que celle qui lui a effectivement donné le jour ! Parfois, leur relation est celle d’une tante et de sa nièce ; parfois, c’est celle d’une souveraine et de sa sujette ; et de temps en temps, c’est également celle d’un général des armées et de sa subordonnée. Visiblement, aujourd’hui, c’est la porteuse de couronne qui s’adresse à son arcaniste, et Zéphyre écoute attentivement ce qu’elle a comme instructions à lui communiquer. Un sourire empli de gratitude éclaire son visage : la mission est offerte, pas imposée. C’est sûrement là un privilège de leur lien du sang, car elle doute fort que les autres se voient proposer des affectations qui leur sont plutôt ordonnées – mais qu’importent les raisons, elle est en quand même ravie. Et quelle mission ! Accompagner Lionel en personne ! Être le seul soutien du brigadier dans ce qui semble une tâche importante !

Inclinant la tête avec déférence, Zéphyre baisse un instant le regard en signe de respect, avant de relever les yeux vers Gaïane, un sourire ravi refusant de quitter ses lèvres. « Votre Majesté, j’accepte avec reconnaissance l’honneur que vous me faites. J’accompagnerai le seigneur brigadier et lui porterai assistance dans toute tâche qu’il voudra me confier. Vous me parlez de personnalités, pouvez-vous m’en dire plus ? Est-ce un voyage diplomatique, ces visiteurs disposeront-ils d’une escorte privée ? Quel type de protection devrons-nous mettre en place, craignez-vous des… incidents, ma reine ? »

Cela a été si compliqué de faire venir un zeppelin en Déméria ! Zéphyre était aux premières loges, dans l’entourage de la petite Livia, pour constater les réticences de sa tante à l’idée de laisser entrer cette ‘aberration volante’ sur le territoire démérian. Il a fallu des mois, avant qu’elle n’accepte – son consentement cache-t-il donc des motifs plus confidentiels… ? Quelle joie, en tout cas, d’être choisie pour une telle mission !

Elle ne lui montre pas forcément, mais Gaïane est très fière de sa nièce. À chaque fois, qu’elle pose son regard sur elle, elle ressent ce sentiment de satisfaction à son égard. Elle aime Zéphyre comme sa propre fille, elle est heureuse de pouvoir compter sur elle en tant qu’arcaniste, mais parfois elle se demande si c’est une bonne idée qu’elle le soit. Oh, elle ne remet pas en cause les capacités de sa nièce, loin de là, mais c’est un métier à risque et elle ne veut pas voir ses proches mourir dans l’exercice de leurs fonctions comme cela a pu être le cas avec Diane de la Fère. Elle a ressenti les mêmes doutes concernant Lionel avant de lui proposer le poste de brigadier.

La matriarche sait manier les mots, elle a appris à choisir les bons mots pour les bonnes situations et les bonnes personnes. Avec Zéphyre, point d’autorité, elle lui parle comme elle l’aurait fait envers sa fille. C’est une question sans réellement en être une, Gaïane ne s’attend pas à un refus, mais elle veut être certaine que la mission ne la dérange pas. Avant elle, la discussion avec Lionel, sur le même sujet, a été un peu houleuse. Gaïane a lourdement insisté pour qu’il ne prenne pas part à cette mission à bord du zeppelin comme il a le mal de l’air. Mais le brigadier n’a rien lâché au vu de l’importance d’une telle mission quitte à se sacrifier au profit de la sécurité de Déméria. C’est ce genre de décision qui prouve à Gaïane qu’elle a bien choisi le successeur de Diane. Le nom de Zéphyre est venu naturellement pour épauler Lionel et rassurer Gaïane.

Gaïane écoute attentivement les questions de sa nièce. Les missions des arcanistes sont souvent anxiogènes pour Gaïane et pourtant elle n’y prend même pas part. Ce sont des missions à risques et elle redoute toujours le jour où on viendra lui dire qu’un tel a disparu ou qu’un tel est mort en défendant la nation. Elle s’y attend, bien sûr. Elle s’y est préparée, mais cela ne change rien - cela la touche plus qu’elle veut bien le montrer.

«  On m’a dit que l’ambassadrice de Sombreciel serait à bord ainsi que la soeur du polyarche semble-t-il.» Gaïane marque un arrêt pour réfléchir, se remémorant ce qu’on lui a annoncé. Elle n’a pas une très bonne mémoire, enfin si, mais uniquement pour ce qui l’intéresse. L’Astrolabe fait partie des sujets qu’elle a retenus, un zeppelin dans le ciel de Déméria, elle a suivi tout cela de très près. En revanche, si elle juge, un sujet complètement inintéressant, ce n’est même pas la peine d’essayer, elle ne fera même pas l’effort de retenir quoi que ce soit.

« La demoiselle de compagnie de la princesse d’Abyme a également pris un billet, ses raisons m’échappent, mais elle sera à bord. Et, je sais aussi qu’il y aura également Rodrigue Belorme, professeur à l’académie et une poignée de ses élèves avec lui. Les déplacements sont pour la plupart purement touristiques. À ma connaissance, il n’y aura pas d’escorte privée, c’est pourquoi nous avons jugé judicieux de détacher deux arcanistes pour assurer la sécurité à bord de l’Astrolabe durant la traversée au-dessus de Déméria. »

Est-ce que Gaïane craint des incidents ? Évidemment. Tous les pires scénarii lui sont passés par la tête, le plus évident étant le crash du zeppelin sur une ville démériane.

« On m’a assuré que le zeppelin était sur, construit par les meilleurs en Sombreciel. Par conséquent, vous ne devriez pas être confrontés à un problème technique durant le vol. »

Gaïane aurait tant aimé que cela ne soit qu'une mission de routine, juste surveillé que tout se passe bien, mais non...

« Bertin de Bellancre, policier à l’Ancrage sera également du voyage pour enquêter sur des soupçons de contrebande. Nous avons proposé aux forces de l’ordre de l’Ancrage notre appui. Vous devrez donc agir sur plusieurs tableaux : l’enquête sur les soupçons de contrebande, veiller à la sécurité de tous les passagers et accompagner le groupe de l’académie en sortie scolaire. C’est une mission très importante, Zéphyre, je pense que tu en as conscience. Déméria n’a pas le droit à l’erreur. »

Elle n’avait pas vraiment l’ambition de devenir une mage de bataille, la petite Zéphyre, dans ces temps lointains où elle vivait encore à l’Orchid ; mais au fil des ans, tandis que ce projet exigeant grandissait dans un coin de son esprit et qu’elle sacrifiait tout à ses efforts d’étude et d’apprentissage, elle avait secrètement nourri le rêve de devenir l’une de ces mages prestigieuses connues dans tout Déméria, et même en dehors des frontières. Ce n’était pas tant la renommée qui l’attirait – encore qu’il soit flatteur d’être réputée pour l’excellence de ses compétences dans l’art délicat des arcanes – ni même la solde confortable. Ni même la fierté de clouer son bec persifleur à Aquilée, ou celle de marcher dans les pas de sa marraine adorée Diane. Non, ce qui la motivait, la jeune Zéphyre adolescente, de plus en plus, c’était de devenir l’une de ces femmes courageuses qui épaulaient Gaïane, tapies dans l’ombre du trône pour mieux protéger leur souveraine. Sait-elle, la toute-puissante reine de Déméria, à quel point sa nièce bâtarde lui est attachée ? Sait-elle, la redoutable matriarche crainte même en dehors de ses frontières, que l’enfant prise sous son toit presque par pitié la voit bien plus comme une mère que comme une tante ? Probablement. Elle a certainement constaté que le comportement de la cadette de l’Orchid évoluait en ce sens, pendant toutes ces années. La plus grande ambition de Zéphyre ? Prouver à Gaïane qu’elle est digne de sa confiance ; et que la souveraine a eu raison d’intervenir en faveur de sa nièce lors de son recrutement au sein de l’escadron.

Alors forcément, une mission spéciale et confidentielle pour appuyer le très respecté brigadier Lionel, que rêver de mieux ? Ravie, mais réfrénant son enthousiasme pour paraître convenablement sérieuse et concentrée, la jeune mage mobilise toutes ses facultés mentales pour graver dans sa mémoire les explications et les consignes de sa tante. Deux arcanistes pour assurer la sécurité… ? Elle se contente d’un « Mmmh. » sceptique lorsque la possibilité d’un problème technique est évoquée : elle n’y connaît rien, elle, en zeppelins, donc ce serait pas mal que tantine ait aussi prévu un ou deux mécaniciens, hein. Juste au cas où. On ne sait jamais, avec ces Cielsombrois connus pour être totalement imprévisibles : et s’ils avaient décidé d’installer une nouveauté bancale sur l’Astrolabe, hein ? Et qu’il s’écrase en plein milieu d’un jardin ? Brrr !

Hochant pensivement la tête, la jeune mage compte sur ses doigts à haute voix. « Assurer la sécurité des passagers, notamment ceux de marque. » Et de un, pouce levé. « Coopérer avec le prince Bertin d’Ansemer pour une enquête de contrebande, discrètement je présume. » Et de deux, index pointé. « Assister le professeur… Belorme, c’est ça ? Dans l’encadrement de son groupe d’élèves de l’académie en sortie scolaire. » Et de trois, majeur tapoté. Zéphyre garde le silence quelques secondes, méditant attentivement les informations données par sa tante. « Mmm-mmmh… » L’instinct lui souffle qu’il y a peut-être un peu plus que ça, et elle braque vers sa reine un regarde scrutateur, poliment inquisiteur. « Ma tante… Dites-moi. Il me semble avoir entendu naguère le brigadier de Rivepierre mentionner au détour d’une conversation son inconfort dans les airs… ? Êtes-vous certaine que… ? » Que tout va bien se passer ? Que Lionel ne risque rien à quitter le sol de Déméria ? Que cela vaut réellement la peine de mettre en danger l’un des meilleurs brigadiers que la troupe des arcanistes ait jamais eu le privilège de suivre ?

Gaïane acquiesce quand Zéphyre parle de coopérer discrètement avec le prince d’Ansemer. Évidemment. Secret. Confidentialité. Discrétion. Mission dans l’ombre. Comme d’habitude. « Oui, Rodrigue Belorme, professeur de… » Elle marque un arrêt, elle ne se souvient plus. Peu importe, ce n’est pas le plus important.

La matriarche baisse la tête à la dernière question de sa nièce, si elle pouvait se taper la tête avec les mains elle le ferait. « Je sais… J’ai lourdement insisté pour que Lionel ne prenne pas part à cette mission. Pour ne rien te cacher, cela a été objet de discorde entre nous. J’ai formellement refusé qu’il l'accepte, mais tu dois le savoir il est tenace. Plus tenace que moi, semble-t-il. » Ils se sont disputés. Rien de dramatique, ils ne s’en tiendront pas rigueur. Leur attachement va au-delà des querelles de ce genre. Gaïane voulait le protéger et Lionel voulait faire son devoir. Ce n’est pas la première fois qu’ils se disputent pour ce genre de sujet. Elle le sait en acceptant de voir ses proches rejoindre la troupe des arcanistes, elle consolide sa troupe d’élite avec des membres loyaux, mais cela veut également dire envoyer Lionel ou Zéphyre en mission. Cela ne se voit pas toujours, mais parfois c’est trop pour Gaïane qui a peur à chaque instant de perdre l’un des membres de sa famille. Et là savoir Lionel sur un zeppelin, c’est trop.

« C’est pour cela que tu es là Zéphyre, que je t’ai choisi pour accompagner le brigadier de Rivepierre. Je compte sur toi pour prendre soin de lui, même si lui aussi m’a assuré qu’il irait bien, même dans les airs à bord d’un zeppelin. » Lionel, Livia, Anne et Hadrien ; ils sont tout ce qu’il lui reste de Livien et Gaïane ne veut pas les perdre, à aucun prix. Elle a foi en Zéphyre et elle y arrivera. Parce que Gaïane croit en elle. Tout le monde a assuré à Gaïane que tout irait bien. Tout le monde. Alors, elle est assez confiante la matriarche, peut-être que, pour une fois, c’est elle qui a tort et qu’accepter le progrès technologique est une bonne chose. Peut-être qu’ils ont raison pour les zeppelins.

Gaïane a conscience du poids que représente cette mission pour Zéphyre qui fait de son mieux pour lui prouver qu’elle mérite sa place au sein des arcanistes. « Te sens-tu prête pour cette mission ? Est-ce que ça va aller ? » Tout en parlant, elle prend délicatement les mains de sa nièce. Elle a toujours un peu peur d’envoyer Zéphyre en mission, pas par manque de confiance, mais bel et bien parce qu’elle a peur pour sa vie. Elle a peur que Gaston lui reproche, un jour, la mort de sa fille. Zéphyre a de grandes responsabilités pour cette mission alors Gaïane préfère s’assurer que la jeune femme se sent apte.

Professeur de quelque chose, ça ira très bien. Zéphyre n’a pas besoin d’en savoir plus pour bien appréhender les paramètres de sa mission, de toute manière ! Quelle que soit la classe de magie qu’il enseigne, cela a sûrement un lien avec la profession d’arcaniste, elle arrivera bien à broder quelque chose si on lui pose des questions sur son cursus scolaire passé. Le plus important, c’est la présence d’enfants à bord – c’est toujours délicat, surtout s’ils viennent de familles prestigieuses, il faudra qu’elle pense à se renseigner sur le sujet avant de monter à bord. Mieux vaut éviter de commettre un impair qui pourrait nuire à l’image respectable de la couronne démériane et des agents à son service.

La défaite se lit clairement dans la posture de Gaïane tandis qu’elle évoque sa dispute avec Lionel, et Zéphyre ne peut retenir un grognement compatissant. Elle garde de feu son oncle Livien un souvenir attendri, de la personnalité calme et diplomate de l’époux de cette redoutable souveraine qu’est sa tante – d’un homme adroit à la discussion, sachant raisonner et parfois faire céder son épouse, tout en douceur et en bon sens. Mais Lionel n’est pas vraiment du même moule : il est plus entêté, plus déterminé, bien plus fermement campé sur ses positions, et son sens de l’honneur typiquement ansemarien ne souffre aucune infraction. Zéphyre l’en admire tout autant qu’elle pouvait adorer Livien, mais il est clair que le tempérament du brigadier et nettement moins compatible avec l’argumentation lorsque la cible est Gaïane.

Et là visiblement, c’est l’obstiné Rivepierre qui l’a emporté. Un instant, en passant, Zéphyre se demande comment Maeve finira par tourner, à grandir près d’une femme si déterminée, élevée par un père qui élève l’acharnement des convictions au rang d’une discipline d’élite. Si la jeune arcaniste est déjà réputée pour son opiniâtreté alors qu’elle n’a eu qu’une partie de ces influences-là, que dire de la jeune demoiselle de compagnie de la princesse ? Et de la dauphine elle-même ? La prochaine génération de Déméria sera vraisemblablement emplie de femmes fortes, et la mage ne peut que se féliciter à l’idée d’en faire partie. « Je veillerai sur lui, ma tante, je vous le promets. » Et pas uniquement parce que Gaïane le lui demande – par réelle sollicitude. Elle est attachée, Zéphyre, à cet homme sévère et droit qui a été pour elle un mentor attentif et un maître exigeant, lui permettant de développer des compétences de magie reconnues et de faire un pas de plus sur le long chemin qu’elle s’est choisi.

La sollicitude de sa parente la touche, et elle serre entre ses mains celles de sa tante. La confiance qu’elle lui manifeste est considérable, et Zéphyre en est bien plus reconnaissante qu’elle ne saura jamais l’exprimer. « Oui, ça va aller ! Je me sens prête, et le brigadier sera là. Qu’est-ce qui pourrait mal se passer, hein ? Rassurez-vous, ma reine : nous avons la situation bien en main ! » Et elle opine fermement du chef, pour mieux manifester sa pleine conviction en ses propres compétences et celles de son supérieur. « C’est vous qui superviserez les arcanistes en l’absence du sire de Rivepierre, ma tante ? Je sais que vous avez beaucoup à faire, est-ce que cela ira ? » La troupe est connue pour avoir besoin d’une supervision vigilante – tellement de missions pourraient mal tourner – et la surcharge de travail inquiète quelque peu la jeune femme. Il ne manquerait plus qu’un arcaniste fasse une bêtise en l’absence de leur chef… !

D’habitude, Gaïane ne s’ennuie pas avec des détails inutiles. Ses conseillers et autres personnes tournoyant autour d’elle se contentent de l’essentiel, sauf si la matriarche demande plus d’explications. Trop d’informations circulent en permanence dans le royaume et Gaïane est obligée de faire un tri : éliminer tout ce qu’on lui dit qui est sans intérêt ; se concentrer sur le reste ; porter une attention toute particulière aux affaires familiales.

Au fond d’elle, Gaïane sait que ça ira pour Lionel - sinon, ce dernier n’aurait jamais accepté pareille mission. Elle ne peut pas s’empêcher, malgré tout, d’être un peu inquiète. Monter à bord d’un zeppelin est déjà une épreuve en soi, mais quand on a en plus le mal de l’air… Elle était présente lors de l’inauguration de la ligne de zeppelin traversant Déméria, mais elle est restée soigneusement sur la terre ferme quand il a fallu faire le voyage inaugural. Elle n’est clairement pas à l’aise avec tout cela et ne peut que comprendre Lionel. C’est aussi pour cette raison qu’elle s’est battue bec et ongle afin qu’il ne prenne pas part à cette mission.

Vous pourriez tous mourir… pense Gaïane lorsque Zéphyre demande ce qu’il pourrait mal se passer et ça serait un drame pour la famille royale. Elle y a longuement songé, que ferait-elle si d’autres membres de sa famille venaient à mourir ? Comment ferait-elle face ? Certes, la perte serait toujours (normalement) moins douloureuse que celle de Livien, mais cette idée la préoccupe beaucoup ces derniers temps. Tous les jours lorsqu’elle pose les yeux sur Livia, cette pensée la traverse. Zéphyre la sort de ses sombres pensées avec une question à laquelle elle n’a pas réfléchi…

« Oui, je te le confirme. Je prendrai en charge les arcanistes. Tous les détails ont été discutés avec Lionel. Iseult prendra ta relève auprès de Livia. C’est une affaire de quelques jours. Comment tu disais ? Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? » Pour les arcanistes, Gaïane n’est pas trop inquiète, peut-être est-ce un tort. En leur absence, Edenia ne devrait pas brûler. En tout cas, la matriarche est en mesure de gérer toutes les tâches qui lui incombent. Aucune inquiétude à avoir.

« As-tu d’autres questions ? » « ma fille », des fois, ces mots lui brûlent les lèvres et puis elle ne les prononce pas. Jamais.
Déjà, parce que ce n’est pas le cas. Et parce que la situation avec Zéphyre a toujours été compliquée et l’appeler ainsi ne ferait qu’accentuer le problème notamment avec Garance ou encore Livia. Même si Gaïane sait bien que la jeune héritière aurait aimé que Zéphyre soit sa sœur. Réellement.

Gaïane n’est pas rassurée, mais elle ne le sera jamais réellement surtout quand il s’agit de sa famille. Tout le monde lui assure que ça ira, il ne lui reste plus qu’à faire confiance. Des mots bien compliqués, car on ne sait jamais ce que le destin nous réserve. Advienne que pourra, seul l’avenir nous le dira.

C’est bel et bien Gaïane qui prendra les arcanistes en charge, et Zéphyre ressent en cet instant l’admiration coutumière que sa tante lui inspire régulièrement. Quelle reine formidable ! Intelligente, courageuse, puissante, déterminée – une femme digne d’être suivie aveuglément sur les champs de bataille les plus redoutables. Voilà bien une souveraine pour laquelle il vaut la peine de périr au combat – la défendre, elle et son héritière, est un honneur dont Zéphyre s’estime invariablement privilégiée. Oui, cette femme-là est une reine remarquable, digne du plus grand respect et d’une loyauté sans faille – l’imaginer à la tête de ses arcanistes, fière et courageuse, tire un sourire rêveur à sa nièce. Rassurée quant à la sécurité de la petite Livia – elle a toute confiance en les compétences d’Iseult – Zéphyre hoche pensivement la tête, perdue dans ses réflexions. Elle sait que la troupe filera droit, sous la direction de sa tante ; bien plus droit qu’elle ne l’a fait quand Lionel a pris la succession de Diane. Les rumeurs les plus folles courent à ce propos, évoquant le trépas d’une de ces mages de premier plan, dans des circonstances plus qu’étranges, et même si Zéphyre n’a jamais osé interroger la matriarche à ce sujet, la question lui a toujours brûlé les lèvres.

Peut-être est-ce le moment de demander ? Hésitante, la bâtarde de Gaston ose un coup d’œil timide vers cette femme qu’elle ne pourra jamais appeler sa mère, même si son cœur lui a attribué cette place depuis bien longtemps déjà. Osera-t-elle risquer le courroux de Gaïane ? La reine semble de bonne humeur, alors peut-être… ? « Eh bien… Cela n’a aucun rapport avec la mission que vous m’avez confiée, ma tante, vraiment, c’est juste… » Comment formuler cela ? Avez-vous fait assassiner votre opposante ? Non, même dans les jardins privés de Son Altesse, émettre un tel propos serait plutôt irrespectueux. « Des rumeurs courent sur le trépas de l’arcaniste décédée peu après l’arrivée du sire de Rivepierre à la tête de la brigade. Les gens en parlent dans votre dos, et je me suis toujours demandé… Avez-vous été obligée de prendre des mesures radicales, ma tante, pour maintenir la discipline au sein des arcanistes ? »

Non qu’elle s’en inquiète, par ailleurs – Zéphyre est bien trop dévouée à sa souveraine pour avoir quoi que ce soit à lui cacher, ou à se reprocher, elle ne craint pas le courroux de la reine ; mais savoir que Gaïane ne recule devant aucun sacrifice pour assurer la stabilité de son règne ne ferait que renforcer la vénération quasi religieuse qu’elle lui voue !

Gaïane aime tout contrôler, c’est une preuve qu’elle a cruellement du mal à faire confiance en autrui, à déléguer et se décharger. Elle préfère faire les choses quitte à être débordée, mais au moins elle est sûre que c’est bien fait ; ou du moins comme elle le veut. Elle travaille sur ça depuis des années, depuis qu’elle avait entendu les paroles de Livien lui faire la remarque. Parce que Gaston avait essayé à maintes et maintes reprises de la mettre en garde, mais sa soeur faisait la sourde oreille. C’est aux paroles bienveillantes de Livien que là, elle a entendu raison et ouvert les yeux un peu sur son tempérament.

Elle hausse un sourcil Gaïane, elle ne s’attend pas à voir la discussion dérivée, mais pourquoi pas. Elle regrette toujours de ne pas pouvoir passer plus de temps avec Zéphyre, alors c’est l’occasion de répondre aux potentielles questions que la jeune femme se pose et peut-être ressortir plus proche l’une de l’autre ? Oh ! se dit intérieurement Gaïane. Ça, cette interrogation, elle ne l’a pas vu venir, c’est le cas de le dire….

« Je vois… » des rumeurs derrière son dos…

   Gaïane apprécie l’honnêteté et la franchise de sa filleule. Elle hésite un instant avant de répondre à Zéphyre, elle ne compte pas passer par quatre chemins ni mentir. Mentir n’entraîne que des situations encore plus folles pour le menteur, Gaïane tait certains détails, mais ment assez rarement. Elle n’a, de toute manière, pas une assez bonne mémoire pour mentir, elle ne se souviendrait plus des mensonges qu’elle a dits.

« Oui ! » Un oui, tout ce qu’il y a de plus clair, et d’assuré. « J’ai dû prendre des mesures radicales et regrettables pour maintenir l’équilibre des arcanistes. La brigade est plus importante que les états d’âme et les guerres de pouvoir des uns et des autres. » Si c’était à refaire, elle le referait sans l’ombre d’une hésitation, même si Gaïane aussi forte soit-elle, aurait préféré que tous les arcanistes se rangent de son côté et de celui de Lionel.

« Le Pas de l’ombre s’est occupé d’Alcide Cléome et Belladone Datura.  » La matriarche a un air sérieux, car le sujet l’est. Elle n’a pas honte de l’avouer ni d’en parler. Si elle ne peut pas avouer la vérité à Zéphyre, à sa famille alors à qui le peut-elle ?

Désormais, Zéphyre est dans la confidence.
Elle ne prend pas la peine de préciser qu’évidemment, malgré les rumeurs, ces informations doivent rester strictement confidentielles, mais ça, elle sait que Zéphyre doit s’en douter. Elle a totalement et pleinement confiance en elle.

Le souci du détail de Gaïane a toujours forcé l’admiration de sa bâtarde de nièce, et Zéphyre se demande régulièrement où sa tante trouve le temps de gérer tant de responsabilités prenantes. Elle l’a expliqué à la petite Olivia, quand elle déplore l’absence de sa mère et ses occupations qui la monopolisent ; et c’est quelque chose que sa cousinette de princesse comprend de mieux en mieux au fur et à mesure qu’elle grandit. Un jour, l’enfant sera une reine tout aussi redoutable que peut l’être sa mère aujourd’hui, et l’arcaniste sait déjà qu’elle sera l’un de ses soutiens les plus dévoués.

La question a résonné dans l’air, et la reine ne répond pas. Un vent d’angoisse s’en vient étreindre la gorge de la petite mage : aurait-elle contrarié sa tante ? L’attente se fait lourde, mais c’est un oui clair qui vient trancher l’atmosphère. Une réponse nette et précise, qui éclaire considérablement Zéphyre sur les positions de sa souveraine. Oh, elle s’en doutait bien, les rumeurs étant trop intenses pour qu’il n’y ait pas un fond de vérité là-dessous, même léger. Et quelque part, savoir qu’une femme aussi résolue à maintenir l’ordre et la sécurité se tient sur le trône démérian la rassure : d’accord, chacun devrait être libre de ses idées et de ses opinions, mais si ces contestataires refusaient la nomination ordonnée par la reine et souhaitaient répandre la dissension et la dissidence, alors… les mesures punitives de Gaïane étaient justifiées.

« Je vous remercie de la confiance que vous placez en moi, ma tante. Je vous assure qu’aucun mot de cet entretien ne filtrera : je saurai garder ce secret ! » annonce-t-elle avec une forte détermination, opinant du chef avec grande ferveur. Distraitement, elle prend mentalement quelques notes – la couronne de Déméria a des liens avec les assassins du Pas de l’Ombre ; Lionel ne faisait pas l’unanimité ; et Gaïane n’a aucun scrupule quand une décision cruciale doit être prise. Un doute lui vient, et elle se mordille la lèvre une seconde, avant de poser la nouvelle question qui s’est imposée à la lumière des révélations de sa tante. « Est-ce que… est-ce que le brigadier de Rivepierre est au courant ? Que vous avez dû traiter l’opposition de manière aussi… radicale ? »

Et si c’est le cas, comment l’a-t-il pris, cet homme si droit, aux principes moraux si élevés ? À toi, cette décision marquée de la matriarche était complètement justifiée ; mais tu es démériane et tu as grandi dans les jupes de Gaïane. Mais Lionel est d’Ansemer, et pour lui, c’est sûrement une autre histoire… ?

Gaïane est fière de son entourage. La couronne démériane se montre forte de la tête aux bras, jusqu'au bout des pieds. Zéphyre représente ces figures courageuses et battantes. Ces femmes fortes dont Gaïane aime s'entourer. Depuis son entrée au sein des arcanistes, Gaïane est fière de sa nièce et elle ne cesse de faire son éloge auprès de Gaston.

Une nouvelle fois, la réponse claque dans l'air. « Oui ! Lionel sait. Il y a bien peu de choses que le brigadier ignore. » Depuis de nombreuses années et encore plus depuis qu'il est brigadier, il est un réel confident pour la matriarche. Une personne en qui elle a totalement confiance, une personne qu'elle veut à tout prix garder auprès d'elle, il fait partie de ces rares personnes à qui Gaïane confierait sa vie sans l'ombre d'une hésitation.

« Toutefois… il est vrai que je ne lui ai pas dit clairement, je l’ai suggéré implicitement. Lionel est intelligent, il a fini par comprendre de lui-même, je ne lui ai jamais véritablement caché de toute manière. »
La matriarche est connue pour être une femme forte qui ne recule devant rien pour éliminer ses ennemis, donc… ce n’est pas un hasard non plus si des rumeurs courent toujours dans les couloirs du palais.

« Comme tu peux t’en douter, il n’a pas vraiment aimé ces manières de faire. » Ah ! les Ansemariens et leurs moeurs tournés vers la droiture, l’honneur et l’intégrité… ce n’est pas le cas pour tous les habitants de la nation pirate, mais bel et bien pour la famille Rivepierre. Au moins, depuis, il sait à quoi s’en tenir. Ce qui est fait est fait et quand bien même, s’il fallait le refaire, Gaïane le referait sans l’ombre d’une hésitation.

« Et toi ? Zéphyre ? Serais-tu capable de prendre une telle décision si le besoin s’en faisait ressentir ? » Gaïane a peu de limites lorsqu’il s’agit de défendre sa couronne, sa place, ses proches et sa nation. Et Zéphyre alors ? Qu’elles sont ses limites ? Pourrait-elle tuer ? Sacrifier ? Défendre ? Trahir ? Un arcaniste doit connaître ses limites. Gaïane profite de ce moment pour sonder sa nièce et voir jusqu’où elle est capable d’aller du point de vue professionnel, mais aussi, et surtout personnel. « Jusqu’où serais-tu prête à aller ? » pour sauver ta vie, celles de tes proches, ta nation, ton honneur et ton nom….

Gaïane regarde Zéphyre, la relève est à coup sûr assurée…

La réponse est claire et nettement formulée. Gaïane n’a pas honte de ses actes, et tu opines du chef en silence, approuvant totalement la poigne remarquable de cette femme d’exception. C’est ce qu’il faut à Déméria, tu en es persuadée : une souveraine forte, qui n’a pas peur d’agir pour assurer la sûreté de son pays, et fournir les meilleurs conditions d’exercice à sa troupe de mages d’élite ! Même si certaines sensibilités se voient heurtées par de tels procédés. Oh, tu comprends très bien qu’un homme aussi droit que Lionel de Rivepierre puisse réprouver un tel radicalisme ; mais tu comprends aussi le désir de ta reine de s’assurer de la sécurité de son brigadier.

La question ne demande qu’un temps de réflexion minime. « Pour défendre Livia ou vous-même, ma tante, je serais prête à faire de même. » Voire à tuer de tes propres mains, s’il le fallait, si ta mignonne cousine se trouvait en danger, ou qu’un péril pesait sur son règne, son bonheur ou sa santé. Pour la seule famille qui t’ait accueillie, pour celle qui a remplacé dans ton cœur la mère que tu n’as jamais connue, pour celle qui t’est infiniment plus chère que cette sœur qui t’a chassée,  tu serais prête à te salir les mains, à entacher ton nom et ta réputation. Avec la plus grande des ferveurs, et le plus sincère des dévouements.

C’est là ton devoir de nièce, de cousine, d’arcaniste. De Démériane, tout simplement.

Sujet terminé